L'art des Van Eyck

Hippolyte Taine
Une renaissance flamande sous des idées chrétiennes, c'est là, en effet, le double caractère de l'art sous Hubert et Jean Van Eyck, Rogier van der Weyden, Memling et Quentin Massys ; et de ces deux traits suivent tous les autres. — D'un côté, les artistes prennent intérêt à la vie réelle; leurs figures ne sont plus des symboles, comme les enluminures des anciens psautiers, ni des âmes pures, comme les madones de l'école de Cologne, mais des personnages vivants et des corps. L'anatomie y est observée, la perspective y est exacte, les moindres détails des étoffes, de l'architecture, des accessoires et des paysages y sont marqués; le relief en est saisissant, et la scène entière s'impose à l'œil et à l'esprit avec une force et une solidité d'assiette extraordinaires; les plus grands maîtres des époques futures n'iront pas au delà, et même n'iront pas jusque-là. Il est clair qu'en ce moment on découvre la nature; les écailles tombent des yeux; on vient de comprendre, presque tout d'un coup, tout le dehors sensible, ses proportions, sa structure, sa couleur. Bien plus, on l'aime: considérez les magnifiques chappes lisérées d'or et brodées de diamants, les soies brochées, les diadèmes fleuronnés et éblouissants dont ils ornent leurs personnages divins et leurs saintes; ce sont toutes les pompes de la cour de Bourgogne; voyez leurs eaux transparentes et calmes, leurs gazons illuminés, leurs fleurs rouges et blanches, leurs arbres épanouis, leurs lointains ensoleillés, leurs admirables paysages. Remarquez leur coloris, le plus fort et le plus riche qui fut jamais, les tons purs et pleins posés l'un à côté de l'autre comme dans un tapis persan et reliés par leur seule harmonie, les superbes cassures de la pourpre des manteaux, les enfoncements d'azur des longues robes tombantes, les draperies vertes comme une prairie d'été pénétrée par le plein soleil, l'étalage des jupes d'or chamarrées de noir, la puissante lumière qui échauffe et brunit toute la scène; c'est un concert où chaque instrument donne toujours tout le son dont il est capable, d'autant plus juste qu'il est plus éclatant. Ils voient le monde en beau, et ils en font une fête, une fête réelle, semblable à celles du temps, éclairée par un plus généreux soleil, non pas une Jérusalem céleste toute pénétrée d'une clarté surnaturelle, comme en peint Beato Angelico. Ils sont Flamands, ils restent sur la terre; ils copient avec un minutieux scrupule le réel et tout le réel, les orfèvreries d'une armure, les luisants d'un vitrail, les ramages d'un tapis, les poils d'une fourrure, le corps déshabillé d'une Ève et d'un Adam, l'énorme face plissée et débordante d'un chanoine, la carrure épaisse, le menton saillant, le nez proéminent d'un bourgmestre ou d'un homme d'armes, les jambes grêles d'un bourreau, la tête trop grosse et les membres trop minces d'un petit enfant, les costumes et l'ameublement du siècle. En tout cela, leur œuvre est une glorification de la vie présente. — Mais, d'autre part, elle est une glorification de la foi chrétienne. Non seulement presque tous leurs sujets sont religieux, mais encore ils sont remplis d'un sentiment religieux qui, dans l'âge suivant; manquera aux mêmes scènes. Leurs plus beaux tableaux ne représentent point un événement réel de l'histoire sacrée, mais une vérité de la foi, une Somme de la doctrine; Hubert Van Eyck conçoit la peinture à la façon de Simone Memmi ou de Taddeo Gaddi, comme un exposé de la théologie supérieure; ses figures et ses accessoires ont beau être réels, ils sont aussi symboliques. La cathédrale où Rogier Van der Weyden représente les sept sacrements est à la fois une église matérielle et l'Église mystique; car le Christ y saigne sur son gibet, en même temps que le prêtre y dit la messe à l'autel. La chambre ou le portique, où Jean Van Eyck et Memling mettent leurs saints à genoux, fait illusion par son détail et son fini; mais la Vierge sur son trône et les anges qui la couronnent, montrent au fidèle qu'il est dans un monde supérieur. Une symétrie hiérarchique groupe les personnages et raidit les attitudes. Le regard est fixe et le visage impassible chez Hubert Van Eyck; c'est l'éternelle immobilité de la vie divine; au ciel tout est accompli, le temps ne s'écoule plus. D'autres fois, chez Memling, c'est la placidité de la croyance absolue, la paix de l'âme conservée dans le cloître comme dans un bois dormant, la pureté immaculée, la douceur triste, l'obéissance infinie de la vraie religieuse, qui vit absorbée dans son réve et dont les yeux grands ouvertss regardent sans voir. En somme, ces peintures sont des tableaux d'autel ou d'oratoire; elles ne parlent pas, comme celles des âges suivants, à de grands seigneurs qui viennent à l'église par routine, et veulent retrouver, jusque dans les histoires religieuses, des pompes paiennes et des torses de lutteurs; elles s'adressent à des fidèles, pour leur suggérer la figure du monde surnaturel ou les émotions de la piété intime, pour leur montrer la sérénité immuable des saints glorifiés et l'humilité tendre des âmes élues; Ruysbrœck, Eckart, Tauler, Henri de Suzo, les théologiens mystiques qui, en Allemagne au XVe siècle, ont précédé Lutber, pourraient venir ici. — Spectacle étrange et qui ne semble point s'accorder avec les parades sensuelles de la cour et les somptueuses entrées des villes. On trouve un pareil contraste entre le profond sentiment religieux dont témoignent les madones d'Albert Dürer et les magnificences mondaines que révèle sa Maison de Maximilien. C'est que nous sommes en pays germanique; la renaissance de la prospérité générale et l'émancipation d'esprit, qui en est la suite, y renouvelaient le christianisme, au lieu de le défaire comme en pays latin.

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