L'astronomie dans la Grèce antique
Mais l'hypothèse du mouvement de la terre n'avait pas échappé au génie hellénique, et ce sont des astronomes grecs qui les premiers se placèrent au-dessus des apparences pour juger des mouvements relatifs, et servirent d'exemple à Copernic, lecteur de Cicéron et de Plutarque où il trouva leurs opinions consignées. Hicétas de Syracuse, pythagoricien (première moitié du Ve siècle) pensait, au rapport de Cicéron, « que le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, tout ce qui est au-dessus de la terre, enfin, est immobile; que rien au monde, excepté la terre, ne se meut; que la terre, emportée et tournant autour de son axe avec une extrême vitesse, donne lieu à toutes les mêmes apparences que si, la terre restant immobile, le ciel tournait tout entier autour d'elle». Il est difficile que le philosophe qui formulait ainsi le mouvement diurne ne se fût pas fait une opinion sur le mouvement annuel ou du soleil ou de la terre. Cicéron n'en dit rien; mais Philolaus, autre pythagoricien, postérieur d'environ un demi-siècle à Hicétas, exposa un système complet du monde, dans lequel, outre la révolution de la terre sur elle-même, il soutenait sa révolution annuelle (en trois cent soixante-quatre jours et demi) et les révolutions des planètes autour du même centre. Seulement, ce système, qu'Aristote rapporte à l'école pythagoricienne ou italique tout entière, se signalait par une étrange particularité, une vraie fantaisie, dont l'inspiration était due à la doctrine a priori des nombres constitutifs de l'harmonie du cosmos. Ce n'est pas autour du soleil que les planètes avaient à faire leurs révolutions, dans ce système, mais autour du Feu central de l'univers. Le soleil lui même devait tourner autour de ce feu et n'en être que le reflet, pour nous le répercuter; et, comme il fallait que le nombre des sphères en circulation formât une décade, on ajoutait à la sphère des fixes, au soleil, à la lune, à la terre et aux cinq planètes un dixième corps céleste, invisible, qu'on nommait antichtôn, parce qu'on l'imaginait placé entre le Feu et la terre et constamment opposé à celle-ci en son mouvement. On expliquait les éclipses par différentes combinaisons; on pouvait même s'en procurer plus que l'observation n'en fournissait. Les phénomènes célestes étaient déjà trop bien observés à cette époque pour que l'hypothèse pythagoricienne ainsi compliquée pu se soutenir.
Aristote nous apprend que beaucoup de philosophes de son temps, outre les pythagoriciens, pouvaient répugner à la doctrine de la position centrale de la terre, et qu'on se fondait en ce cas
sur des raisonnements dans lesquels on forçait d'entrer les phénomènes 1. On sait par d'autres sources 2 que Platon dans sa vieillesse regrettait d'avoir embrassé cette doctrine en son Timée. Il est clair que les opinions étaient alors très partagées et que la question se posait, dans le champ philosophique, entre des raisons a priori et l'argument tiré des apparences. Aristote, qui faisait valoir cet argument, avait, lui aussi, ses raisons a priori, différentes seulement de celles des autres. En somme, l'esprit, tant scientifique que spéculatif, était assez avancé pour que l'argument des apparences fût peu compté, dans une question où l'on voyait que les apparences étaient, des deux côtés, également expliquées et satisfaites. Mais on conçoit quel discrédit dut jeter, sur l'hypothèse du mouvement et de la situation excentrique de la terre, une cosmographie factice et arbitraire comme celle des pythagoriciens, à laquelle l'observation des phénomènes apportait tous les jours des démentis. Les mathématiciens et astronomes spéciaux, en dehors de la philosophie, construisirent en général leurs théories sur l'hypothèse de la situation centrale de la terre. Eudoxe de Cnide fut l'auteur principal, en cette voie; c'est son système qui fut embrassé et perfectionné par les savants d'Alexandrie. En philosophie Platon et Aristote arrangèrent leurs doctrines pour la même hypothèse, qui se trouva doublement assurée dès lors de traverser les siècles pendant lesquels la science cessa d'être progressive, et presque d'être conservée.
Cependant l'hypothèse du mouvement annuel de la terre ne fut pas bornée, dans l'antiquité, à l'école pythagoricienne, qui la compromit. Elle obtint sa formule rigoureusement scientifique, grâce à Aristarque de Samos (première moitié du IIIe siècle). D'autres mathématiciens, dont les noms seuls sont connus, partagèrent la même opinion sans pouvoir la faire prévaloir. Archimède, malheureusement, ne l'adopta pas. C'est cependant par lui que nous connaissons les termes dans lesquels Aristarque la présentait. Ils offrent de plus cet intérêt, que la question de la grandeur de l'univers y est abordée, et qu'il y est fait usage de la géométrie des indivisibles pour marquer la petitesse relative de l'orbite terrestre et la distance infinie des fixes.
«Tu sais, écrit Archimède à Gélon, roi de Syracuse, que le monde est appelé par la plupart des astronomes une sphère dont le centre est le même que celui de ta terre et dont le rayon est égal à la droite placée entre le centre de la terre et celui du soleil. Aristarque de Samos rapporte ces choses en les réfutant, dans les propositions qu'il a publiées contre les astronomes. D'après ce qui est dit par Aristarque de Samos, le monde est beaucoup plus grand que nous venons de le dire; car il suppose que les étoiles et le soleil sont immobiles; que la terre tourne autour du soleil comme centre; et que la grandeur de la sphère des étoiles fixes, dont le centre est celui du soleil, est telle que la circonférence du cercle qu'il suppose décrite par la terre est à la distance des étoiles fixes comme le centre de la sphère est à la surface 3 ». Archimède se refuse à une proportion de cette espèce où un point géométrique est mis en rapport avec une surface. Il est clair qu'Aristarque a voulu dire que la distance des fixes est incomparablement plus grande que l'orbite terrestre. Au reste, le but d'Archimède, dans le traité d'où ceci est pris, n'est pas de traiter la question astronomique, mais de montrer comment le système de numération des Grecs peut s'étendre de manière à permettre d'exprimer des nombres plus grands que le nombre des grains de sable que pourrait contenir une sphère aussi grande que la sphère des étoiles fixes supposée par Aristarque. C'est le sujet du traité dit de l'Arénaire.
Aristarque admettait aussi, puisqu'il supposait les étoiles immobiles, le mouvement diurne de la terre, dont Archimède n'était pas obligé de faire mention. La perte de son ouvrage est très regrettable pour l'histoire des idées cosmologiques des anciens. Mais on a le traité d'Aristarque sur les grandeurs et les distances du soleil et de la lune, qui nous montre l'observation et le calcul à la fois en œuvre pour déterminer les rapports de certains éléments du système solaire par des méthodes entièrement analogues à celles dont l'astronomie moderne a fait usage. On peut dire qu'au point de vue de la théorie, un savant a résolu les problèmes qu'il s'est proposés, quand il a posé la question avec justesse, choisi les conditions les plus favorables à l'observation, employé les instruments qu'elle requiert, et que les résultats qu'il a obtenus ont été exacts dans la mesure où l'imperfection de ces instruments permettait qu'ils le fussent. En fait, les angles qu'Aristarque avait à mesurer sont beaucoup plus petits qu'ils ne lui ont paru l'être, avec la règle et le cercle divisé dont il a pu se servir. Les rapports qu'il a obtenus sont donc très fautifs, mais la méthode est irréprochable. De plus, il y a lieu de remarquer qu'une observation scientifique, appliquée avec le choix des circonstances qui se prêtent à l'équation du problème, comme nous dirions aujourd'hui, ressemble fort à une expérience. Les anciens ne firent point d'expériences en physique c'est la grande infirmité de la science dans l'antiquité. Mais, en astronomie, ils manièrent l'observation d'une façon qui n'est pas bien éloignée de la méthode expérimentale. Ératosthène, mesurant approximativement, vers le même temps, la longueur du méridien terrestre et l'obliquité de l'écliptique, construisant des instruments perfectionnés, rectifiant les mesures de ses prédécesseurs ; Posidonius, s'occupant à son tour des distances et des diamètres des planètes, et du rayon de la terre, quoique sans beaucoup plus de succès, matériellement parlant; Hipparque, révisant tous les travaux antérieurs, utilisant les anciens catalogues d'étoiles, les corrigeant et les complétant, parvenant, dans les observations, à des résultats d'une exactitude jusque-là inconnue, imaginant des instruments nouveaux, découvrant par l'expérience traditionnelle et incessamment continuée de l'état du ciel une grande loi absolument imprévue, réformant enfin les hypothèses, les théories reçues, pour les accorder avec de nouveaux faits ; cette succession d'études et de recherches en une même direction, s'appuyant les unes sur les autres, avec acceptation d'une méthode et de principes communs, avec un progrès ininterrompu à la fois dans l'observation et dans le calcul, c'est parfaitement la science telle que les modernes, disciples des anciens, l'ont fondée et la pratiquent, partout où l'accord des esprits en une catégorie distincte de recherches leur a permis l'établissement spontané d'un atelier spécial de travaux. L'esprit hellénique a donc entrepris et achevé une telle fondation, sur un champ spécial et d'importance tout à fait supérieure, pour la première fois dans le monde, et l'unique dans le monde ancien.
Si nous considérons, au lieu de la méthode, le résultat, pourvu que ce soit encore au point de vue scientifique, qui est celui de la recherche de la vérité, non celui de la vérité définitive et inébranlable, notre conclusion ne sera pas moins favorable à l'esprit de l'antiquité. Le grand homme en qui se résuma (fin du IIe siècle avant notre ère) toute la culture antérieure en astronomie mathématique et d'observation, — car Ptolémée, près de trois siècles plus tard, quel qu'ait été son mérite, n'a prétendu en grande partie que systématiser une œuvre accomplie, ou la développer sur des points particuliers, — Hipparque a fait usage d'instruments qui lui permettaient de suivre et de mesurer les mouvements de la sphère céleste; il a établi des systèmes de coordonnées équatoriales et écliptiques pour la définition de la position des astres; il a appliqué des formules trigonométriques à la solution des problèmes astronomiques de la sphère; il a formé des tables du soleil et de la lune, et travaillé à la correction des observations et des calculs de tous les astronomes qui l'avaient précédé. Sa découverte de la précession des équinoxes est une des plus admirables comme des plus importantes que la science ait pu atteindre. Enfin, en ce qui touche la théorie générale des mouvements, si nous tenons compte du parti pris de l'école astronomique de n'admettre dans le ciel que des mouvements circulaires et uniformes, — le système d'Aristarque n'ayant pu se faire accepter, — on ne pouvait demander à Hipparque rien de plus que d'introduire dans l'hypothèse généralement acceptée les modifications les plus simples possibles qui pussent expliquer les inégalités qu'il constatait dans les mouvements du soleil et de la lune. En conséquence il imagina que les orbes décrits par ces deux astres autour de la terre étaient, quoique circulaires, excentriques, c'est-à-dire avaient leurs centres en dehors du centre de la terre. Ce procédé était d'un genre parfaitement scientifique. Malheureusement, il se trouva que les mouvements des planètes avaient aussi leurs inégalités et que ces inégalités ne pouvaient s'expliquer par de simples déplacements du centre. Elles ne le pouvaient non plus en supposant que ces astres se meuvent sur des épicycles, c'est-à-dire sur de petites orbites dont les centres sont portés sur de plus grandes ayant pour centres le centre de la terre. Mais on avait la ressource d'user des deux corrections à la fois, c'est ce que fit Ptolémée, et ce que firent après lui les astronomes jusqu'à Copernic. Un épicycle avec un excentrique ne suffisant pas pour rendre compte des inégalités que l'observation allait multipliant, Ptolémée fut conduit à supposer, pour certains cas, la mobilité du centre lui-même de l'excentrique et un balancement de l'épicycle. Chaque nouvelle inégalité qui se découvrait exigeait l'imagination d'un nouvel expédient. Jamais le caractère mathématique artificiel d'une hypothèse destinée à expliquer des phénomènes naturels ne fut plus manifeste. Il nous parait hors de doute que si la question s'était présentée en ces termes à Hipparque, qui laissa la théorie des planètes inachevée, si la fécondité du génie grec n'avait pas été épuisée après le siècle de Ptolémée, les astronomes auraient reconnu l'impossibilité de soutenir plus longtemps l'espèce de gageure de la terre centrale et des mouvements circulaires uniformes. Ils seraient revenus à l'hypothèse d'Aristarque, peut-être en passant par celle que Tycho Brahé proposa 1400 ans plus tard, et qui n'est pas si éloignée qu'on la croirait à première vue de celle de Ptolémée 4. L'histoire de l'astronomie n'aurait éprouvé aucune discontinuité. Mais «les travaux de Ptolémée terminent les progrès de l'astronomie dans l'école d'Alexandrie » et par conséquent dans le monde ancien. «Cette école subsista pendant cinq siècles encore; mais les successeurs de Ptolémée se bornèrent à commenter ses ouvrages sans rien ajouter à ses théories; et les phénomènes que le ciel offrit dans un intervalle de plus de six cents ans manquèrent presque tous d'observateurs... Le flambeau des sciences, éteint par les irruptions des barbares ne se ralluma que chez les Arabes » 5. Mais ce flambeau éclairait peu et mal, quand les barbares l'éteignirent, et les observateurs arabes non seulement ne furent pas théoriciens mais ne découvrirent même, selon Laplace, aucune inégalité nouvelle dans les mouvements des astres.
Notes
1. Aristote, De cælo, t. I, p. 466 A, édit. Du Val.
2. Théophraste dans Plutarque, Questions platoniques, quest. VIII.
3. Archimède, L'Arénaire, trad. de Peyrard, t. II, pp. 232 et 422 des Œuvres, 20 édition in-81.
4. Ce rapprochement intéressant appartient à Laplace, Exposition du système du monde, t. II, p. 402-404 (6- édit.).
5. Laplace, Exposition, etc., p. 412