Comment la cause efficicente devient contrainte

Jacques Dufresne

Commentaire sur quelques articles du livre de Gilbert Romeyer  Dherbey intitulé Aristote théologien et autres études de philsophie grecque, paru en 2009 aux Éditions les Belles Lettres, coll. Encre marine. Où il est question de la cause efficiente qui, séparée de la cause finale devient violence, contrainte.

Les rayons de cette étoile auront mis des milliers d'années à nous atteindre, mais c'est aujourd'hui que nous les voyons, pour notre joie. C'est ainsi que nous devrions accueillir les pensées qui nous viennent de loin dans le temps. Elles ne sont pas des pensées mortes, portées par des langues mortes elles aussi, simples objets de curiosité pour les érudits. Elles sont vivantes et sources de vie. «Les Idées vivent», disait Marc-Aurèle.


C'est dans cet esprit que Gilbert Romeyer Dherbey nous invite à découvrir le commencement grec de la pensée. « ''Le commencement est un dieu qui sauvegarde toutes choses'', disait Platon, et tel est bien le commencement grec de la pensée. Mais l'on a trop tendance à situer ce commencement dans des temps reculés, alors que sa sauvegarde ne cesse de nous accompagner au cours du temps, qu'elle investit notre présent.»1 C'est là un passage du texte de présentation d'un livre intitulé Aristote théologien et autres études de philosophie grecque.


Dans ce livre, Gilbert Romeyer nous donne à voir comment une réflexion sur la cause finale d'Aristote pourrait nous permettre de comprendre les limites et les dangers d'une conception mécaniste du monde. Plus loin, dans le même esprit, il nous initie à la vision artistique du monde des stoïciens sur un ton tel que des savants contemporains comme Brian C. Goodwin ou Stuart A. Kaufmann s'y reconnaîtraient.


La cause finale «Tout puissants étrangers, inévitables astres Qui daignez faire luire au lointain temporel Je ne sais quoi de pur et de surnaturel;» Un poète contemporain, Paul Valéry, familier avec le lointain temporel et donc avec la relativité, fait ici écho à une vénérable croyance, partagée par Aristote, sur l'origine des dieux: «Aristote dit que la notion des dieux s'est constituée chez les hommes à partir de deux origines: à partir de ce qui arrive à l'âme, et à partir des phénomènes célestes.[...] Voyant en effet, durant le jour, le soleil accomplir sa course circulaire, et la nuit le mouvement bien ordonné des autres astres, ils ont estimé qu'il y avait quelque dieu (τina Teon ) à cause de ce mouvement et de cette belle ordonnance.»2


Aristote était plutôt d'avis que ces astres réputés lointains et froids, dépourvus de sentiments, sont animés par l'amour du dieu, du Premier Moteur. C'est du moins l'interprétation que donne Gilbert Romeyey Dherbey à un passage clé de l'oeuvre d'Aristote: «  κinei ws erwmenon, kinoumena de talla kinei, il meut assurément en tant qu'il est aimé, alors que les autres choses meuvent en étant mues.» 3


On peut tenir pour acquis que le sujet du verbe kinei est le Premier Moteur, qui est aussi la cause finale, laquelle s'apparente à la cause motrice puisqu'en plus d'indiquer la fin, elle fournit une partie de l'énergie qui permet de l'atteindre. L'expression Premier Moteur pourrait nous porter à présumer que la cause finale agit de façon mécanique sur les astres. Mais Aristote ne dit-il pas qu'il (le dieu) meut les astres en tant qu'il est aimé?


Les métaphores ne sont jamais aussi éloquentes que lorsque qu'elles nous sont offertes au terme d'un exercice d'érudition long et rigoureux. Voici le commentaire de Gilbert Romeyer Dherbey sur ce point: «Le kinei ws erwmenon du dieu d'Aristote pourrait nous inciter à concevoir l'univers comme habité par un dynamisme ascensionnel, comme aspiré par un au-delà qui l'attire à lui. En ce sens, le cosmos serait une sorte de Maelstrom à l'envers, dont l'entonnoir serait dirigé vers le haut du ciel et non pas vers les fonds horribles de la mer.


Cette idée n'est qu'à moitié juste car s'il y a bien un mouvement circulaire et rotation autour du Principe, il n'y pas mouvement hélicoïdal qui entraîne vers le fond – ou le sommet – de l'entonnoir. Chaque cercle du cône reste à une place fixe, et l'homme seul, par la vie éthique, monte – ou ne monte pas – de la bestialité à la sagesse, mais tout en restant fixé au cercle que l'humanité occupe, à mihauteur du cône, entre les dieux et les plantes.


Notre tâche à nous est alors de monter vers le sommet de nous-mêmes, en direction du sommet du monde, sachant que ce sommet du monde, nul ne l'atteint jamais, mais que l'on peut, comme le font les astres, tourner autour.»4


Ce passage est le prolongement de la conclusion d'une étude de Gilbert Romeyer Dherbey intitulée La causalité désorientée. la querelle du hasard entre Aristote les mécanistes présocratiques: « Les Seconds analytiques distinguent deux sortes de nécessité: l'une est conforme à la nature et à la tendance; l'autre agit par violence. Or une nature que l'on conçoit comme non finalisée, comme celle du mécanisme transforme la cause motrice en contrainte; cette dernière agit par force (Bia) et pour ainsi dire à contre-pente. Avec l'intervention de la cause finale, la cause motrice va dans le sens de ce que demande la nature de l'être qu'elle meut; elle ne lui fait pas violence mais agit en quelque sorte droit fil. La causalité motrice orientée par la fin n'est alors plus un simple enchaînement: ce terme d'ailleurs dit bien la contrainte du lien extérieur du mécanisme qui agit sans laisser l'être être ce qu'il est.


Les mécanistes ne connaissent que la vis à tergo, la poussée d'un corps contre un autre. La cause finale est une vis a fronte, une attraction qui, en même temps qu'elle meut oriente et dirige. Aristote substitue la douceur de l'attirance à la violence de la contrainte: n'est-ce pas là précisément la leçon que donne à l'homme le dieu de Métaphysique L qui ne meut n qu'ws eromenon, qu'en tant qu'il est aimé?5» «La causalité matérielle-motrice du mécanisme, si on ne lui adjoint pas la causalité formelle-finale, n'est qu'une causalité désorientée; une causalité qui tâtonne et ne poursuit sa marche qu'au hasard. Cette nécessité là jamais n'abolira le hasard, parce que sa cause est sans pourquoi, elle agit parce qu'elle agit, bêtement. Privée de finalité, elle agit en vain, comme le prouve, au yeux d'Aristote, le nom même d'automaton, ce qui agit «par soi-même en vain» (auto matn).


Notons bien que l'introduction du second couple de causes ne supprime pas le premier; ainsi le déterminisme se trouve parfaitement sauvegardé. Les causes formelle-finale, réduites à elles seules, seraient vides, mais les causes matérielle-motrice, réduites à elles seules seraient aveugles. Les quatre causes sont donc nécessaires. Elles sont cependant hiérarchisées: ''Il semble bien que la première cause est celle que nous nommons en vue de quoi. En effet, elle est raison, et la raison est ce qui commande.'' »


Un feu artistique qui chemine La parenté entre l'homme et la nature, tous deux habités par le logoς est encore plus manifeste chez les Stoïciens que chez Aristote. Mais qu'est-ce donc que la nature pour les stoïciens? Zénon, fondateur de cette école en donne une définition rapportée par Diogène Laerce: « La nature est un feu artiste qui chemine dans le devenir.» Odoς, d'où vient notre mot méthode, est le mot grec pour chemin.


Selon un autre commentateur Denys le Thrace, «la nature produit quelque chose par le moyen d'un chemin et d'une méthode.» «Cléanthe précise Romeyer, de son côté, définira la nature ''disposition à tout accomplir suivant une marche à suivre.''Ce chemin un peu mystérieux se comprend comme une notion qui désigne ce qui se produit ''au moyen de quelque art''.»6 «Cette marche méthodique qui est accomplie en vue de la génération montre que la nature est finalisée tout comme l'art humain qui vise ''Une fin utile parmi celles qui regardent la vie''.»7 Faut-il croire que la nature imite l'homme, n'est-ce pas plutôt l'homme qui imite la nature, comme le pensait Aristote. «Il y a donc dans la phrase de Zénon un rejet de la théorie d'Aristote: la nature n'est pas simplement ''comme l'art'', elle est identique à l'art lui-même, et cela peut-être parce que l'homme ne doit en aucun cas être conçu comme extérieur à la nature. De même que le logos n'est pas réservé à l'homme, mais transporté hardiment dans la nature par les stoïciens, de même ils affirment la jonction entre le monde physique et le monde humain.»8 Ainsi de l'âme et de la vie. Si elles sont données à l'homme, elles appartiennent à plus forte raison à la nature. « La supériorité de l'art de la nature sur l'art humain, se manifeste, par exemple, dans le fait que la nature ne se borne pas à orner la superficie des êtres; elles les travaille en profondeur, elle sculpte tout aussi bien l'espace interne des corps, jusque dans leurs moindres détails, que leur surface externe.»9 Romeyer cite Galien à ce propos: «Un Praxitèle, un Phidias,à ou quelque autre statuaire se bornent à former la matière extérieure, celle qu'on peut toucher; quant à la partie profonde, ils la laissent privée d'ornement, brute, non travaillée, et ne s'en occupent même pas, incapables qu'ils sont d'y pénétrer, d'y descendre et de toucher toutes les parties de la matière.»10


On pourrait penser que Galien appelle ici de ses voeux l'équivalent de l'ingénierie génétique contemporaine. C'était peut-être vrai dans le cas de Galien, lequel vécut au deuxième siècle à Rome, plusieurs siècles après la fondation de l'école des Stoïciens à Athènes, mais compte tenu du sens de la limite, de la mesure, propre aux Athéniens encore à cette époque, il est peu probable que Zénon et ses disciples aient approuvé les manipulations génétiques, à supposer qu'ils aient eu les connaissances requises pour les faire. Revenons à Phidias et à Romeyer: «La nature est un Phidias de l'intérieur.» «Allons plus loin. La nature est l'artiste de soi-même; elle est à la fois l'oeuvre et l'ouvrière. Qui veut la saisir en tant que telle ne doit pas la penser comme résultat, mais comme tension, énergie, intelligence. En d'autres termes, la nature a un envers et un endroit: sous la magnificence des oeuvres se devine une force qui est à l'oeuvre. Comme le disait Giono, lorsqu'on regarde un masque de plâtre moulé sur un visage, il faut regarder le masque non à l'extérieur, là où il reproduit les traits du visage, mais en dedans, là où il porte la trace de la poussée interne qui a modelé ces traits. C'est pourquoi Zénon avançait cette distinction éclairante: « La nature n'est pas seulement faite avec art, elle est de fond en comble artiste.»11

Notes

1 Gilbert Romeyer Dherbey, Aristote théologien, et autres études de philosophie grecque, Éditions Les Belles Lettres,
Collection Encre marine, Paris 2009, Couverture 4.
2 Commentaire de Sextus Empiricus, in Aristote théologien
3Gilbert Romeyer Dherbey, Aristote théologien, et autres études de philosophie grecque, Éditions Les Belles Lettres,
Collection Encre marine, Paris 2009, p.116
4 Op.cit. p.128
5 Op.cit. p76
6 Op.cit. p 179
7 Op.cit.p.180
8 Op.cit. p.181
9 Op.cit. p.182
10 Op.cit. p.182
11 Op.cit. p 183

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