Les maîtres d'autrefois: Ruysdael

Eugène Fromentin
De tous les peintres hollandais, Ruysdael est celui qui ressemble le plus noblement à son pays. Il en a l'ampleur, la tristesse, la placidité un peu morne, le charme monotone et tranquille.

Avec des lignes fuyantes, une palette sévère, en deux grands traits expressément physionomiques, — des horizons gris qui n'ont pas de limites, des ciels gris dont l'infini se mesure, — il nous aura laissé de la Hollande un portrait, je ne dirai pas familier, mais intime, attachant, admirablement fidèle et qui ne vieillit pas. À d'autres titres encore, Ruysdael est, je crois bien, la plus haute figure de l'école après Rembrandt; et ce n'est pas une mince gloire pour un peintre qui n'a fait que des paysages soi-disant inanimés et pas un être vivant, du moins sans l'aide de quelqu'un.

Considérez qu'à le prendre par le détail, Ruysdael serait peut-être inférieur à beaucoup de ses compatriotes. D'abord il n'est pas adroit à un moment et dans un genre où l'adresse était la monnaie courante du talent, et peut-être est-ce à ce défaut de dextérité qu'il doit l'assiette et le poids ordinaire de sa pensée. Il n'est pas non plus précisément habile. Il peint bien et n'affecte aucune originalité de métier. Ce qu'il veut dire, il le dit nettement, avec justesse, mais comme avec lenteur, sans sous-entendus, vivacité ni malices. Son dessin n'a pas toujours le caractère incisif, aigu, l'accent bizarre, propre à certains tableaux d'Hobbema.

Je n'oublierai pas qu'au Louvre, devant le Moulin à eau, la vanne d'Hobbema, une œuvre supérieure qui n'a pas, je vous l'ai dit, son égale en Hollande, il m'est arrivé quelquefois de m'attiédir pour Ruysdael. Ce Moulin est une œuvre si charmante, il est si précis, si ferme dans sa construction, si voulu d'un bout à l'autre dans son métier, d'une coloration si forte et si belle, le ciel est d'une qualité si rare, tout y paraît si finement gravé, avant d'être peint, et si bien peint pardessus cette âpre gravure; enfin, pour me servir d'une expression qui sera comprise dans les ateliers, il s'encadre d'une façon si piquante et fait si bien dans l'or, que quelquefois, apercevant à deux pas de là le petit Buisson de Ruysdael et le trouvant jaunâtre, cotonneux, un peu rond de pratique, j'ai failli conclure en faveur d'Hobbema et commettre une erreur qui n'eût pas duré, mais qui serait impardonnable, n'eût-elle été que d'un instant.

Ruysdael n'a jamais su mettre une figure dans ses tableaux, et, sous ce rapport, les aptitudes d'Adrian Van de Velde seraient bien autrement diverses, pas un animal non plus, et, sous ce rapport, Paul Potter aurait sur lui de grands avantages, dès qu'il arrive à Paul Potter d'être parfait. Il n'a pas la blonde atmosphère de Cuyp, et l'ingénieuse habitude de placer dans ce bain de lumière et d'or des bateaux, des villes, des chevaux et des cavaliers, le tout dessiné comme on le sait, quand Cuyp est de tous points excellent. Son modelé, pour être des plus savants lorsqu'il l'applique soit à des végétations, soit à des surfaces aériennes, n'offre pas les difficultés extrêmes du modelé humain de Terburg ou de Metzu. Si éprouvée que soit la sagacité de son œil, elle est moindre en raison des sujets qu'il traite. Quel que soit le prix d'une eau qui remue, d'un nuage qui vole, d'un arbre buissonneux que le vent tourmente, d'une cascade s'écroulant entre des rochers, tout cela, lorsqu'on songe à la complication des entreprises, au nombre des problèmes, à leur subtilité, ne vaut pas, quant à la rigueur des solutions, l'Intérieur galant de Terburg, la Visite de Metzu, l'Intérieur hollandais de Pierre de Hooch, l'École et la Famille d'Ostade qu'on voit au Louvre, ou le merveilleux Metzu du musée Van-der-Hoop, d'Amsterdam. Ruysdael ne montre aucun esprit, et, sous ce rapport également, les maîtres spirituels de la Hollande le font paraître un peu morose.

À le considérer dans ses habitudes normales, il est simple, sérieux et robuste, très calme et grave, assez habituellement le même, à ce point que ses qualités finissent par ne plus saisir, tant elles sont soutenues; et devant ce masque qui ne se déride guère, devant ces tableaux presque d'égal mérite , on est quelquefois confondu de la beauté de l'œuvre, rarement surpris. Telles marines de Cuyp, par exemple le Clair de lune du musée Six, sont des œuvres de prime saut, absolument imprévues, et font regretter qu'il n'y ait pas chez Ruysdael quelques saillies de ce genre. Enfin, sa couleur est monotone, forte, harmonieuse et peu riche. Elle ne varie que du vert au brun; un fond de bitume en fait la base. Elle a peu d'éclat, n'est pas toujours aimable, et, dans son essence première, n'est pas de qualité bien exquise. Un peintre d'intérieur raffiné n'aurait pas de peine à le reprendre sur la parcimonie de ses moyens, et jugerait quelquefois sa palette par trop sommaire.

Avec tout cela, malgré tout, Ruysdael est unique il est aisé de s'en convaincre au Louvre, d'après son Buisson, le Coup de soleil, la Tempête, le Petit Paysage (n° 474). J'en excepte la Forêt, qui n'a jamais été très belle, et qu'il a compromise en priant Berghem d'y peindre des personnages.

À l'exposition rétrospective faite au profit des Alsaciens-Lorrains, on peut dire que Ruysdael régnait avec une souveraineté manifeste, quoique l'exposition fût des plus riches en maîtres hollandais et flamands, car il y avait là Van Goyen, Winants, Paul Potier, Cuyp, Van de Velde, Van der Neer, Van der Meer, Hals, Teniers, Bol, Salomon Ruysdael, Van der Heyden avec deux œuvres sans prix. J'en appelle aux souvenirs de tous ceux pour qui cette exposition d'œuvres excellentes fut un trait de lumière, Ruysdael n'y marquait-il pas comme un maître, et, chose plus estimable encore, comme un grand esprit? À Bruxelles, à Anvers, à la Haye, à Amsterdam, l'effet est le même; partout où Ruysdael parait, il a une manière propre de se tenir, de s'imposer, d'imprimer le respect, de rendre attentif, qui vous avertit qu'on a devant soi l'âme de quelqu'un, que ce quelqu'un est de grande race et que toujours il a quelque chose d'important à vous dire.

Telle est l'unique cause de la supériorité de Ruysdael, et cette cause suffit: il y a dans le peintre un homme qui pense et dans chacun de ses ouvrages une conception. Aussi savant dans son genre que le plus savant de ses compatriotes, aussi naturellement doué, plus réfléchi et plus ému, mieux qu'aucun autre il ajoute à ses dons un équilibre qui fait l'unité de l'œuvre et la perfection des œuvres. Vous apercevez dans ses tableaux comme un air de plénitude, de certitude, de paix profonde, qui est le caractère distinctif de sa personne, et qui prouve que l'accord n'a pas un seul moment cessé de régner entre ses belles facultés natives, sa grande expérience, sa sensibilité toujours vive, sa réflexion toujours présente.

Ruysdael peint comme il pense, sainement, fortement, largement. La qualité extérieure du travail indique assez bien l'allure ordinaire de son esprit. Il y a dans cette peinture sobre, soucieuse, un peu fière, je ne sais quelle hauteur attristée qui s'annonce de loin , et de près vous captive par un charme de simplicité naturelle et de noble familiarité tout à fait à lui. Une toile de Ruysdael est un tout où l'on sent une ordonnance, une vue d'ensemble, une intention maîtresse, la volonté de peindre une fois pour toutes un des traits de son pays, peut-être bien aussi le désir de fixer le souvenir d'un moment de sa vie. Un fonds solide, un besoin de construire et d'organiser, de subordonner le détail à des ensembles, la couleur à des effets, l'intérêt des choses au plan qu'elles occupent; une parfaite connaissance des lois naturelles et des lois techniques, avec cela un certain dédain pour l'inutile, le trop agréable ou le superflu, un grand goût avec un grand sens, une main fort calme avec le cœur qui bat, tel est à peu près ce qu'on découvre à l'analyse dans un tableau de Ruysdael

Je ne dis pas que tout pâlisse à côté de cette peinture, d'éclat médiocre, de coloris discret, de procédés constamment voilés: mais tout se désorganise, se vide et se découd.

Placez une toile de Ruysdael à côté des meilleurs paysages de l'école, et vous verrez aussitôt apparaître dans ses voisins des trous, des faiblesses, des écarts, une absence de dessin 1à où il en faudrait, des traits d'esprit quand il n'en faudrait pas, des ignorances mal déguisées, des effacements qui sentent l'oubli. À côté de Ruysdael, un beau Van de Velde est maigre, joli, précieux, jamais très mâle ni très mûr; un Guillaume Van de Velde est sec, froid et mince, presque toujours bien dessiné, rarement bien peint, vite observé, peu médité. Isaac Ostade est trop roux, avec des ciels trop nuls. Van Goyen est par trop incertain, volatil, évaporé, cotonneux; on y sent la trace rapide et légère d'une intention fine, l'ébauche est charmante, l'œuvre n'est pas venue parce qu'elle n'a pas été substantiellement nourrie d'études préparatoires, de patience et de travail. Cuyp lui-même souffre sensiblement de ce voisinage sévère, lui si fort et si sain. Sa continuelle dorure a des gaietés dont on se lasse, à côté des sombres et bleuâtres verdures de son grand émule, et quant à ce luxe d'atmosphère qui semble un reflet pris au midi pour embellir ses tableaux du nord, on cesse d'y croire pour peu qu'on connaisse les bords de la Meuse ou du Zuiderzée.

En général on remarque dans les tableaux hollandais, j'entends les tableaux de plein air, un parti pris de force sur des clairs, qui leur donne beaucoup de relief, et comme on dit dans la langue des peintres, une particulière autorité. Le ciel y joue le rôle de l'aérien, de l'incolore, de l'infini, de l'impalpable. Pratiquement il sert à mesurer les valeurs puissantes du terrain, et par conséquent à découper d'une façon plus ferme et plus tranchée la silhouette du sujet. Que ce ciel soit en or comme chez Cuyp, en argent comme chez Van de Velde ou Salomon Ruysdael, floconneux, grisâtre, fondu dans des buées légères comme dans Isaac Ostade, Van Goyen, ou Wynants, — il fait trou dans le tableau, conserve rarement une valeur générale qui lui soit propre et presque jamais ne se met avec l'or des cadres dans des relations bien décisives. Estimez la force du pays, elle est extrême. Tâchez d'estimer la valeur du ciel, et le ciel vous surprendra par l'extrême clarté de sa base.

Je vous citerai ainsi tels tableaux dont on oublie l'atmosphère et tels fonds aériens , qu'on pourrait repeindre après coup sans que le tableau, terminé d'ailleurs, y perdît. Beaucoup parmi les œuvres modernes en sont là. Il est même à remarquer, sauf quelques exceptions que je n'ai point à signaler si je suis bien compris, que notre école moderne dans son ensemble paraît avoir adopté pour principe que l'atmosphère étant la partie la plus vide et la plus insaisissable du tableau, il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'elle en soit la partie la plus incolore et la plus nulle.

Ruysdael a senti les choses différemment et fixé une fois pour toutes un principe bien autrement audacieux et vrai. Il a considéré l'immense voûte qui s'arrondit au-dessus des campagnes ou de la mer comme le plafond réel, compacte, consistant de ses tableaux. Il le courbe, le déploie, le mesure, il en détermine la valeur par rapport aux accidents de lumière semés dans l'horizon terrestre; il en nuance les grandes surfaces, les modèle, les exécute en un mot comme un morceau de premier intérêt. Il y découvre des arabesques qui continuent celles du sujet, y dispose des taches, en fait descendre la lumière et ne l'y met qu'en cas de nécessité.

Ce grand œil bien ouvert sur tout ce qui vit, cet œil accoutumé à la hauteur des choses comme à leur étendue, va continuellement du sol au zénith, ne regarde jamais un objet sans observer le point correspondant de l'atmosphère et parcourt ainsi sans rien omettre le champ circulaire de la vision. Loin de se perdre en analyses, constamment il synthétise et résume. Ce que la nature dissémine, il le concentre en un total de lignes, de couleurs, de valeurs, d'effets. Il encadre tout cela dans sa pensée comme il veut que cela soit encadré dans les quatre angles de sa toile. Son œil a la propriété des chambres noires: il réduit, diminue la lumière et conserve aux choses l'exacte proportion de leurs formes et de leur coloris. Un tableau de Ruysdael, quel qu'il soit, — les plus beaux bien entendu sont les plus significatifs, — est une peinture entière, pleine et forte, en son principe, grisâtre en haut, brune ou verdâtre en bas, qui s'appuie solidement des quatre coins aux cannelures chatoyantes du cadre, qui paraît obscure de loin, qui se pénètre de lumière quand on s'en approche, belle en soi, sans aucun vide, avec peu d'écarts, comme qui dirait une pensée haute et soutenue, et pour langage une langue du plus fort tissu.

J'ai oui dire que rien n'était plus difficile à copier qu'un tableau de Ruysdael et je le crois, de même qu'il n'est rien de plus difficile à imiter que la façon de dire des grands écrivains de notre dix-septième siècle français. Ici et là c'est le même tour, le même style, un peu le même esprit, je dirai presque le même génie. Je ne sais pourquoi j'imagine que, si Ruysdael n'avait pas été Hollandais et protestant, il aurait été de Port Royal.

Vous remarquerez à la Haye et à Amsterdam deux paysages qui sont, l'un en grand, l'autre en petit, la répétition du même sujet. La petite toile est-elle l'étude qui a servi de texte à la plus grande? Ruysdael dessinait-il ou peignait-il d'après nature? S'inspirait-il ou copiait-il directement? C'est là son secret, comme à la plupart des maîtres hollandais, sauf peut-être Van de Velde, qui certainement a peint en plein air, a excellé dans les études directes, et qui dans l'atelier perdait beaucoup de ses moyens, quoi qu'on en dise. Toujours est-il que ces deux ouvres sont charmantes et démontreraient ce que je viens de dire des habitudes de Ruysdael.

C'est une vue prise à quelque distance d'Amsterdam, avec la petite ville de Harlem, noirâtre, bleuâtre pointant à travers des arbres et perdue, sous le vaste ondoiement d'un ciel nuageux, dans les buées pluvieuses d'un mince horizon; en avant, pour unique premier plan, une blanchisserie à toits rougeâtres, avec une lessive étendue à plat sur des prés. Rien de plus naïf et de plus pauvre comme point de départ, rien de plus vrai non plus. Il faut voir cette toile, haute de 1 pied 8 pouces, pour apprendre d'un maître qui ne craignit jamais de déroger parce qu'il n'était pas homme à descendre, comment on relève un sujet quand on est soi-même un esprit élevé, comment il n'y a pas de laideurs pour un œil qui voit beau, pas de petitesses pour une sensation grande, en un mot ce que devient l'art de peindre quand il est pratiqué par un noble esprit.

La Vue d'une rivière, du musée Van der Hoop, est la dernière expression de cette manière hautaine et magnifique. Ce tableau serait encore mieux nommé le Moulin à vent, et sous ce titre il ne permettrait plus à personne de traiter sans désavantage un sujet qui, sous la main de Ruysdael, a trouvé son expression typique incomparable.

En quatre mots, voici quelle est la donnée: un coin de la Meuse probablement; à droite un terrain étagé avec des arbres, des maisons, et pour sommet le noir moulin, ses bras au vent, montant haut dans la toile; une estacade contre laquelle vient onduler assez doucement l'eau du fleuve, une eau sourde, molle, admirable; un petit coin d'horizon perdu, très ténu et très ferme, très pâle et très distinct, sur lequel s'enlève la voile blanche d'un bateau, une voile plate, sans aucun vent dans sa toile, d'une valeur douce et tout à fait exquise. Là-dessus un grand ciel chargé de nuages avec des trouées d'un azur effacé, des nuées grises montant directement en escalade jusqu'au haut de la toile; pour ainsi dire pas de lumière nulle part dans cette tonalité puissante, composée de bruns foncés et de couleurs ardoisées sombres; une seule lueur au centre du tableau, un rayon qui de toute distance vient comme un sourire éclairer le disque d'un nuage. Grand tableau carré, grave (il ne faut pas craindre d'abuser du mot avec Ruysdael), d'une extrême sonorité dans le registre le plus bas, et mes notes ajoutent merveilleux dans l'or. Au fond, je ne vous le signale et n'insiste que pour arriver à cette conclusion, qu'outre le prix des détails, la beauté de la forme, la grandeur de l'expression, l'intimité du sentiment, c'est encore une tache singulièrement imposante à la considérer comme simple décor.

Voilà tout Ruysdael: de hautes allures, peu de charme, sinon par hasard, un grand attrait, une intimité qui se révèle à mesure, une science accomplie, des moyens très simples. Imaginez-le conforme à sa peinture , tâchez de vous représenter sa personne à côté de ses tableaux, et vous aurez, si je ne me trompe, la double image très concordante d'un songeur austère, d'une âme chaude, d'un esprit laconique et d'un taciturne.

J'ai lu quelque part, tant il est évident que le poète se révèle à travers les retenues de la forme et malgré la concision de son langage, que son œuvre avait le caractère d'un poème élégiaque en une infinité de chants. C'est beaucoup dire quand on songe au peu de littérature que comporte un art dont la technique a tant d'importance, dont la matière a tant de poids et de prix. Élégiaque ou non, poète à coup sûr, si Ruysdael avait écrit au lieu de peindre, je soupçonne qu'il aurait écrit en prose plutôt qu'en vers. Le vers admet trop de fantaisie et de stratagèmes, la prose oblige à trop de sincérité pour que ce véridique et clair esprit n'eût pas préféré ce langage à l'autre. Quant au fond de sa nature, c'était un rêveur, un de ces hommes comme il en existe beaucoup de notre temps, rares à l'époque où naquit Ruysdael, un de ces promeneurs solitaires qui fuient les villes, fréquentent les banlieues, aiment sincèrement la campagne, la sentent sans emphase, la racontent sans phrase, que les lointains horizons inquiètent, que les plates étendues charment, qu'une ombre affecte, qu'un coup de soleil enchante.

On ne se figure Ruysdael ni très jeune, ni très vieux; on ne voit pas qu'il ait eu une adolescence, on ne sent pas davantage le poids affaiblissant des années. Ignorât-on qu'il est mort avant cinquante-deux ans, on se le représenterait entre deux âges, comme un homme mûr ou de maturité précoce, fort sérieux, maître de lui de bonne heure, avec les retours attristés, les regrets, les rêveries d'un esprit qui regarde en arrière et dont la jeunesse n'a pas connu le malaise accablant des espérances. Je ne crois pas qu'il eût un cœur à s'écrier: Levez-vous, orages désirés! Ses mélancolies, car il en est plein , ont je ne sais quoi de viril et de raisonnable où n'apparaissent ni le tumultueux enfantillage des premières années ni le larmoiement nerveux des dernières; elles ne font que teinter sa peinture en plus sombre, comme elles auraient teinté la pensée d'un janséniste.

Que lui a fait la vie pour qu'il en ait un sentiment si dédaigneux ou si amer? Que lui ont fait les hommes pour qu'il se retire en pleine solitude et qu'il évite à ce point de se rencontrer avec eux, même dans sa peinture? On ne sait rien ou presque rien de son existence, sinon qu'il naquit vers 1630, qu'il mourut en 1681, qu'il fut l'ami de Berghem, qu'il eut Salomon Ruysdael pour frère aîné et probablement pour premier conseiller. Quant a ses voyages, on les suppose et l'on en doute: ses cascades, ses lieux montueux, boisés, à coteaux rocheux, donneraient à croire ou qu'il dut étudier en Allemagne, en Suisse, en Norvège, ou qu'il utilisa les études d'Everdingen et s'en inspira. Son grand labeur ne l'enrichit point, et son titre de bourgeois de Harlem ne l'empêcha pas, parait-il, d'être fort méconnu. On en aurait même la preuve assez navrante, s'il est vrai que, par commisération pour sa détresse plus encore que par égard pour son génie, dont personne ne se doutait guère, on dut l'admettre à l'hôpital de Harlem, sa ville natale, et qu'il y mourut. Mais avant d'en venir là que lui arriva-t-il? Eut-il des joies, s'il eut certainement des amertumes? Sa destinée lui donna-t-elle des occasions d'aimer autre chose que des nuages, et de quoi souffrit-il le plus, s'il a souffert, du tourment de bien peindre ou de vivre? Toutes ces questions restent sans réponse, et cependant la postérité s'en occupe.

Auriez-vous l'idée d'en demander autant sur Berghem, Karel Dujardin, Wouwerman, Goyen, Terburg, Metzu, Pierre de Hooch lui-même? Tous ces peintres brillants ou charmants peignirent, et il semble que ce soit assez. Ruysdael peignit, mais il vécut, et voilà pourquoi il importerait tant de savoir comment il vécut. Je ne connais dans l'école hollandaise que trois ou quatre hommes dont la personne intéresse à ce point Rembrandt, Ruysdael, Paul Potter, Cuyp peut-être, et c'est déjà plus qu'il n'en faut pour les classer.

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