Van Eyck Jan
Notice biographique d'Eugène Müntz publiée dans la Grande Encyclopédie (1885-1902)
EYCK (Hubert et Jean Van), célèbres peintres flamands du XVe siècle, les fondateurs de l'École de Bruges et les inventeurs du procédé de peinture à l'huile qui remplaça la peinture «a tempera». Tout est mystère dans la vie des frères Van Eyck, aussi bien que dans l'histoire de l'invention à laquelle ils ont attaché leur nom. On ignore la date de leur naissance et jusqu'à leur nom de famille. On sait seulement qu'ils étaient originaires d'Evck-sur-Meuse, près de Maastricht. Ils prirent le nom de Hubert Van Eyck, c.-à -d. Hubert d'Eyck et Jean Van Eyck, comme ils auraient pu prendre celui de Hubert ou de Jean de Bruges, dénomination sous laquelle le plus jeune des frères est souvent désigné. La gloire de Jean a longtemps relégué dans l'ombre celle de son frère. C'est une injustice contre laquelle il faut protester. Hubert Van Eyck naquit vers 1366; il mourut en 1426, ainsi à l'âge de soixante ans, si la date que l'on assigne à sa naissance est exacte. Jean Van Eyck naquit en 4380, peut-être plus tôt; il mourut, d'après M. Weale, le 9 juil. 1440, seize ans après son frère. Une sœur, Marguerite, semble s'être également exercée dans la peinture. Il en a été probablement de même d'un troisième frère, nommé Lambert. Où ces artistes, qui devaient imprimer un si vigoureux essor à leur art, firent-ils leurs études? Quels furent leurs débuts? Ce sont des problèmes que tout l'effort de la critique moderne n'a pu résoudre jusqu'ici. La biographie d'Hubert tient en trois lignes. Ce qu'il y a de plus important à y relever, c'est qu'en 1424 le magistrat de Gand se rendit à son atelier pour y examiner le tableau auquel l'artiste travaillait. Selon toute vraisemblance, Hubert mourut lorsque son chef-d'œuvre et celui de son frère, l'Adoration de l'Agneau mystique, était à peine ébauché. Les critiques d'outre-Rhin ont échafaudé hypothèses sur hypothèses au sujet de la part que les deux frères ont eue à cette œuvre gigantesque. Ils ont déterminé les têtes peintes par chacun d'eux. Tout cela est de la fantaisie pure; le seul témoignage certain que nous ayons, c'est celui de l'inscription tracée sur le retable, et il est fort vague. «Le peintre Hubert Van Eyck, y est-il dit, plus grand que tous ceux qui l'avaient précédé, a commencé cet ouvrage, que Jean son frère, le second dans son art, a achevé (en 1432) à la prière de Jodocus Vyd...» Même incertitude au sujet de l'invention de la peinture à l'huile. Cette matière était employée longtemps avant les Van Eyck comme véhicule pour les couleurs. Les pièces comptables du Moyen Âge en font mention à tout instant, et le moine Théophile, dans sa Schedula diversarum artium (ch. xxvii du liv. I), lui consacre un chapitre spécial. Mais si les Van Eyck n'ont pas inventé le procédé, ils l'ont notablement perfectionné et comme renouvelé, probablement en substituant une huile siccative ou un vernis siccatif aux huiles précédemment en usage. Jean Van Eyck, le frère d'Hubert, est mentionné pour la première fois en 1424, dans les registres de la corporation des artistes de Gand. En 1422, il se trouve à La Haye, au service de Jean de Bavière, l'ancien évêque de Liège. Le nom de Philippe le Bon, le fils de Jean sans Peur et le père de Charles le Téméraire, est intimement lié au sien. En 1424-1425, ce prince prit à son service l'artiste alors déjà célèbre et lui accorda une pension annuelle de 100 livres, avec le titre de peintre ducal et de valet de chambre. Dès l'année suivante, il le chargea de faire pour lui «certain pèlerinage» ou «certain lointain voyage secret». Ainsi Van Eyck, deux siècles avant Rubens, était désigné par ses souverains pour remplir les plus délicates missions diplomatiques. À partir de son établissement à Bruges, les faveurs de Philippe le Bon ne cessent de pleuvoir sur l'artiste. Vers 1432, le duc vient visiter dans son atelier unouvrage auquel il travaillait et à cette occasion fait don à ses « varlets », c.-à -d. à ses élèves, de 25 sols. L'Adoration de l'Agneau mystique, le chef-d'œuvre des Van Eyck et le manifeste de la primitive école flamande, se compose: 1° d'un panneau central, lui-même divisé en quatre: dans le haut, à gauche, la Vierge, au milieu, le Père éternel, à droite, saint Jean-Baptiste; dans le bas, occupant toute la largeur du panneau, l'adoration de l'Agneau; 2° des deux volets de gauche, renfermant dans le haut des anges chantant et Adam debout à côté d'eux; dans le bas une troupe de chevaliers; 3° des deux volets de droite, renfermant dans le haut des anges jouant de divers instruments et Ève debout à côté d'eux; dans le bas un groupe d'ermites. Sur l'extérieur sont peints l'Annonciation, les prophètes Zacharie et Michée, deux Sibylles, saint Jean-Baptiste et saint Jean l'Évangéliste, enfin les portraits des donateurs. L'ensemble comprend près de trois cents figures. Aujourd'hui l'église Saint-Bavon de Gand ne possède plus que la partie centrale. Les volets sont entrés au musée de Berlin, à l'exception des figures d'Adam et d'Ève qui ont été acquises par le musée de Bruxelles. Que l'on considère la technique ou la conception, l'Adoration de l'Agneau mystique marque une révolution capitale dans les données de la peinture, révolution analogue à celles qu'opéraient en Italie, vers la même époque, des novateurs tels que Gentile da Fabriano, Pisanello, Masaccio. Pour la première fois depuis des siècles, un artiste s'était de nouveau appliqué à peindre le plein air et à ajouter à la beauté de l'homme celle de la nature. Il n'y a plus rien de gothique dans ces personnages: ils portent, la plupart, il est vrai, le costume du temps, mais ils sont libres dans leurs attitudes, leurs gestes, l'expression de leurs traits. Quant au paysage, il est à la fois frais et précis, lumineux, limpide et profond. Les Van Eyck y laissent éclater leur ardent amour pour la nature qui célèbre ici tous ses triomphes, tantôt dans un éblouissant tapis de verdure émaillé de violettes, de marguerites et de muguets, d'un effet prodigieux, tantôt dans ces superbes bosquets de rosiers en fleur, dans cette végétation luxuriante, presque méridionale, dominée par un palmier. L'Adoration de l'Agneau mystique est l'œuvre commune d'Hubert et de Jean Van Eyck. Une série d'autres peintures — des Madones et des portraits — sont dues à Jean seul; ce maître semble, en effet, s'être exercé de préférence dans les tableaux de chevalet. Étant donné le fini prodigieux de ses peintures, il est tout naturel que Jean Van Eyck n'ait pas laissé un œuvre très considérable: une demi-douzaine de Madones, autant de portraits, tel est le bagage avec lequel il se présente devant la postérité: c'en est plus qu'il ne faut pour lui assurer l'immortalité. Une des plus saisissantes de ces Madones est celle du salon carré, au musée du Louvre (commandée pour la cathédrale d'Autun par le chancelier Rolin, qui y est représenté agenouillé devant la Vierge). Tout est extraordinaire dans ce tableau: la gravité de la mère et de l'enfant, qui paraît vieillot à force d'être sérieux, la richesse du coloris, le tour de force de fini et de perspective qui a fait tenir des centaines de personnages dans la ville placée au fond (d'après les uns ce serait une vue de Bruges, d'après les autres, une vue de Lyon). — Une autre Madone, celle du musée de Dresde frappe à la fois par son coloris éblouissant et par la solennité de l'impression, tandis que le réalisme, un réalisme qui va jusqu'à la brutalité, triomphe dans la Vierge de saint Donat (1436, à l'Académie de Bruges).Comme portraitiste, Jean Van Eyck est hors de pair: seuls Raphaël, Dürer, Holbein, Velasquez, Van Dyck, Rembrandt et, parmi les modernes, Louis David, peuvent se mesurer avec lui. Ses effigies ont à la fois la précision et la vérité, je veux dire cette vérité d'un ordre supérieur, grâce à laquelle la reproduction textuelle d'une physionomie déterminée devient un caractère, un type. Un des plus anciens d'entre ces portraits est le petit buste du Vieillard au turban, à la National Gallery de Londres (1433); il se distingue par sa finesse et sa légèreté. D'autres sont plus saisissants, celui-ci est plus spirituel. L'année suivante a vu naître un autre portrait également conservé à la National Gallery, la double effigie connue sous le titre de Couple de jeunes mariés (portrait d'un marchand florentin fixé à Bruges — Arnolfini — et de sa femme). Le morceau a tout l'importance d'un tableau d'histoire. Le plus populaire des portraits de Jean Van Eyck est l'Homme à l'œillet, au musée de Berlin. Aucune épithète ne saurait traduire la sûreté avec laquelle cette tête est modelée, la précision avec laquelle tout est rendu, jusqu'aux moindres rides de cette face parcheminée. La vivacité de l'expression, presque inquiétante et impertinente à force de liberté et de vie, n'est pas moins digne d'admiration. Le portrait de la Femme de Van Eyck, à l'Académie de Bruges, n'a pas le même relief, mais gagne néanmoins l'estime des connaisseurs par l'implacable fidélité avec laquelle l'artiste a fixé les imperfections du visage pauvre, froid et aigre de celle qui fut sa compagne. Les Van Eyck comptèrent pour élèves ou pour tributaires tous les peintres flamands et allemands du XVe siècle, les Rogier Van der Weyden, les Bouts, les Memling, les Van der Goes, les Wolgemut, les Scliongauer, etc. Seules de ce côté-ci des Alpes, les écoles de Tours et de Cologne surent conserver une certaine indépendance. Leur influences'étendit jusqu'à l'Italie, où leurs tableaux se vendaient au poids de l'or et où Antonello de Messine propagea leur nouveau procédé de peinture. Dans sa Philosophie de l'art dans les Pays-Bas, M. Taine a résumé avec autant de netteté que de force les caractères de la révolution qui a immortalisé les frères Van Eyck : «Une renaissance flamande sous des idées chrétiennes, des personnages vivants et des corps; un relief saisissant, des scènes s'imposant à l'œil et à l'esprit avec une force et une solidité d'assiette extraordinaires, le coloris le plus fort et le plus riche qui fût; jamais, des tableaux d'autel ou d'oratoire, s'adressant à des fidèles pour leur suggérer la figure du monde surnaturel ou les émotions de la piété intime, un concert où chaque instrument donne toujours tout le son dont il est capable, d'autant plus juste qu'il est plus éclatant. »
EUGÈNE MÜNTZ, article «Van Eyck», t. 16, La Grande Encyclopédie, Paris, 1882-1902