Saint Paul
Comme il était en chemin et qu’il approchait de Damas, tout à coup une lumière, qui venait du ciel, l'enveloppa de sa clarté. et étant tombé par terre, il entendit une voix qui lui dit: Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? Il dit: Qui es-tu, Seigneur? – Le Seigneur répondit: Je suis Jésus, que tu persécutes,.etc..» A la suite de cette apparition, Saul, dit Paul, aurait été instruit dans la doctrine chrétienne par les disciples de Jésus eux-mêmes, qu’il s'était proposé de malmener. Paul, dans I'Épître aux Galates, se contente d'une allusion très sobre aux circonstances de sa «conversion»; il s'exprime ainsi : «Lorsque Celui qui m'avait choisi dès le sein de ma mère et qui m'a appelé par sa grâce jugea à propos de me révéler intérieurement son fils afin que je l’annonçasse parmi les païens, etc...» . Comme tous les mystiques, saint Paul se considère comme ayant été l’objet d'une démarche particulière de la divinité, le désignant pour son apostolat. C'est une manière adroite – l’histoire des grands mouvements religieux nous en présente maint exemple – d'affirmer son originalité, de décliner l’intervention d'un «maître» dont on se déclarerait l’humble disciple. Saint Paul ne reconnaît d'autre initiateur que Dieu. « Une de ses affirmations les plus constantes, dit un théologien protestant, M. Sabatier, c’est qu'il ne tient son évangile d’aucun homme, mais de la révélation directe de Jésus-Christ à son âme, qu'il est apôtre non par la volonté des hommes, mais par celle du Christ et du Père; aussi, pour entrer dans sa nouvelle carrière, n’a-t-il eu souci ni besoin de consulter la chair et le sang, c.-à-d. les Douze ou ceux qui avaient vu le Seigneur durant sa vie terrestre; il a trouvé en lui-même ou, pour mieux dire, dans la grâce de Dieu qui l'appelait à ce ministère, la force et l'autorité de l'accomplir avec une pleine efficacité et ver tu. On peut voir par là quel sens il faut attribuer à cette expression «mon Évangile» , qui revient si souvent sous la plume de l’apôtre. Il ne s'agit point d'un système de théologie, élaboré par son génie, mais d'une vérité qui lui été donnée par Dieu avec mission de la prêcher. C'est la révélation qu'il a reçue dans sa conversion, et qu'il appelle sienne, parce qu'elle est pleinement indépendante du témoignage des autres apôtres et subsiste en dehors d'eux.» L’apôtre Paul nous apparaît ainsi comme une nature entière et jalouse; venu au christianisme après les autres apôtres, il affecte de méconnaître la supériorité qui constituait en leur faveur la circonstance d'une désignation directe par Jésus; il affirme, non sans quelque infatuation, que la «théophanie» ou «christophanie» dont il a été honoré lui-même, le met sur le même pied que ceux-ci. C'est certainement à ces prétentions excessives, maintenues avec une roideur voulue, à cette «intransigeance», qu'il faut faire remonter l'origine des conflits violents où saint Paul se trouve constamment engagé. L'âpreté qu'il apporte dans la défense de ses prérogatives envenime les dissidences secondaires et fait de la vie de ce remarquable homme d'action une succession de crises pénibles. S’il a servi puissamment la cause du christianisme naissant, il a contribué, d'autre part, à engager la secte nouvelle dans la voie des polémiques personnelles et des discussions dogmatiques. Saint Paul émet de bonne heure la prétention de poursuivre son apostolat, sans contrôle aucun de la part du premier groupe des disciples de Jésus, sur le terrain de la propagande chez les «païens», c.-à-d. chez les païens ,judaïsant, en laissant aux Douze le soin de conquérir à leur cause les juifs proprement dits. Ses affirmations à cet égard, notamment la déclaration bien connue: « L'évangélisation des incirconcis m'a été confiée, comme celle des circoncis a été confiée à Pierre, attendu que celui qui a fait de Pierre l'apôtre des circoncis à fait également de moi l'apôtre des Gentils», se heurtent visiblement à la vieille tradition qui, répartit l'évangélisation du monde païen entre les douze apôtres au lendemain de l'Ascension de Jésus et notamment à la déclaration de l'Évangile selon saint Matthieu: «Allez et instruisez toutes les nations en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit» . Il est très remarquable que les chefs de la Réforme protestante aient adopté saint Paul pour leur patron; forts de son exemple, ils battent en brèche la tradition et la hiérarchie en s’appuyant sur des révélations directes.
Si l’on place la «conversion» de saint Paul en l'an 33 de l'ère chrétienne, voici quels seront les éléments probables de sa biographie, d'après M. Sabatier. Sa carrière apostolique aurait duré une trentaine d'années, que l'on peut répartir entre trois périodes :
– Première période essentiellement missionnaire, de l'an 35 a l'an 52 : 35, conversion de Paul; 38, premier voyage à Jérusalem; 38 à 49, missions diverses en Syrie et en Cilicie, Tarse et Antioche ; 50-51, premier grand voyage missionnaire, Chypre et la Galatie; 52, conférence de Jérusalem.
– Deuxième période, les grandes luttes et les grandes épîtres, de 52 à 58: 52 à 54,deuxième grand voyage missionnaire d'Antioche à Corinthe; 53-54, lettres aux Thessaloniciens; 54, retour à Antioche, discussion avec Pierre ; 55-57, mission à Éphèse et en Asie ; 56, lettre aux Galates; 57 (Pâques), première lettre aux Corinthiens; 57 (automne), deuxième lettre aux Corinthiens; 57-58 (hiver), séjour à Corinthe, lettre aux Romains; 58 (Pentecôte), emprisonnement de Paul.
– Troisième période, la Captivité, de l’an 58 à une date inconnue: 58-60, captivité de Césarée, lettres aux Ephésiens, aux Colossiens, à Philémon; 60 (automne), départ pour Rome; 61 (printemps), arrivée à Rome; 62 ou 63, lettre aux Philippiens; 63, fin du récit des Actes des Apôtres, avec lequel nous perdons tout fil conducteur. «La première période de l'apostolat de Paul, dit M. Sabatier, qui dura dix-sept ans et qui nous est la plus mal connue, fut surtout remplie par des travaux missionnaires. Il conquiert alors parmi les païens le théâtre sur lequel nous le trouvons plus tard établi et où il pourra lutter d'une façon triomphante contre les intrigues des judaïsants. Cette première prédication ne devait pas ressembler à sa polémique. Les récits de la mort et de la vie de Jésus, les preuves de sa résurrection, sa propre conversion apportée en témoignage et surtout les longs développements des preuves scripturaires devaient en faire le fonds habituel.» L'importante ville d'Antioche, intermédiaire désignée entre les civilisations de l'Orient et de la Grèce, semble le centre où l'activité du propagandiste trouve les éléments d'un réel succès. « Paul a ici élu domicile, dit M. Sabotier. Antioche sera désormais pour toutes ses courses missionnaires son point de départ et son point d'arrivée. Ainsi se formaient dans l'Église primitive comme deux mondes, ayant chacun sa capitale et ses représentants: le monde judéo-chrétien et le monde pagano-chrétien.» Alors se pose la grosse question du maintien ou de l'abrogation de la loi mosaïque. En prêchant le «salut» uniquement par la foi en la mort et en la résurrection de Jésus-Messie, l'ardent missionnaire ne compromettait-il pas le judaïsme? Quelques-uns proclamaient la nécessité de la circoncision; pour participer aux bienfaits du christianisme, fallait-il nécessairement passer par le judaïsme avec toutes ses exigences, ou pouvait-on se contenter d'un minimum d'observances? C'est la question qui fut portée devant la réunion assez improprement dénommée «Concile de Jérusalem» ; les «Douze» paraissent avoir accepté une mesure transactionnelle, qui n'engageait pas l'avenir. Nous nous trouvons ici en présence de deux documents : d'une part, les assertions de Paul lui-même dans l'épître aux Galates; de l'autre, les indications du Livre des Actes des Apôtres. Les théologiens modernes, sous l'influence de leurs préférences protestantes, acceptent sans hésitation les indications émanant de l'apôtre des Gentils; nous ne saurions partager leur confiance, saint Paul apportant en ces matières un esprit étroit et passionné qui n'est pas une garantie d'exactitude absolue.
M. Sabatier lui-même accorde que, «en somme, la conférence de Jérusalem, visant à l'édification pratique,et à la paix, avait voilé plutôt que résolu la contradiction des principes», en sorte que «l'accord intervenu ne pouvait être qu'une trêve» et que, à brève échéance, le conflit devait reparaître «plus profond et plus violent». Y avait-il, en réalité, une «contradiction de principes» entre les Douze, représentants officiels de la première pensée chrétienne et le fougueux missionnaire qui, venu le dernier, se refusait à s'incliner sous la règle commune? Je me permets d'en douter. La condamnation elle-même de Jésus paraît inexplicable s'il ne s'est pas heurté aux institutions traditionnelles du judaïsme; lorsqu'on prétend nous représenter les douze apôtres et leurs adhérents comme les plus scrupuleux observateurs de la loi mosaïque, on semble moins soucieux de traduire exactement les faits que de dresser un acte d'accusation contre les Juifs qui ont refusé de reconnaître le Messie dans la personne de Jésus de Nazareth. Le diacre Étienne, au supplice duquel Paul, encore jeune, applaudissait, s'était déjà engagé dans la voie libérale; il ne parle pas autrement que ne devait faire par la suite l'apôtre des Gentils. Les Actes des Apôtres revendiquent pour saint Pierre lui-même l'initiative de la propagande en dehors des cercles de la stricte observance judaïque. On s'étonne, en conséquence, de voir éclater en l'an 54, deux ans à peine après la conférence de Jérusalem, le conflit d’Antioche, à propos duquel saint Paul nous raconte qu'il fit la leçon à saint Pierre dans les termes les plus hautains: c'est lui du moins, qui présente ainsi les choses à son avantage. Il semble toutefois que, à partir de ce moment, saint Paul rencontra en tous lieux une sérieuse opposition, dont il ne put triompher qu'au prix des plus pénibles efforts. Ces conflits n'auraient-ils pu être évités par des allures plus conciliantes? Comment s'expliquer que, dans des communautés qui devaient tout à saint Paul, celui-ci ait pu voir les esprits se détourner de lui? Impatient de tout partage, il n’a voulu associer personne à son œuvre, sinon des hommes de second ordre acceptant docilement ses directions, et il soulève des orages où son autorité est sur le point de sombrer. C 'est peut-être aussi par là que la personne de saint Paul mérite de survivre. Son dogmatisme, en effet, est parfaitement déplaisant; la démonstration qu'il tente du christianisme, de ce qu'il appelle avec orgueil «son Évangile», est une accumulation de sophismes et d'arguties; mais sa passion personnelle est comme une lave qui emporte les obstacles. Il a su passionner ses contemporains, tout en les engageant dans les voies scabreuses du dogmatisme théologique, comme, à quinze siècles de distance, il devait fournir des armes à la Réformation religieuse de Luther et de Calvin. Avec des hommes de ce caractère, les questions les plus simples s'enveniment; des dissidences sans importance aboutissent à des ruptures violentes. J'en trouve l'aveu dans le langage que tient un des récents et des plus ingénieux commentateurs de saint Paul, M. Sabatier: "Dans ses heures de crainte, Paul se demandait s'il n'avait pas excédé (dans ses communications) la mesure de la prudence et de la charité. Son éloquence et son autorité, une fois de plus, l’emportèrent. C'est dans l’émotion toute vibrante encore de son âme qu'il dicta notre seconde épître aux Corinthiens, dont les premiers chapitres sont comme un chant de délivrance et les derniers comme les éclats d'une triomphante ironie. C'est de cette lettre que la personnalité de l'apôtre se dégage le mieux dans toute son originalité et avec ses dramatiques contrastes de force intérieure et de faiblesse physique, de vigueur d'esprit et de tendresse d'âme, de sensibilité irritable et d'héroïsme moral."»
M. VERNES, La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts., Paris, Société anonyme de "La grande encyclopédie", [191-?], tome vingt-cinquième, p. 113-115.