Les christianismes de Renan

Charles Renouvier
La Vie de Jésus et l'Histoire des origines du christianisme sont probablement les ouvrages qui ont le plus contribué, au XIXe siècle, à faire porter l'attention des lettrés, des penseurs et du public sur l'histoire et la critique des croyances. C'est l'un des mérites de Renan d'avoir fait valoir que cette religion, que tous considéraient «comme une étrangère pour l'ordre des connaissances réelles, est une chercheuse de vérité à sa manière, et dont les investigations importent à l'humanité».

Charles Renouvier, historien d'une philosophie analytique des idées et des systèmes, parcourt l'évolution de la pensée religieuse de Renan et de sa vision du christianisme qui oscille entre le désir d'une religion synchrétiste, du christianisme révéré pour son action civilisatrice mais dont les fondements surnaturels ne sauraient résister à la montée de la science et du rationalisme positiviste, le christianisme épuré par le protestantisme, et finalement, ce christianisme simple, libre et sans dogmes, de l'Église primitive dont il est question dans ses derniers textes.

Renouvier n'hésite pas à faire ressortir les contradictions et l'«illogicité» de Renan, dont il critique, avec un certain humour, le «positivisme négatif».
Homme de sentiment très fin et d'intelligence pénétrante, infiniment au delà de ce qui se rencontre ordinairement chez les érudits, linguistes ou archéologues, Renan a apporté dans le sujet choisi de ses études, au moment ou sortant du séminaire il pouvait le traiter librement, ce qu'on n'y avait point vu jusqu'alors, un esprit de généralisation et une abondance d'aperçus n'excluant pas la sûreté de l'information; et avec cela la grâce et la clarté. Sans exiger du lecteur beaucoup d'approfondissement et de réflexion sur des choses pourtant profondes, il est parvenu à intéresser pour la première fois le public littéraire à des questions jusque-là laissées aux gens d'Église, et très ignorées non seulement de ceux qui sont devenus, ou qui s'en flattent, étrangers au corps de l'Église, mais encore de ceux qui lui obéissent, reçoivent son enseignement, et cependant ni ne l'examinent dans ses sources, ni ne le comprennent de la façon dont se comprennent des matières d'histoire commune à établir, et des matières de philosophie à étudier. De là le grand émoi autour de la chaire de Renan au Collège de France (1862). Il y eut protestation contre un prétendu scandale, et soulèvement de la classe théologique des lettrés (escortée de ses fidèles), qui se voyait menacé de perdre le monopole de certaines études, et le crédit moral qui les accompagnent. Car il est clair que défendre de mettre en doute la «divinité de Jésus-Christ», dans l'enseignement public, c'était défendre d'y étudier librement le sens des Écritures 1.

Au début de la réaction catholique de notre siècle, Chateaubriand avait, on le sait, rendu au catholicisme un public sympathique en faisant valoir la poésie des légendes et du culte de l'Église. Il n'avait touché aux dogmes, encore moins à leur histoire, que sans les expliquer, se contentant de les faire briller sous un vague aspect sentimental. Le public, qui en France, ne lit pas la Bible, et ne trouve guère dans l'Évangile — quand il l'ouvre par hasard — qu'un rappel des traits appris à l'enfant parle curé, était resté, en sa partie même la plus cultivée, dans l'ignorance, l'indifférence ou le dédain à l'égard des questions de théologie, non seulement en elles-mêmes, mais dans leurs rapports avec la philosophie, avec l'histoire de l'esprit humain dans ses plus hautes aspirations. Cette honteuse lacune de la culture des nations catholiques a été jusqu'à un certain point diminuée depuis trente ans par des travaux de tendances et de mérites divers, dont les meilleurs sont restés confinés dans les cercles protestants; mais la Vie de Jésus et l'Histoire des origines du christianisme de Renan sont les ouvrages qui, seuls chez nous, et autant peut-être que cela était possible, ont forcé l'attention de la classe instruite à se porter sur l'histoire et la critique des croyances, sujet sérieux par-dessus tout autre, et duquel dépend probablement un avenir moral des peuples, dont la méthode des sciences expérimentales ne renferme certainement pas le secret. Si l'exégèse des Écritures a pu faire connaître à nos catholiques, au moins son existence comme science, et apprendre aux lettrés, aux penseurs, aux hommes politiques, en France, que cette religion qui les tient enchaînés de mille liens, et que cependant ils sont habitués presque tous à regarder comme une étrangère pour l'ordre des connaissances réelles, est une chercheuse de vérité à sa manière, et dont les investigations importent à l'humanité, c'est à Renan qu'on le doit.

On comprend bien qu'il n'a pu atteindre ce résultat, tout relativement faible qu'il est, sans apporter dans son sujet de l'agrément et les grâces de l'imagination et du style. Il a, dans sa Vie de Jésus, répandu une partie de ces grâces sur la figure même du révélateur, dont on s'est plaint de trouver chez lui les traits enjolivés d'une façon arbitraire et choquante. Il s'est écarté en cela de son bon goût habituel. En fournissant cette contribution inattendue à la littérature du roman historico-psychologique, il a manqué à la gravité du plus sérieux et du plus difficile des sujets dont on puisse se proposer l'étude. Mais il a surtout gâté son œuvre en essayant de suppléer aux lacunes de l'information par la fantaisie, sur une question délicate entre toutes: celle de la théurgie légendaire du Christ. Au lieu d'accepter simplement pour l'interprétation des récits miraculeux du Nouveau Testament la méthode de la légende et du mythe, la seule générale, la seule scientifique, il s'est permis d'expliquer certains miracles des plus inadmissibles, par l'hypothèse des fraudes pieuses. Il a pu rendre psychologiquement compte de la possibilité du mensonge bien intentionné chez des saints, mais il s'est permis une injuste fiction en décidant, sans raison aucune, que Jésus fut un saint de cette sorte. Des récits arbitrairement introduits au delà de ce que l'Évangile a rapporté de la vie anecdotique du Christ, la peinture du paysage galiléen, des scènes pittoresques, un portrait détaillé comme d'un héros de roman, ont évidemment accru l'intérêt et servi au succès du livre. On doit avouer que cela même a appris au public, tantôt amusé, tantôt scandalisé, instruit en somme par cette œuvre romanesque, à voir une réelle matière d'histoire dans des sujets dont on pouvait dire, à l'imitation d'un bon mot connu sacrés ils sont, car personne n'y touche. Personne, en effet, n'y touchait, dans le monde catholique, excepté le prêtre qui avait prononcé sur eux le Tabou.

Les défauts de l'Histoire des origines du christianisme sont en partie du même genre, mais atténués. Ils se résument dans la légèreté des jugements sur les points où les documents laissent de la liberté. Ils sont compensés par la solidité de l'érudition, par l'abondance des renseignements justes et concis, par l'intelligence des faits et des caractère:, par l'appréciation généralement exacte de la constitution de l'Église et de sa marche à travers le siècle. Ce que le philosophe peut y regretter le plus, au moins celui qui ne méconnaît pas la relation profonde des questions de philosophie et d'histoire, c'est un peu plus d'étude et d'explications, et disons de sympathie accordée à un sujet aussi inhérent au christianisme que la doctrine chrétienne, les hérésies et les dogmes. Cette partie de l'histoire des origines est traitée par Renan beaucoup trop sommairement, avec un dédain partout visible. «L'histoire d'une religion n'est pas, dit-il, l'histoire d'une théologie. Les subtilités sans valeur qu'on décore de ce nom sont les parasites qui dévorent les religions, bien plutôt qu'elles n'en sont l'âme. Jésus n'eut pas de théologie
2...» Autant vaudrait dire que la théologie n'est pas une partie de ce christianisme dont on écrit l'histoire! Jésus eut sur Dieu, sur le Messie, sur la résurrection, sur le jugement des morts, sur sa propre personne et sur les conditions du salut, des croyances qui sont toute une théologie implicite et en appellent le développement. Il est absurde de vouloir écarter de l'histoire d'une religion les suites bien ou mal entendues que l'esprit humain a données à l'enseignement de celui qui en a été regardé comme le révélateur, puisqu'il est impossible, avec un tel système, d'examiner la question capitale du rapport de la révélation elle-même avec ce qu'elle a passé pour être, dans la suite.

Après Jésus vient Paul, qui apporte sa philosophie du péché originel. Séparer l'histoire de la religion chrétienne d'avec les doctrines du péché et de la justification, de la liberté et de la grâce, même en ne la considérant que dans ses origines; en retrancher, d'une autre part, la formation des dogmes sur la nature de Jésus-Christ — ce qui se trouve, après tout, n'être qu'imparfaitement exécutable, — c'est se faire demander ce qu'on entend soi-même par le christianisme. Et à cette question, en effet, Renan n'a point de réponse; ou bien il en a plusieurs, qu'il ne prend pas la peine de concilier. Elles dépendent de différents jugements qu'il porte sur l'avenir de la religion.

«La négation du surnaturel est devenue un dogme absolu pour tout esprit cultivé. L'histoire du monde physique et du monde moral nous apparaît comme un développement ayant ses causes en lui-même et excluant le miracle, c'est-à-dire l'intervention de volontés particulières réfléchies. La création, l'histoire du peuple juif, le rôle de Jésus, même passé au creuset de l'exégèse la plus libérale, laissent un reliquat de surnaturel qu'aucune opération ne peut ni supprimer ni transformer... Entre le christianisme et la science, la lutte est donc inévitable; l'un des deux adversaires doit succomber». Voilà un premier christianisme selon Renan; il admet du surnaturel. Nous éclaircirons tout à l'heure ce que l'historien a voulu mettre sous ce mot: surnaturel.

Au sujet de l'avenir du catholicisme en particulier: «Une redoutable crise aura lieu dans le sein du catholicisme. Il est probable qu'une partie de ce grand corps persévérera dans son idolâtrie et restera à côté du mouvement moderne, comme un contre-courant parallèle d'eau stagnante et croupie
3. Une autre partie vivra, et, abandonnant les erreurs surnaturelles, s'unira au protestantisme libéral, à l'israélitisme éclairé, à la philosophie idéaliste, pour marcher vers la conquête de la religion pure, en esprit et en vérité». Voici donc un autre christianisme, il sera affranchi du surnaturel, il sera syncrétiste, il marchera à la conquête de la religion pure. Mais en lui-même, que sera-t-il? On voit mieux ce qu'il ne sera pas.

«Le protestantisme ne sauvera le christianisme que s'il arrive au rationalisme complet, s'il fait sa jonction avec tous les libres esprits dont le programme peut-être ainsi résumé...» Ici vient un morceau, d'esprit tout optimiste en histoire, où le christianisme est représenté comme le plus haut point d'idéal de lumière et de justice où l'humanité se soit élevée, chaque nation y ayant mis du sien à son tour. Il est, en fait, ce christianisme, la religion des peuples civilisés, religion qu'ils admettent en des sens divers, et dont le libre penseur peut se passer. Mais «la situation intellectuelle et morale du libre penseur ne saurait encore être celle d'une nation ou de l'humanité». Il faut admirer ce christianisme pour ses livres, même encore pour ses dogmes, ses formules, le révérer, le conserver, y puiser éclectiquement ce qu'on y trouve de bon, en rejeter les miracles, hormis «le miracle suprême» devant lequel il faut s'incliner, de cette grande Église, mère inépuisable de manifestations sans cesse variées.

Après ce programme des libres esprits, qu'il nous a annoncé comme celui dans lequel le protestantisme arriverait à faire sa jonction avec le rationalisme complet, Renan distribue, pour conclure, des éloges bien sentis aux sentiments moraux et aux symboles du christianisme primitif; il déclare que, «quel que soit l'avenir religieux de l'humanité, la place de Jésus y sera immense», qu'il y aura, qu'il devra toujours y avoir des Églises, et que le christianisme primitif en a fourni les modèles . «La patrie et la famille sont les deux grandes formes naturelles de l'association humaine. Elles sont toutes deux nécessaires; mais elles ne sauraient suffire. Il faut maintenir à côté d'elles la place d'une institution où l'on reçoive la nourriture de l'âme, la consolation, les conseils; où l'on organise la charité; où l'on trouve des maîtres spirituels, un directeur. Cela s'appelle l'Église. On ne s'en passera jamais, sous peine de réduire la vie à une sécheresse désespérante surtout pour les femmes. Ce qui importe, c'est que la société ecclésiastique n'affaiblisse pas la société civile, qu'elle ne soit qu'une liberté, qu'elle ne dispose d'aucun pouvoir temporel, que l'État ne s'occupe pas d'elle, ni pour la contrôler, ni pour la patronner. Pendant deux cent cinquante ans, le christianisme donna, de ces petites réunions libres, des modèles accomplis»
4. Ce sont les derniers mots de l'ouvrage, excellents et louables, cette fois, de tout point. Mais qui a pu assurer à Renan que ces libres Églises, si c'est à elles qu'appartient l'avenir, rempliront la condition de complet rationalisme qu'il leur impose? Le monde verra toujours dans la religion une catégorie de l'âme, si ce mot est permis, différente, non de la raison avec la signification intégrale et suprême de la portée de l'esprit humain, mais de la raison dans les bornes de la science.

Il y a des christianismes à choisir dans les jugements si fuyants que nous venons de rapporter: — celui qui est l'œuvre collective des nations, christianisme progressif à travers les âges, et qui mérite tous les éloges pour son admirable variété et sa beauté; — celui qu'on envisage sous un aspect général, comme entaché de surnaturel, et dont, pour cette raison, l'échec final est certain, parce qu'il est en lutte avec la science, et que l'un des deux doit succomber; — celui du programme des libres esprits qui font un choix respectueux dans les articles du dogme et du culte, ces libres esprits n'étant pas encore assez libres apparemment pour rejeter le tout; — celui des Églises entièrement rationalistes, but dernier, auquel tend le protestantisme libéral; — enfin, celui dont le souvenir apparaît dans les dernières lignes de l'auteur, le christianisme simple, libre et peu dogmatique des Églises primitives, qui aurait sans doute à s'allier avec le christianisme entièrement rationaliste, puisque ce dernier doit conserver un certain culte de Jésus, outre ses institutions morales. De tant de contradictions, la plus caractéristique est entre une religion épurée que l'on cherche, et la religion historique, qu'on tient pour l'œuvre admirable des nations, mais dont on rejette en bloc les croyances. Renan admet un culte pour la personne de Jésus, et son positivisme lui fait regarder la doctrine chrétienne, en tous ses points, comme incompatible avec la science. L'idée chrétienne exclue, et le prestige de l'évolution opérant, on peut encore vouer une admiration d'artiste à une histoire qui n'est en réalité que celle de 1400 ans de corruption et de décadence à partir du moment où le Messie des juifs est remplacé par une hypostase. Mais on ne trouve pas où placer le concept d'épuration d'une religion sur laquelle on porte ce jugement.

Épurer, c'est nécessairement définir un fond de croyance à dégager, et Renan ne le fait pas, et n'a même pas la plus légère idée de ce qui pourrait être. Il a banni de son esprit, avec le surnaturel, toute théologie, toute métaphysique, et en un mot la philosophie. De philosophie, on ne lui en a connu aucune, car il ne faut pas compter le peu d'idées plus que paradoxales qu'il n'a proposées lui-même qu'en guise de fantaisies. Les petites sectes qu'on a vues et qu'on peut voir encore employer une bonne volonté méritoire à justifier leur titre de religions rationnelle, ou démontrées, et qui n'ont pas d'avenir parce qu'elles n'ont pas de tradition, font preuve au moins d'un juste sentiment de l'indispensable en pareille matière: elles paraissent soucieuses de formuler des croyances positives, et visent à quelque chose de supérieur au naturel et au sensible. Le positivisme négatif de Renan lui interdit la recherche des doctrines capables de survivre dans le christianisme de l'avenir, en lui faisant croire à une contradiction entre le surnaturel et la science. Mais la science s'enferme dans la nature et ne l'embrasse pas, elle ne saurait dans sa vérité être contredite par ce qui embrasse et surpasse la nature. Renan confond le surnaturel avec le miracle. Le miracle, ainsi que chacun l'entend, se présente comme un fait d'expérience, un événement qui serait donné dans la nature; il est donc passible de tous les moyens de critique fournis par les lois de l'expérience, par la psychologie, la critique historique, les sciences naturelles. La croyance au surnaturel, qui, le mot nous le dit, porte sur ce qui domine la nature Dieu, la création, la liberté, la Providence, n'admet de contrôle légitime que celui d'une critique générale de la connaissance. Le dogmatisme illogique ou inconscient de Renan a paru ignorer jusqu'au nom de cette critique.




Notes
1. Phrase incriminée du discours d’ouverture du cours d’hébreu de Renan : «homme incomparable (parlant de Jésus) si grand que, bien qu’ici tout doive être jugé au point de vue de la science positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son œuvre, l’appellent Dieu…» Le cours fut suspendu. Renan argua pour sa défense (La chaire d’hébreu.Explication à mes collègues) que saint Pierre lui-même et plus tard Bossuet, avaient, eux aussi, appelé Jésus un homme! Et en effet, rien n’est plus orthodoxe. Nous citons cette tentative d’équivoque pour faire juger du chemin parcouru depuis ce temps par Renan, et, en très grande partie, grâce à lui, par le public. (
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2. RENAN, Histoire des origines du christianisme, I. VII (Marc-Aurèle), chap. XXIX. (
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3. Un contre-courant d’eau stagnante. Nous soulignons, pour remarquer combien les figures incohérentes sont rares dans l’écriture très modérément imagée de l’habile écrivain. Relevons encore une faute dans la phrase qui suit. Sont-ce bien les erreurs qui sont surnaturelles ? Renan affecte parfois la négligence pour éviter de paraître pédant. C’est pour cela aussi qu’il se plaît à violer la grammaire en prenant sur lui d’abolir l’emploi de l’imparfait et du subjonctif. (
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4. RENAN, Histoire des origines du christianisme, I. VII, chap. XXXIX. (
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