La démocratie athénienne - 3e partie

Jacques Dufresne
Quelles sont les leçons à tirer de la démocratie grecque?
Troisième partie: Reflets pour notre temps

Chapitre 1: Civisme et cosmopolitisme

On peut tirer les leçons les plus diverses de l’expérience démocratique athénienne. Chaque époque en a tiré les siennes. C’est la solidarité entre les citoyens athéniens et le sens des responsabilités des élites qui doit retenir l’attention de tous les démocrates du monde, surtout de ceux dont les pays, arrivant endettés au terme d’un cycle de cinquante années de prospérité, vivent une mutation dont les conséquences pourraient être désastreuses.

Solon, Pisistrate, Clisthène, Périclès, tous ces grands défenseurs et représentants du peuple athénien étaient des nobles qui s’élevaient au-dessus des intérêts propres à leur caste, pour partager les avantages de leur situation avec l’ensemble de leurs concitoyens et élever par là leur cité en s’élevant eux-mêmes. Et ils le faisaient en acceptant le principe de l’égalité jusque dans ses ultimes conséquences. C’est un noble, Clisthène, qui a été à l’origine de la loi sur l’ostracisme. C’est un autre noble, Périclès, qui obtiendra qu’on verse des indemnités pour certaines fonctions accaparantes, ce qui devait permettre aux plus pauvres parmi les citoyens d’assumer leurs responsabilités civiques sans se ruiner. Un citoyen, un vote! Jamais ce principe ne sera poussé plus loin par la suite, l’intelligence animant la parole étant seule autorisée à accroître l’influence d’un individu. À la guerre, dont aucun citoyen ne cherchait à être exclu, une seule cause: la défense de la patrie.

Refuser d’aller à la guerre, c’était la honte. Le problème semble ne s’être guère posé tant l’attachement à la cité était grand chez tous les citoyens. Et voici l’autre aspect de la solidarité, son fondement même: le patriotisme, l’enracinement. Chaque cité avait ses dieux, son histoire, ses heures de gloire, ses poètes, ses sages, ses artistes. Ce présent et ce passé, enfermés dans un petit territoire familier et liés l’un à l’autre comme la feuille à la branche, constituaient un objet d’attachement tel qu’il allait de soi d’accepter la mort pour le protéger. Sa cité comptait plus que sa personne aux yeux d’un Athénien, d’un Spartiate ou d’un Thébain.

Tribalisme, nationalisme, dirions-nous aujourd’hui avec mépris pour donner notre appréciation de ce civisme qui, à l’époque, paraissait si naturel qu’Aristote, à force de l’observer, en tira la conclusion que l’homme est un zoon politikon, un animal qui vit en cité.

Notre époque semble toute fière d’avoir enfin dépassé cet attachement qui fut la cause de tant de guerres. Nous voici enfin à l’ère du cosmopolitisme. Nous devrions au moins avoir l’honnêteté de dire «nous revoici»! Le mot cosmopolite, qui veut dire littéralement «citoyen du monde», date de l’époque de l’Empire d’Alexandre. Unis par ce grand capitaine par-delà leurs cités, qu’ils apprenaient ainsi à mépriser, les Grecs allaient désormais se percevoir eux-mêmes comme des citoyens du monde, ce qui eut comme principal effet de les préparer à devenir les esclaves des seuls vrais cosmopolites de l’époque: les Romains. Dans le cas de ces derniers, le cosmopolitisme avait l’insigne avantage de coïncider avec l’attachement à leur propre patrie, une cité: Rome.

Adieu Sophocle d’Athènes, adieu Thalès de Milet, Anaxagore de Clazomène, Hippocrate de Cos, Pythagore de Crotone. Mais n’est-ce pas à ces produits du tribalisme que nous devons le plus beau sens du mot et les accents les plus justes pour dire ce souci de l’humanité pour elle-même? Écoutons ce chant de Pindare de Béotie...

«Qu’est l’homme, que n’est pas l’homme
L’homme est le rêve d’une ombre
Mais quelquefois, comme un rayon venu d’en haut
La lueur brève d’une joie descend sur lui
Et il connaît quelque douceur.»

Le cosmopolitisme contemporain donnera-t-il de si beaux fruits? Sur le plan social, il semble pour l’instant plutôt destiné à créer dans chaque pays, dans chaque patrie, une oligarchie indifférente au sort de la majorité. Dans un ouvrage qu’il aura terminé juste avant sa mort, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, Christopher Lasch, l’auteur de Culture du narcissisme, pour expliquer l’émergence de cette oligarchie, se rapporte à un classique de la pensée politique: La Révolte des masses d’Ortéga Y Gasset.

Ce livre, paru en 1926, avait quelque chose de prophétique en ce qu’il annonçait, en exposant les causes du phénomène, la façon dont l’homme-masse allait imposer sa barbarie dans divers pays d’Europe. À ce moment, l’industrialisation se poursuit de façon accélérée. Tous les espoirs semblent permis aux travailleurs qui, d’une part assurent le fonctionnement des usines et d’autre part, ont constitué l’essentiel des troupes pendant la guerre de 1914-18. Les partis politiques de masse existent déjà en Allemagne et en Italie, en URSS, la révolution bolchevique se poursuit.

L’homme-masse inspirait des craintes à Ortega y Gasset, parce qu’il ne voyait pas de limites à l’expansion de sa puissance, parce qu’il se définissait par ses droits plutôt que par ses obligations, parce qu’il ignorait tout de l’histoire, parce qu’il se montrait incapable d’admiration et d’émerveillement devant ce qui avait fait la grandeur de l’Europe, devant la Grèce ancienne en particulier, parce qu’il voulait tout, sur-le-champ, y compris dans ses amours. étant ainsi trop bien armé sur le plan des désirs, et désarmé sur le plan du jugement, l’homme-masse pouvait facilement être manipulé par des dictateurs dont le destin insensé allait se confondre avec le sien. Ce qui ne manqua pas de se produire.

Dans ce portrait de l’homme-masse des années 1920, Christopher Lasch reconnaît celui de l’élite d’aujourd’hui. Cette élite, c’est dans la plupart des pays riches, membres du nouveau club mondial, la tranche supérieure de la population, cet heureux 20% qui s’est enrichi au cours des vingt dernières années pendant que la désindustrialisation appauvrissait et affaiblissait la majorité au point que cette dernière, qui rêvait de toute puissance, il y a moins d’un siècle, semble s’être résignée à un sort de plus en plus sombre. Le militantisme à la base de la société est désormais confiné à des groupes féministes ou ethniques qui font le jeu de l’élite en ce sens que leur but est de se tailler une place au sein de cette élite et non d’assurer la promotion de la majorité comme telle.

L’élite, qui est-elle? Elle est constituée de ceux et celles qui possèdent et contrôlent l’information et qui sont ainsi les maîtres des signes abstraits par lesquels transite l’information. On aura reconnu les banquiers, les courtiers, les cadres supérieurs des entreprises, les informaticiens, les ingénieurs, les professionnels en général, les journalistes, les vedettes du cinéma et de la télévision, les professeurs d’université. Ceux et celles! Le féminin dans ce cas est plus qu’une concession à la political correctness, pour la bonne raison que désormais, les branchés ont tendance à se marier entre eux, contrairement à ce qui se faisait auparavant, quand le médecin épousait une infirmière et le patron sa secrétaire. Deux fois 60 000$ égalent 120 000$; deux fois 20 000$ égalent 40 000$. C’est ainsi, précise Christopher Lasch, que se creuse le fossé entre le premier 20% et le reste de la population.

Cette élite a les mêmes valeurs que l’homme-masse des années 1920: oubli du passé et irresponsabilité à l’égard de l’avenir, indifférence à l’égard des problèmes et des aspirations du reste de la société, souci narcissique de soi, de sa forme physique - promesse d’une espèce d’éternité sur terre et condition d’un désir de réussite qui ne connaît pas de limite. Il s’agit, précise Lasch, d’une méritocratie qui induit chez ses membres qu’ils ne doivent rien au reste de la société puisqu’ils ont acquis leur pouvoir de haute lutte dans le respect de l’égalité des chances. Cette importance attachée au mérite personnel a pour conséquence que la nouvelle élite ne se reconnaît pas à elle-même les obligations que la noblesse traditionnelle se reconnaissait.

Et de même que l’homme-masse de jadis se reconnaissait assez bien dans l’internationale communiste, de même les représentants de l’élite d’aujourd’hui profitent-ils de la mondialisation des échanges - qui est d’ailleurs leur oeuvre - pour rompre les derniers liens avec les pays et les nations qui les ont mis en orbite internationale. Toute manifestation de sentiment d’appartenance leur apparaît comme une forme méprisable de tribalisme. Excellent prétexte supplémentaire pour s’enfermer dans des banlieues et des condominiums à sécurité privée maximale. Que la majorité tribale se débrouille seule avec ses problèmes de criminalité!

Nouvelle oligarchie, trahison de la démocratie. Le sous-titre du livre de Lasch s’imposait. Et voici comment l’exemple de la Grèce antique vient à notre secours; l’enracinement, l’attachement à sa cité, à sa patrie sont les conditions de la solidarité sans laquelle aucune harmonie sociale n’est possible.

«La crainte, écrit Lasch, que le langage international de l’argent ne parle plus fort que les dialectes locaux est à l’origine de la renaissance des particularismes ethniques en Europe, au moment même où le déclin de l’État-nation affaiblit la seule autorité capable de tempérer les rivalités ethniques. La renaissance du tribalisme, à son tour, renforce la tendance au cosmopolitisme au sein de l’élite». Chose étonnante, c’est Robert Reich, le Secrétaire américain du travail qui, en dépit de son admiration pour l’élite constituée d’analystes des symboles, a proposé les réflexions les plus pénétrantes sur les côtés sombres du cosmopolitisme: «Sans attachements nationaux, nous rappelle-t-il, les gens sont peu enclins à faire des sacrifices ou à assumer la responsabilité de leurs actes. Nous apprenons à nous sentir responsables des autres parce que nous partageons avec eux une histoire commune, une culture commune, un destin commun. La dénationalisation de l’entreprise tend à produire une classe de cosmopolites qui se voient comme des citoyens du monde, mais sans accepter aucune des obligations qu’implique la citoyenneté dans une entité politique normale.»

Deux nouveaux facteurs aggravent le sort présent et futur de la majorité abandonnée à elle-même par la méritocratie: on n’a plus besoin de travailleurs dans les usines ni de soldats dans les armées. Les robots et les systèmes d’information remplacent les soldats aussi bien que les ouvriers. C’est à Marathon et à Salamine que les plus humbles parmi les citoyens athéniens ont accédé à l’égalité avec les nobles. Ces derniers avaient d’autre part senti la nécessité de la solidarité avec les citoyens parce qu’ils voyaient venir des guerres qu’ils ne pouvaient pas gagner seuls avec des mercenaires. Pendant toute l’ère industrielle, en plus de mériter leurs galons sur les champs de bataille, les plus humbles parmi les citoyens des démocraties occidentales étaient nécessaires dans les usines. En dépit de toutes ces circonstances qui leur étaient favorables, leur sort a été dur. Quel sera leur sort désormais, puisqu’on n’a plus besoin d’eux?

Il faut espérer qu’il se trouvera encore dans l’élite quelques personnes cultivées qui se souviennent de cette réponse de Solon à un étranger qui lui demandait quelle était à ses yeux la cité la mieux policée: «Celle où tous les citoyens sentent l'injure qui a été faite à l'un d'eux, et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l'a reçue.»

L’universel dans la cité particulière

Voici comment, à l’heure de la mondialisation, un jeune philosophe québécois, Louis-Charles Leblanc, découvre son rapport avec l’universel à travers les cités grecques et leurs génies:

«Il faut retourner à l’étude de la Grèce non seulement par souci historique, non seulement parce qu’elle est la mère de la démocratie, de la pensée et des arts, mais parce qu’on naît, qu’on vit et qu’on meurt. La même nécessité, qui nous contraint à vivre et à mourir, à rechercher, à comprendre et à aimer, la même nécessité dis-je, nous amène à tourner notre regard vers cette première "aurore aux doigts de rose", vers la Grèce, demeure des dieux.

Tout homme se pose la question: "pourquoi naître, vivre et mourir?", parce que la nature est éternelle et que nous sommes faits pour l’heure fugitive; parce que c’est la destinée du cygne une fois de chanter, et ensuite de périr. Quand donc l’homme, aux heures de mélancolie, interroge le sort et se questionne, quand il se dit: "quelle est la patrie de mon âme?" ou bien "la vie a-t-elle un sens?" et: "pourquoi dois-je disparaître?", ce qu'il demande, c’est un peu: "pourquoi la Grèce?"

- "Quelle est la patrie de mon âme?"

- Aristophane te répond: "Où est le bien, là est aussi la patrie". Et pour t’inciter davantage à y demeurer, Platon, par la voix de Socrate, reprend: "Ce dont il faut faire le plus de cas, ce n'est pas de vivre, mais de vivre bien".

Pour bien vivre, il faut une éducation consacrée à l’apprentissage de ce qui est juste et un État dont les lois sont l’expression d’une volonté éclairée. Alors, comment s’instruire et où rechercher l’éducation? "Pour les enfants, l'éducation c'est le maître d'école; pour les hommes, c'est le poète", dit encore Aristophane.

- Mais l’étude et la poésie sont des routes difficiles à pratiquer!

- C’est vrai, mais veux-tu donc de ces chemins "où se traîne le pas des foules" (Callimaque). La jeunesse est l’âge de l’éducation car la jeunesse est capable de tout; elle grandit "dans un domaine qui n'est qu'à elle, où ni l'ardeur du ciel, ni la pluie, ni les vents ne viennent l'émouvoir" (Sophocle). Il faut apprendre à connaître le monde sinon "nous ne sommes, nous ne vivons ici, rien de plus que des fantômes ou que des ombres légères" (Sophocle). Et qui pourrait aimer une ombre ou même, "le rêve d'une ombre" (Pindare). Les Grecs nous disent qu’il faut apprendre à connaître pour apprendre à aimer et pouvoir dire, avec Antigone: "Je suis née pour partager l'amour et non la haine" (Sophocle). C’est ce partage qui répond à la question: "La vie a-t-elle un sens?"

Quant à la mort, celui des maux qui nous inspire le plus d’horreur, "elle n'est rien pour nous, puisque tant que nous sommes là nous-mêmes, la mort n'y est pas, et que, quand la mort est là, nous n'y sommes plus" (Épicure). Lorsque tu te demandes pourquoi tes yeux doivent tomber dans les ténèbres, pense alors que "la terre ne nourrit rien de plus fragile que l'homme", et que le "génie de la mort" a emporté avec lui plus d’une âme vaillante "sous la terre aux grandes routes [...] dans la brume des ombres" (Homère). Et quand tu voudras t’attacher à la vie, comme le naufragé dont la mer a vaincu le coeur, seul et sans rivage, tu sauras que "l'insensé se raccroche à son corps par crainte de la mort et non par désir de vivre" (Plutarque), alors que pourtant, "ce qui attend les hommes après la mort, ce n'est ni ce qu'ils espèrent, ni ce qu'ils croient." (Héraclite)

Voilà les connaissances qui font de nous des Grecs; mais par-delà le savoir, par-delà l’hérédité grecque de nos sciences et de nos arts, telles l’arithmétique, la géométrie, la physique, la biologie, l’anatomie, la musique, la tragédie, la poésie, la rhétorique, ou bien la politique, il y a cette leçon donnée à notre intelligence qui nous rappelle qu’il ne sert à rien de tout savoir et de répondre correctement à toutes les questions, même à l’énigme du Sphinx*, si l’on ne sait d’abord qui l’on est.

Voilà pourquoi la Grèce, voilà pourquoi nous sommes des Grecs.»

*) On sait que le Sphinx dévorait ceux qui ne pouvaient pas répondre aux énigmes qu’il leur proposait et que Oedipe, dans la pièce de Sophocle, réussit à affronter le monstre avec succès, ce qui entraîna la mort de ce dernier.

Chapitre 2: Démocratie et culture

La leçon que l’on peut tirer en ce qui a trait au rapport entre la démocratie et la culture est troublante. À Athènes, comme plus tard à Rome, la culture et la vie démocratique semblent suivre deux trajectoires opposées: pendant que la première avance vers son apogée, la seconde se dégrade. Aristophane, comme Caton à Rome, aurait voulu que les deux trajectoires coïncident.

Ce problème des rapports entre la démocratie et la culture est depuis longtemps un sujet de débat. En 1749, la question mise au concours par l’Académie de Dijon, très réputée à l’époque, était la suivante: le rétablissement des arts et des sciences a contribué à épurer les moeurs. Personne ne se souviendrait de ce concours si Jean-Jacques Rousseau n’y avait pas été couronné, pour avoir soutenu la thèse que voici: «À mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection, les moeurs se sont gâtées, nos âmes se sont corrompues. Or il en a été de même en tous les temps et en tous les lieux. Voyez l’Égypte! Voyez la Grèce (sauf Sparte, "aussi célèbre pour son heureuse ignorance que la sagesse de ses lois"). Voyez Rome, Jadis le temple de la Vertu, devenue le théâtre du Crime. Voyez Constantinople. Voyez la Chine, tombée sous le joug du grossier Tartare, en dépit de tant de lettrés et de savants. Sauf en un petit nombre de peuples se peut déceler et dénoncer ce parallélisme entre culture et décadence morale. [...] On apprend toutes choses à la jeunesse, excepté ses devoirs.»

Ce qui importe avant tout pour Rousseau, ce qui constitue le fondement du contrat social et la condition de sa réussite c’est la vertu au sens que ce mot avait encore pour les Athéniens qui se sont battus à Marathon.

Le débat se poursuit de nos jours et Rousseau, en dépit du fait que ses thèses semblaient déjà réactionnaires en 1749, a toujours de brillants disciples. Pascal Bruckner en est un. «C’est un pays hautement cultivé, écrit-il, l’Allemagne qui s’est rendue coupable en notre siècle de l’abomination que l’on sait, si le régime national socialiste a bien brûlé des livres dans les autodafés, il en a promu d’autres et non des moindres, il a vénéré la grande musique. Hitler aimait Wagner à la folie, et l’on faisait jouer Mozart et Beethoven, aux portes des chambres à gaz par les détenus. C’est un autre monstre totalitaire, l’URSS de Staline, qui, en dépit d’une censure féroce et d’un étouffement de la création, a permis grâce à un réseau de bibliothèques et d’éditions à bon marché, l’accès de tous aux plus beaux fleurons de la littérature universelle; c’est en URSS qu’existaient certaines des meilleures écoles de ballet et de musique au monde, d’où sortent chaque année des virtuoses hors pair.»

«Et comment oublier l'attrait, pour ne pas dire l'amour, que la fraction en principe la plus éclairée de la population, l'intelligentsia, a manifesté, des décennies durant, pour les doctrines fascistes et staliniennes.»

À l’intérieur du vaste champ de la culture, n’y a-t-il pas des enclos, la philosophie par exemple, qui pourraient servir d’indicateur de santé démocratique. La philosophie développe l’esprit critique, la distance par rapport aux passions; elle détruit les idoles, les faux dieux, tout ce qui entrave la libre démarche de l’esprit. Dans l’Athènes démocratique elle était florissante, de même qu’au siècle des lumières.

Dans les années 1920-1930, la philosophie n’a été nulle part plus à l’honneur qu’en Allemagne. S’y était-elle détournée de sa vraie vocation? (Si oui quelle est cette vocation?) En 1927, 77% de tous les étudiants de la Prusse votèrent en faveur d’une charte académique qui excluait les non-Aryens des associations étudiantes. Ce fut le début de l’intolérance systématique. Ce sont les étudiants de philosophie qui étaient à la tête de ce mouvement.

Pourquoi? Dans son histoire sociale de l’Allemagne nazie, Richard Grundberger fournit cette explication. «La recherche métaphysique sur Dieu et sur le mal a été remplacée par l’historicisme dans la philosophie allemande, de telle sorte que le seul bien connaissable devient celui du moment présent; un existentialisme perverti s’est efforcé d’échapper à cette crise en faisant le saut dans une certitude sentie passionnément, qui ne nécessitait aucune justification rationnelle. À travers l’engagement inconditionnel, l’irresponsabilité fut érigé en règle de vie.» (Richard Grundberger, A Social History of the Third Reich, Penguin Books, New-York 1965, p. 29.)

Non seulement la philosophie comme telle n’est pas un indicateur de santé démocratique, mais on pourrait même la considérer comme le principe de sa corruption. C’était précisément la thèse que défendait Aristophane.

Artistophane n’a-t-il pas aussi raison quand il soutient qu’une religion authentique, si primitive qu’elle puisse sembler, soutient mieux la vertu et assure mieux l’harmonie sociale qu’une philosophie raffinée comme celle d’Anaxagore? Encore faut-il qu’une telle religion s’accommode de la raison. C’est un tel accommodement qui explique la réussite de Solon et le miracle grec. Y a-t-il un seul exemple de moeurs démocratiques solides qui ait un autre fondement? La France républicaine et laïque aurait-elle été possible sans la France profonde, demeurée catholique?

On ne peut qu’admirer Anaxagore, que voir en lui et ses semblables le sens et le terme de tous les efforts civilisateurs. Peut-être vaut-il la peine, pour que de tels êtres surgissent, de mettre l’harmonie sociale et les institutions démocratiques en péril. Qu’est-ce que Sparte, la stable, apporta à l’humanité?

On peut aussi croire comme Aristote qu’il n’y a rien de fatal dans l’évolution des régimes politiques, qu’un bon remède peut produire des résultats étonnants. Un tel choix nous place devant le plus enthousiasmant des défis: tenter, comme Périclès l’a fait avec un certain succès, de concilier la solidité des moeurs avec le raffinement de la sensibilité et de l’intelligence, permettre à cette dernière de contempler le dieu d’Anaxagore sans priver l’imaginaire des symboles nourriciers que lui apportent les dieux d’Aristophane.

Chapitre 3: Démocratie et croissance économique

Périclès était un homme de grande culture. Cela lui a permis de justifier par de brillants discours les injustices qu’il commettait contre les cités alliées. En agissant ainsi, n’a-t-il pas au moins eu le mérite de faire durer le régime démocratique quelques années de plus? Sans la croissance économique assurée par l’argent puisé dans le trésor commun, ce régime aurait-il tenu?

Cette question est d’une brûlante actualité. Aujourd’hui, plus encore qu’à l’époque de Périclès, la croissance économique n’est-elle pas la condition de la démocratie plutôt que son résultat, comme on s’est plu à le dire immédiatement après la chute du mur de Berlin? On devait constater par la suite que le régime autoritaire de la Chine, après celui du Chili, avait mieux favorisé la croissance économique que les nouveaux régimes démocratiques des pays de l’Est.

Mais comment assurer la croissance économique, et à travers elle, la démocratie? Avant même d’avoir achevé d’incarner son idéal de justice, Athènes mit l’humanité devant une gênante vérité: on ne peut faire durer la justice dans un État qu’en pratiquant l’injustice contre d’autres États. À titre d’exemple, c’est dans une Europe enrichie par ses colonies que les conditions de la démocratie libérale sont apparues. Il y a bien peu d’exemples permettant de penser que cette démocratie est possible en dehors des injustices à l’égard d’autres États ou à l’égard des descendants. S’ils n’ont plus de colonies, ce qui n’est vrai qu’à moitié, les pays riches d’aujourd’hui auront assuré leur prospérité par trois moyens injustes à l’égard de la descendance: l’inflation, les déficits publics et l’usage abusif du droit de polluer la planète et de prélever plus que leur part de ses ressources non renouvelables.

Mais si jamais, en dépit de toutes ces injustices, la croissance n’est pas au rendez-vous, ou encore si elle s’accompagne d’inconvénients comme le chômage, comme c’est le cas actuellement, comment assurerons-nous une paix sociale qui était auparavant liée aux retombées de la croissance? On sait ce qui est arrivé à la démocratie athénienne à la fin du Ve siècle. Nos démocraties, quoi qu’en disent leurs dirigeants, peuvent de moins en moins compter sur la croissance. Que leur arrivera-t-il?

Elles n’ont pas le tonus qu’elles avaient en 1930, et la pente qu’elles ont à remonter est beaucoup plus abrupte, car le degré de décomposition sociale est plus avancé. Tel me semble être le bilan des quarante années de croissance facile d’après-guerre.

Nous sommes obligés de constater, sans préjuger de l’utilité de ses interventions, que l’État, chaque fois ou presque, qu’il est intervenu dans la vie sociale, a créé une nouvelle situation corruptrice. À la différence du scandale public, qui suppose des actes clairement immoraux, la situation corruptrice est caractérisée par un clair-obscur qui s’accommode très bien de la bonne conscience subjective et même de la vertu. Le paiement à l’acte des médecins est l’exemple parfait de la situation corruptrice. C’est un secret de polichinelle: le médecin qui veut se refaire une fortune rapidement installe son bureau près d’un centre d’accueil pour personnes âgées. Il ne lui reste plus qu’à déterminer le nombre de ses visites en fonction de ses besoins financiers. Les subventions aux entreprises sont presque toujours l’occasion d’abus du même genre. Au bas de l’échelle sociale, l’ouvrier qui sait ce qui se passe en haut se fait un devoir d’arrondir ses revenus en travaillant au noir.

La situation corruptrice est beaucoup plus grave que le scandale, en ce sens qu’elle transforme chaque honnête citoyen en un complice objectif de l’injustice. Et l’État n’a hélas! pas le monopole des situations corruptrices. Le rapport des gens avec les compagnies d’assurances ressemble étonnamment à leur rapport avec l’État.

Les situations corruptrices minent à la fois la société, l’État et les grandes entreprises. Elles détruisent ainsi les conditions d’une croissance forte et soutenue, laquelle, dans la logique où on se situe, est pourtant la condition sine qua non du maintien d’un minimum d’harmonie.

C’est la preuve que le problème de nos sociétés est d’abord moral. Ajoutons à ce diagnostic que le problème environnemental frappe désormais d’immoralité des politiques de conquêtes et d’abus de droits qu’autrefois l’on pouvait plus facilement considérer comme normales ou inévitables.

Les métaphores empruntées à la thermodynamique me paraissent toutefois plus adéquates que les idées morales pour préciser le diagnostic, aussi bien que pour indiquer le remède. La matière inanimée tend vers le désordre; il en est de même de la matière sociale. C’est la loi de l’entropie. Désordre, dois-je le rappeler, signifie ici mort, désorganisation. Il y a désordre quand les boules du billard sont immobiles à leur place définitive, non quand elles viennent de recevoir une impulsion et une direction.

Le mot désordre étant ainsi défini, on peut dire que nos sociétés sont dans un État de désordre avancé, beaucoup plus avancé, je le répète, que par exemple, au début des années 1930. Elles sont mortes. Elles ne nous donnent l’illusion de la vie que dans la mesure où nous identifions la vie au sens le plus habituel du mot ordre: l’immobilité définitive de boules de billard. Fasciné jusqu’à l’impuissance par les médias qui le manipulent tout en le coupant des véritables sources de vie, le citoyen n’est plus qu’une boule immobile sur une table que les maîtres et les prophètes ont abandonnée à son entropie. «Immobile au seul rang que le départ assigne», disait déjà Alfred de Vigny.

On dit que la vie est néguentropie, c’est-à-dire créatrice d’ordre. Les êtres vivants sont des îlots d’ordre, de complexité organisée. Ils ont la capacité de concentrer, pour l’organiser verticalement, l’énergie qui se dégrade autour d’eux.

Comment introduire dans les sociétés le principe ou le germe d’une vie qui soit une néguentropie sociale, comme la vie, au sens premier du terme, est une néguentropie physique? Les Grecs du temps de Solon ont apporté une réponse à cette question. On peut vraiment dire qu’ils étaient inspirés, que les rayons du soleil invisible, source de la Justice, avaient pénétré leur âme et leur cité, leur apportant l’énergie qui allait leur permettre d’échapper à leur propre désordre sans porter atteinte à l’ordre des cités voisines.

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