Voir

Wilfrid Noël Raby

Après avoir évoqué le geste du médecin ou de la sage-femme qui, à la naissance de l'enfant, pose sur son oeil un onguent pour prévenir la cécité d'origine infectieuse, le docteur Raby, devenant philosophe, évoque l'importance de la vision chez ce carnivore contemplatif appelé homme.

Dans la salle d'accouchement, je reçois dans mes mains ensanglantées un petit garçon gluant et glissant, vigoureux de surcroît et qui m'en met plein les tympans. Un de mes premiers gestes pour l'accueillir en ce monde est de lui appliquer sur les yeux un onguent d'érythromycine pour le protéger contre la cécité infectieuse infantile. Ce geste du doigt, plein de bon sens médical, prémunit nos enfants contre un fléau qui accable scandaleusement encore beaucoup trop d'entre eux à travers le monde. Le fait qu'ils deviennent aveugles à cause d'infections tout à fait prévisibles, ou encore en raison d'une carence en vitamine A, met indéniablement en relief toutes nos lâchetés. Ces conséquences misérables de nos politiques, de nos vieilles haines, et de nos regards détournés éclairent d'un nouveau jour l'action d'apposer un onguent sur les yeux d'un enfant tout neuf. Ce geste devient presque une onction par laquelle nous constatons que, sauf pour ceux qu'un accident, un lâche attentat ou l'hérédité aveuglent, nous sommes des êtres visuels qui organisent le monde dans la plus large mesure par les couleurs, les mouvements et les formes.

Un nouveau-né commence à voir le monde en bon myope, puisqu'il ne peut distinguer les formes au-delà de quelques pieds autour de lui. Autrement dit, pour un nourrisson, la Planète entière n'existe que dans la limite de ses bras tendus. C'est court, mais c'est suffisant pour discerner le sein qui le nourrit, le visage de celle et de celui qui le protègent, le passage du jour et de la nuit, et la source des bruits qui l'excitent. Ainsi le nourrisson commence l'esquisse de sa carte du monde. Cette cartographie du monde se produit au moment même où ses neurones se bousculent, s'entrelacent et construisent la carte cérébrale qui lui permettra non seulement de voir, mais de reconnaître les visages, et de manipuler les formes en trois dimensions. Vous saurez que cette carte est proprement en train de se construire lorsque, à l'âge de deux ou trois mois, votre bébé manifestera sa familiarité avec sa petite planète en souriant à l'approche de visages qu'il reconnaîtra désormais. C'est le début de l'apprivoisement du monde, un monde dont l'horizon ira s'élargissant, jusqu'à ce qu'il se perde au bout de la lumière.

D'autres raisons ont aussi contribué à faire de nous des être visuels: en particulier le fait que nous sommes des prédateurs. La plupart des herbivores supérieurs perçoivent leur monde par l'ouïe, et surtout par l'odorat. Ces sens permettent en quelque sorte des stratégies défensives; le nez ou l'oreille jugent de la distance et de l'origine du péril, et donnent à la réaction de fuir la direction qui seule convient: dans le sens opposé au danger. Les carnivores quant à eux dominent par la vue, parce que c'est ce sens qui leur fournit la proie et la cible. Être prédateur suppose non seulement d'apprécier la lumière et la couleur, mais aussi la distance, l'espace, le mouvement; il faut savoir mesurer, c'est-à-dire concevoir un monde ordonné par les yeux. De ce monde transpire ce sentiment de calme puissance qui a fait de l'homme le prédateur ultime: celui qui n'est une proie que pour lui-même. L'homme a calqué sur le monde l'ordre de sa prédation qui est en définitive celui de la civilisation. Les arts, la religion, et la science témoignent en premier lieu de notre âme prédatrice, qui a créé par cet ordre un monde qui nous renvoie notre image. Notre civilisation est vécue en commençant par être vue.

Comment voir?
S'étant levé un peu bougon ce matin-là, Pascal écrivit un jour, au sujet de l'art: «Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses, dont on n'admire point les originaux.» Cependant, l'admiration que nous inspirent les originaux est à la source de bien des chapitres de l'histoire de la science. L'oeil ayant été vite jugé insuffisant, alchimistes, physiciens, astrologues, naturalistes ont cherché à y ajouter quelque objet pour le parfaire. L'invention du verre par les  Hollandais à la fin du XVIe siècle allait accroître le regard humain par l'entremise de la lentille et de l'étude des lois de l'optique keplérienne. C'est alors que les cieux s'entrouvrirent pour Galilée et lui révélèrent les planètes; alors qu'à peu près au même moment, les eaux des étangs livrèrent sous la lentille du microscope les formes minusculissimes nageant dans la vie. Ces amplifications des choses petites parce que trop lointaines - ou bien trop petites - se produisent parce que notre oeil voit une image virtuelle. Par image virtuelle, on entend une image vue dans le recoupement de rayons lumineux réfractés par un jeu de lentilles et de miroirs. Chaque matin, vous vous levez pour vous offrir en primeur (et en secret) le spectacle de votre réalité virtuelle dans le miroir. Le recoupement des rayons lumineux reflétés sur votre visage vous fait paraître trois pieds derrière le mur par les manigances d'un quart de pouce de verre et de quelques sels d'argent.

Toutefois, cet oeil-là allait aussi atteindre sa limite. La limite du visible se heurta à l'écueil des limites de la lumière même. On supposait qu'avec infiniment de patience, on pourrait construire un microscope suffisamment puissant pour voir les atomes. Oui et non. Non si l'on se sert de la lumière naturelle, puisque pour être vu, un objet doit être au moins aussi gros qu'une longueur d'onde de lumière naturelle. C'est pourquoi on chercha d'autres trucs pour voir encore mieux le minusculissime.

À l'échelle de l'atome, le gros bon sens macroscopique ne survit plus. Les phénomènes les plus ordinaires de la petite vie moyenne prennent des allures fantastiques. Prenez la friction par exemple. Sans elle nous ne pourrions marcher, courir, patiner, rouler sur quatre roues ou nous réchauffer les mains en les frottant. Depuis toujours il est connu que les corps gras, allant du suif à l'huile à moteur, réduisent l'usure dont souffre toute pièce mobile frottée contre une autre: les pistons de votre moteur d'automobile, par exemple. On pourrait penser que le film d'huile n'est que cela: une viscosité qui permet la douceur là où la rudesse devrait régner. À l'échelle atomique, vue par un microscope à force atomique, l'huile idéale aligne ses atomes de sorte qu'ils glissent l'un sur l'autre sans former ni tambours ni rouleaux; l'huile usée, par contre, subit de multiples cycles de solidification, suivis par le retour à l'état liquide, donnant lieu à une friction accrue qui justifie son remplacement par une huile neuve. Seuls les yeux tronqués d'un microscope permettent ce regard qui perce les apparences. Ce pouvoir est à chaque instant ce qui nous distingue en tant qu'espèce. De nos yeux nous perçons la matière et le temps.

Pourquoi voir?
À la fin de sa vie, le jésuite paléontologue Pierre Teilhard de Chardin en avait long à dire sur l'expérience de voir: «Voir, on pourrait dire que toute la vie est là, sinon finalement, du moins essentiellement. Être plus, c'est s'unir davantage [...]. Cette unité ne grandit que supportée par un accroissement de conscience, c'est-à-dire de vision. Voilà pourquoi sans doute, l'histoire du monde vivant se ramène à l'élaboration d'yeux toujours plus parfaits au sein d'un Cosmos où il est toujours possible de discerner davantage. [...] Chercher à voir plus et mieux n'est donc pas une fantaisie ni un luxe. Voir ou périr, telle est la situation. Telle est par suite, à un degré supérieur, la condition humaine.»

Il faut voir. S'aveugler, c'est se mettre en péril, comme le fait la censure, qui cherche à réduire les perspectives. Si voir fait de nous un prédateur, l'aveuglement au sens figuré nous transforme en monstre chez qui la conscience n'est d'aucun recours. La conscience en quelque sorte, c'est le souvenir d'avoir vu, ou du moins ce que d'autres avant nous ont vu et nous ont transmis, de sorte qu'en soufflant sur notre conscience, notre mémoire tempère notre soif de proies, surtout celles qui nous ressemblent. Voir, c'est croire le futur possible.

L'aveuglement et la censure nous condamnent à assister à notre propre déclin, «à nous voir aller les yeux bandés, chevauchant une monture aveugle vers l'abîme sans fond».

Voir le monde, c'est un peu croire en son avenir.

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