Les maîtres d'autrefois: les Van Eyck

Eugène Fromentin
Fromentin termine le périple qui nous valut un des grands textes de la critique d'art, les Maîtres d'autrefois, par la visite de Gand et Bruges où il admire le retable de l'Agneau mystique et la Vierge au donateur van der Paele, peints par les frères Van Eyck. Pétri de culture classique, formé aux canons esthétiques forgés par la Renaissance italienne, Fromentin recule devant l'Adam et Éve, «deux êtres sauvages... sortis de je ne sais quelle forêt primitive» du célèbre triptyque. Mais il sait faire la part de ce que la culture flamande porte en elle de différent et d'original par rapport à l'art italien et reconnaître le génie des deux hommes: «En vingt ans, l'esprit humain, représenté par ces deux hommes, a trouvé par la peinture la plus idéale expression de ses croyances, la plus physionomique expression des visages, non pas la plus noble, mais la première et correcte manifestation des corps en leurs formes exactes, la première image du ciel, de l'air, des campagnes, des vêtements, de la richesse extérieure par des couleurs vraies; il a créé un art vivant, inventé ou perfectionné son mécanisme, fixé une langue et produit des œuvres impérissables.»
Nous remontons encore à travers la politique, les mœurs et la peinture. Charles-Quint n'est pas né, ni près de naître, son père non plus. Son aïeule Marie de Bourgogne est une jeune fille de vingt ans, et son bisaïeul Charles le Téméraire vient de mourir à Nancy, quand finit à Bruges, par une série de chefs-d'œuvre sans pareils, cette étonnante période comprise entre les débuts des Van Eyck et la disparition de Memling, au moins son départ présumé des Flandres. Placé comme je le suis entre les deux villes, Gand et Bruges, entre les deux noms qui les illustrent le plus par la nouveauté des tentatives et la pacifique portée de leur génie, je suis entre le monde moderne et le Moyen Âge, et j'y suis en pleins souvenirs de la petite cour de France et de la grande cour de Bourgogne, avec Louis Xl, qui veut faire une France, avec Charles le Téméraire, qui rêve de la défaire, avec Commines, l'historien-diplomate, qui passe d'une maison à l'autre. Je n'ai pas à vous parler de ces temps de violences et de ruses, de finesse en politique, de sauvagerie en fait, de perfidies, de trahisons, de serments jurés et violés, de révoltes dans les villes, de massacres sur les champs de bataille, d'efforts démocratiques et d'écrasement féodal, de demi-culture intellectuelle, de faste inouï. Rappelez-vous seulement cette haute société bourguignonne et flamande, cette cour gantoise, si luxueuse par les habits, si raffinée par les élégances, si négligée, si brutale, si malpropre au fond, superstitieuse et dissolue, païenne en ses fêtes, dévote à travers tout cela. Voyez les pompes ecclésiastiques, les pompes princières, les galas, les carrousels, les festins et leurs goinfreries, les représentations scéniques et leurs licences, l'or des chasubles, l'or des armures, l'or des tuniques, les pierreries, les perles, les diamants; imaginez en dessous l'état des rimes, et de ce tableau qui n'est plus à faire, ne retenez qu'un trait, c'est que la plupart des vertus primordiales manquaient alors à la conscience humaine: la droiture, le respect sincère des choses sacrées, le sentiment du devoir, celui de la patrie, et chez les femmes comme chez les hommes, la pudeur. Voilà surtout ce dont il faut se souvenir quand, au milieu de cette société brillante et affreuse, on voit fleurir l'art inattendu qui devait, semble-t-il, en représenter le fond moral avec les surfaces.

C'est en 1420 que les Van Eyck s'établissent à Gand. Hubert, l'aîné, met la main au grandiose triptyque de Saint-Bavon: il en conçoit l'idée, en ordonne le plan, en exécute une partie et meurt à la tache vers 1426. Jean, son jeune frère et son élève, poursuit le travail, le termine en 1432, fonde à Bruges l'école qui porte son nom, et y meurt en 1440, le 9 juillet. En vingt ans, l'esprit humain, représenté par ces deux hommes, a trouvé par la peinture la plus idéale expression de ses croyances, la plus physionomique expression des visages, non pas la plus noble, mais la première et correcte manifestation des corps en leurs formes exactes, la première image du ciel, de l'air, des campagnes, des vêtements, de la richesse extérieure par des couleurs vraies; il a créé un art vivant, inventé ou perfectionné son mécanisme, fixé une langue et produit des œuvres impérissables. Tout ce qui était à faire est fait. Van der Weyden n'a d'autre importance historique que de tenter à Bruxelles ce qui s'accomplissait merveilleusement à Gand et à Bruges, de passer plus tard en Italie, d'y populariser les procédés et l'esprit flamands, et surtout d'avoir laissé parmi ses ouvrages un chef-d'œuvre unique, je veux dire un élève qui s'appelait Memling.

D'où venaient les Van Eyck, quand on les voit se fixer à Gand, au centre d'une corporation de peintres qui existait déjà? Qu'y apportèrent-ils? qu'y trouvèrent-ils? Quelle est l'importance de leurs découvertes dans l'emploi des couleurs à l'huile ? Quelle fut enfin la part de chacun des deux frères dans cette imposante page de l'Agneau pascal.

Toutes ces questions ont été posées, discutées savamment, mal résolues. Ce qu'il y a de probable, quant à leur collaboration, c'est que Hubert fut l'inventeur du travail, qu'il en peignit les parties supérieures, les grandes figures, Dieu le Père, la Vierge, saint Jean, certainement aussi l'Adam et l'Ève en leur minutieuse et peu décente nudité. Il a conçu le type féminin et surtout le masculin , qui devaient servir à son frère. Il a mis des barbes héroïques sur des visages qui, dans la société du temps, n'en portaient pas; il a dessiné ces ovales pleins, — avec leurs yeux saillants, leurs regards fixes, à la fois doux et farouches, leurs poils frisés, leurs cheveux bouclés, leurs mines hautaines, boudeuses, leurs lèvres violentes, enfin tout cet ensemble de caractères, moitié byzantins, moitié flamands , si fortement empreints de l'esprit de l'époque et du lieu. Dieu le Père avec sa tiare étincelante à brides tombantes, son attitude hiératique, ses habits sacerdotaux, est encore la double figuration de l'idée divine telle qu'elle était représentée sur la terre en ses deux personnifications redoutées, l'empire et le pontificat.

La Vierge a déjà le manteau à agrafes, les robes ajustées, le front bombé, le caractère très-humain et la physionomie sans aucune gràce que Jean donnera quelques années plus tard à toutes ses madones. Le saint Jean n'a ni rang ni type, dans l'échelle sociale où ce peintre observateur prenait ses formes. C'est un homme déclassé, maigre, allongé, un peu souffreteux, un homme qui a pâti, langui, jeûné, quelque chose comme un vagabond. Quant à nos premiers parents, c'est à Bruxelles qu'il faut les voir dans les panneaux originaux qui ont paru trop peu vêtus pour une chapelle, et non dans la copie de Saint-Bavon, plus bizarres encore avec le tablier de cuir noir qui les habille. N'y cherchez bien entendu rien qui rappelle la Sixtine ou les Loges. Ce sont deux êtres sauvages, horriblement poilus, sortis l'un et l'autre, sans que nul sentiment de leur laideur les intimide, de je ne sais quelles forêts primitives, laids, enflés du torse, maigres des jambes: Ève avec son gros ventre, emblème trop évident de la première maternité. Tout cela, dans sa bizarrerie naïve, est fort, rude, très imposant. Le trait en est rigide, la peinture ferme, lisse et pleine, la couleur nette, grave, déjà égale par le ressort, le rayonnement mesuré, l'éclat et la consistance au coloris si audacieux de la future école de Bruges.

Si, comme tout porte à le croire, Jean Van Eyck est l'auteur du panneau central et des volets inférieurs dont malheureusement on ne possède plus à Saint-Bavon que les copies faites cent ans après par Coxcie, il n'avait plus qu'à se développer dans l'esprit et conformément à la manière de son frère. Il y joignit de son propre fonds plus de vérité dans les visages, plus d'humanité dans les physionomies, plus de luxe et de réalité minutieuse dans les architectures, les étoffes et les dorures. Il y introduisit surtout le plein air, la vue des campagnes fleuries , des lointains bleuâtres. Enfin ce que son frère avait maintenu dans les splendeurs du mythe et sur des fonds byzantins, il le fit descendre au niveau des horizons terrestres.

Les temps sont révolus. Le Christ est né et mort. L'œuvre de la rédemption est accomplie. Voulez-vous savoir comment plastiquement, non pas en enlumineur de missel, mais en peintre, Jean Van Eyck a compris l'exposé de ce grand mystère? le voici: une vaste pelouse tout émaillée de fleurs printanières; en avant, la Fontaine de vie, un joli jet d'eau retombant en gerbes dans un bassin de marbre; au centre, un autel drapé de pourpre, et sur l'autel un Agneau blanc; immédiatement autour, une guirlande de petits anges ailés, presque tous eu blanc, avec quelques nuances de bleu pâle et de gris rosâtre. Un grand espace libre isole l'auguste symbole, et sur ce gazon non foulé il n'y a plus que le vert sombre des frondaisons épaisses et par centaines l'étoile blanche des paquerettes des prés. Le premier plan de gauche est occupé par les prophètes agenouillés et par un groupe abondant d'hommes debout. Il y a là tous ceux qui, croyant d'avance, ont annoncé le Christ, et aussi les païens, les docteurs, les philosophes , les incrédules, depuis des bardes antiques jusqu'à des bourgeois de Gand; barbes épaisses, visages un peu camards, lèvres faisant la moue, physionomies toutes vivantes; peu de gestes, des attitudes; un petit résumé en vingt figures du monde moral, après comme depuis le Christ, pris en dehors des confesseurs de la nouvelle foi. Ceux qui doutent encore hésitent et se recueillent, ceux qui avaient nié sont confondus, les prophètes sont dans l'extase. Le premier plan de droite, juste en pendant, — et avec cette symétrie voulue sans laquelle il n'y aurait plus ni majesté dans l'idée ni rhythme dans l'ordonnance, — le premier plan de droite est occupé par le groupe des douze apôtres agenouillés et par l'imposante assemblée des vrais serviteurs de l'Évangile, prêtres, abbés, évêques et papes, tous imberbes, gras, blêmes et calmes, ne regardant guère, sûrs du fait, adorant en toute béatitude, magnifiques en leurs habits rouges, avec leurs chasubles d'or, leurs mitres d'or, leurs crosses d'or, leurs étoles tissées d'or, le tout emperlé, chargé de rubis, d'émeraudes, une étincelante bijouterie jouant sur cette pourpre ardente, qui est le rouge de Van Eyck. Au troisième plan, loin derrière l'Agneau, et sur un terrain relevé qui va conduire aux horizons, un bois vert, un bocage d'orangers, de rosiers et de myrtes tous en fleur ou en fruit, d'où sortent, à droite, le long cortége des Martyrs, à gauche, celui des Saintes Femmes coiffées de roses et portant des palmes. Celles-ci, habillées de couleurs tendres, sont toutes en bleu pale, en bleu, en rose et en lilas. Les Martyrs, pour la plupart des évéques, sont en manteaux bleus, et rien n'est plus exquis que l'effet de ces deux théories lointaines, fines, précises, toujours vivantes, se détachant par ces notes d'azur clair ou foncé sur l'austère tenture du bois sacré. Enfin une ligne de collines plus sombres, puis Jérusalem figurée par une silhouette de ville ou plutôt par des clochers d'églises, de hautes tours et des flèches, et pour extrême plan de lointaines montagnes bleues.

Le ciel a la sérénité immaculée qui convient en un pareil moment. Pale en bleu, faiblement teinté d'outremer à son sommet, il a la blancheur nacrée, la netteté matinale et la poétique signification d'une belle aurore.

Tel est traduit, c'est-à-dire trahi par un résumé glacial, le panneau central et la partie maîtresse de ce colossal triptyque. Vous en ai-je donné l'idée? Nullement; l'esprit peut s'y arrêter à l'infini, y rêver à l'infini, sans trouver le fond de ce qu'il exprime ou de ce qu'il évoque. L'œil de même peut s'y complaire sans épuiser l'extraordinaire richesse des jouissances qu'il cause ou des enseignements qu'il nous donne. Le petit tableau des Mages de Bruxelles n'est plus qu'un délicieux amusement de bijoutier à côté de cette concentration puissante de l'âme et des dons manuels d'un vrai grand homme.

Reste, quand on a vu cela, à considérer attentivement la Vierge et le Saint Donatien du musée de Bruges. Ce tableau, dont la reproduction se trouve au musée d'Anvers, est le plus important qu'ait signé Van Eyek, au moins quant à la dimension des figures. Il est de 1436, par conséquent postérieur de quatre ans à l'Agneau mystique. Par la mise en scène, le style et le caractère de la forme, de la couleur et du travail, il rappelle la Vierge au donateur (chanoine van der Paele), que nous avons au Louvre. Il n'est pas plus précieux dans le fini, pas plus finement observé dans le détail. Le clair-obscur ingénu qui baigne la petite composition du Louvre, cette vérité parfaite et cette idéalisation de toutes choses obtenue par le soin de la main, la beauté du travail, la trans. parence inimitable de la matière; ce mélange d'observation méticuleuse et de rêveries poursuivies à travers des demi-teintes, — ce sont là les qualités supérieures que le tableau de Bruges atteint et ne dépasse pas. Mais ici tout est plus large, plus mûr, plus grandement conçu, construit et peint. Et l'œuvre en devient plus magistrale, en ce qu'elle entre en plein dans les visées de l'art moderne et qu'elle est sur le point de les satisfaire toutes.

La Vierge est laide. L'enfant, un nourrisson rachitique à cheveux rares, copié sans altération sur un pauvre petit modèle mal nourri, porte un bouquet de fleurs et caresse un perroquet. À droite de la Vierge, saint Donatien, mitré d'or, en chape bleue; à gauche et formant coulisse, saint George, un beau jeune homme, une sorte d'androgyne dans une armure damasquinée, soulève son casque, salue l'Enfant-Dieu d'un air étrange et lui sourit. Mantegna, quand il conçut sa Minerve chassant les vices, avec sa cuirasse ciselée, son casque d'or et son joli visage en colère, n'aurait pas buriné le Saint George dont je parle d'un outil plus ferme, ne l'aurait pas bordé d'un trait plus incisif et ne l'aurait jamais peint ni coloré comme cela. Entre la Vierge et le Saint George à genoux figure le chanoine George de Pala (Van der Paele), le donateur. C'est incontestablement le plus fort morceau du tableau. Il est en surplis blanc; il tient dans ses mains jointes, dans ses mains courtes, carrées, toutes ridées, un livre ouvert, des gants, des besicles en corne; sur son bras gauche pend une bande de fourrure grise. C'est un vieillard. Il est chauve; de petits poils follets jouent sur ses tempes, dont l'os est visible et dur sous la peau mince. Le masque est épais, les yeux sont bridés, les muscles réduits, durcis, couturés, crevassés par l'age. Ce gros visage flasque et rugueux est une merveille de dessin physionomique et de peinture. Tout l'art d'Holbein est là dedans. Ajoutez à la scène son cadre et son ameublement ordinaire: le trône, le dais à fond noir avec dessins rouges, une architecture compliquée, des marbres sombres, un bout de verrière qui tamise à travers ses vitres lenticulaires le jour verdâtre des tableaux de Van Eyck, un parquet de marbre, et sous les pieds de la Vierge ce beau tapis oriental, ce vieux persan, peut-être bien copié en trompe-l'œil, mais dans tous les cas tenu, comme le reste, dans une dépendance parfaite avec le tableau. La tonalité est grave, sourde et riche, extraordinairement harmonieuse et forte. La couleur y ruisselle à pleins bords.

Elle est entière, mais très savamment composée, et reliée plus savamment encore par des valeurs subtiles. En vérité, quand on s'y concentre, c'est une peinture qui fait oublier tout ce qui n'est pas elle et donnerait à penser que l'art de peindre a dit son dernier mot, et cela dès la première heure.

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