Le vrai Machiavel

Remy de Gourmont
«Machiavelli, mon maître bien-aimé»
Machiavel fut le moins machiavélique des hommes. S’il l’avait été, il n’eût point été disgracié, ou, disgracié, il eût trouvé moyen de rentrer en faveur. Voilà comme il m’est apparu après la lecture d’un livre bien curieux que vient d’écrire à son propos M. Jean Dubreton (1). Sans doute, il y a bien l’hypothèse qu’il s’était conduit de telle sorte qu’on ne pouvait plus avoir confiance en lui, mais cela encore n’est pas très caractéristique de ces hommes machiavéliques qui savent toujours vaincre les apparences et présenter aux yeux la plus engageante. Il n’y a pas de machiavélisme sans hypocrisie, et Machiavel fut le moins hypocrite des hommes, comme il fut peut-être le plus maladroit. Ce fut aussi un grand écrivain et un brave homme à la mode de Florence et à la mode de Rome, au temps de Savonarole et au temps des Médicis. Il y a naturellement toutes sortes de petites différences entre la signification des mots à notre époque et à l’époque de Machiavel, mais pas si importantes qu’on pourrait le croire, et ici et là on retrouve sous des costumes divers la même éternelle humanité. Il nous est agréable de nous figurer qu’en parcourant les jardins successifs de l’Histoire nous trouvons des variétés, profondément différenciées, de la plante humaine, mais ce n’est pas une vue très philosophique, et Schopenhauer disait mieux, que, lorsqu’on a lu Hérodote, on a tout lu et que rien ne peut plus vous étonner. Quelque chose change cependant, c’est notre manière de voir et de comprendre les choses, car il y a une mode pour la sensibilité et pour l’intelligence comme il y en a une pour le port de la barbe, le plan de saillie des ventres féminins et aussi quelques autres usages et jugements touchant la morale ou l’esthétique. Sans cette variété que met dans la vie notre imagination, le monde nous paraîtrait tellement plat qu’il aurait arrêté de lui-même son évolution vers le néant, par honte de répéter toujours les mêmes gestes. Mais nous avons heureusement inventé la contradiction, ce qui rend par moments la vie tolérable. Ce qu’admira une génération ou une époque, la génération ou l’époque suivante ne manque pas de le mépriser, de sorte que quand on connaît un peu l’histoire de l’esprit humain, on s’aperçoit qu’il n’y eut jamais rien de stable, que la gloire d’aujourd’hui est l’ignominie de demain et réciproquement, mais que ce qui fut glorieux un jour peut très bien le redevenir et que ce qui fut une fois méprisé peut être méprisé à nouveau. On a bien essayé de formuler des canons, mais leur autorité dure ce que dure la réputation de qui les établit, et ainsi les règles des jugements sont soumises aux mêmes fluctuations que les jugements et n’ont quelque valeur que près de groupes qui ne sont pas toujours formés des mêmes éléments. Ce qui charma une aristocratie tombe aux plaisirs du peuple, et c’est parmi les plaisirs du peuple que parfois l’aristocratie vient chercher les siens. Heureux cependant qui aurait des principes assurés, des principes que l’on se transmettrait, comme jadis les meubles de la maison. Cela s’est vu, et il semble que l’Histoire fournisse certains exemples, non de l’éternité, mais de la longévité des principes. Mais les exemples de leur caducité sont la règle : Machiavel rentre dans la règle.

En attendant qu’il soit honni à nouveau, Machiavel est entré depuis cinquante ans dans la phase de l’estime générale. « C’était autrefois, dit M. Dubreton, qui croit aux revirements définitifs, une méthode fort en honneur chez les pédagogues » de séparer les hommes célèbres en deux groupes : les élus et les réprouvés. Aux uns une gloire sans tache. « Ces êtres extraordinaires apparaissaient glorieux dès le berceau, initialement, forcément glorieux, faits, marqués pour la gloire, suivant inévitablement un facile sentier de gloire, tout uni, sans ornières sans fondrières : ils étaient sûrs d’arriver au bout. » À l’inverse, il y avait les réprouvés, les grands scélérats, « qu’on enfonçait à coup de poing dans la géhenne ». Il ajoute : « Il est resté quelque chose de cette métaphysique d’enseignement : le nom de Machiavel garde encore pour la bourgeoisie je ne sais quelle saveur canaille, éveille je ne sais quelle idée de noirceur : ainsi Proudhon et sa formule. Ce sont des êtres diabolisés par les systèmes, les loups-garous de l’histoire, comme on en voit deux ou trois par siècles. » Cela remonte loin. La France du seizième siècle le tenait pour un monstre. Les jésuites le font condamner, ce qui excite les Turcs, qui se mettent à l’estimer. Pour les encyclopédistes, « Machiavel est un professeur de tyrannie et son livre est le bréviaire des tyrans ». Stendhal n’en eut pas peur, au contraire, et on retrouverait facilement dans ses romans les traces d’une lecture attentive, trop attentive, du Prince. Enfin vint Macaulay, qui découvrit que la machiavélisme était une invention des critiques et des historiens. Vers le même temps, les Italiens découvraient enfin le vrai Machiavel, homme comme tous les hommes, rempli de contradictions, n’essayant même pas de les atténuer, se laissant dicter ses jugements par l’observation de la vie, nullement conspirateur, nullement réformateur, nullement fourbe, honnête fonctionnaire et l’un des plus riches écrivains italiens du seizième siècle. Le livre qui le fait le mieux connaître, c’est le recueil de ses Lettres familières, qui ne sont connues dans leur intégrité que depuis 1885; c’est à cette source qu’a puisé surtout avec un rare discernement M. Dubreton.

Quand il visa une place d’État, à quoi il était bien destiné par son milieu et son éducation, Florence, qui connut tous les gouvernements possibles, qui fut comme les cités grecques un laboratoire politique d’une incroyable activité, jouissait de la domination des moines. Savonarole et ses frati en étaient les seigneurs tout-puissants. Machiavel assista à leur triomphe et y prit une singulière haine, non pas tant de la religion que de la démocratie religieuse, et comme on dirait maintenant, du cléricalisme. C’est un côté du caractère de Machiavel qui dut séduire Stendhal, lui qui ne pouvait croire à la bonne foi d’un prêtre ni qu’un prêtre pût jamais ni parler ni agir sans arrière-pensée. Pour Machiavel, Savonarole n’est qu’un fourbe. Comme le trésor est vide, le moine «faisait faire jêunes et processions » pour le remplir, et Machiavel, homme pratique, ne voit en tout cela que jonglerie. Quand Savonarole est vaincu et monte sur le bûcher, il le juge, mais presque uniquement au point de vue financier : « On ne peut compenser le dommage causé à la cité par ces frères; ils nous ont fait dépenser inutilement un énorme trésor, tenu la cité divisée, ont été l’occasion de la mort et de la ruine d’un grand nombre de nos concitoyens, et non des moindres. » Il dit à un autre endroit : « Les frati ne doivent pas se mêler de politique. » La mort de Savonarole et le revirement qui l’accompagna ouvrirent à Machiavel la carrière qu’il souhaitait. Il fut nommé secrétaire de la Seigneurie, puis attaché aux Dix, qui régissaient le département de la guerre et des affaires étrangères. Ainsi il fut mêlé à la fois à la politique intérieure et diplomatique de Florence qui devait aboutir, en 1512, à la restauration des Médicis et à sa propre disgrâce. C’est alors qu’il médita Le Prince, en prison, et que, rendu à la liberté, il l’écrivit à la campagne, au milieu des occupations rustiques. Le Machiavel champêtre est un bon homme, si simple que des commentateurs de ses Lettres familières ont voulu douter de la sincérité de ses soucis de propriétaire campagnard. Les abstracteurs de quintessence, dit Paul Deltuf (2), n’admettent pas qu’un tel homme s’intéresse à des objets aussi bas qu’une pile de bois, la chasse aux grives, le meunier, l’auberge et l’aubergiste. Le bois signifie Florence, les bûcherons les Florentins, etc. Enfin tout cela a un sens politique. C’est bien mal connaître Machiavel que de ne pas le croire capable de s’intéresser à toutes choses. Ne s’intéressa-t-il pas aussi au cocuage, comme le montre surabondamment La Mandragore, aux courtisanes, aux actrices, et la Barbera ne fut-elle pas sa maîtresse? Machiavel n’était pas riche : une pile de bois avait de l’importance pour lui, et même le prix d’un dîner (3). Donc, c’est le Machiavel champêtre, retiré, c’était bien par force, à San-Carciano, qui écrivit le traité des Monarchies (de Principatibus), autrement appelé Le Prince. On en connaît le ton. Il y a surtout un certain chapitre XVIIII : De quelle manière un prince doit tenir ses engagements, qui a fait douter si le livre n’était pas tout entier un jeu ironique. Amelot de La Houssaye traduit plus crûment : Si les princes doivent tenir leur parole. On y lit : « L’expérience de ces temps-ci montre qu’il n’est arrivé de faire de grandes choses qu’aux princes qui ont fait peu de cas de leur parole et qui ont su tromper les autres; au lieu que ceux qui ont procédé loyalement s’en sont toujours mal trouvés à la fin… Le pape Alexandre VI ne fit jamais autre chose que tromper, jamais homme ne fut plus persuasif, jamais homme ne promit rien avec de plus grands serments ni ne tint moins sa parole, et néanmoins ses tromperies lui réussirent toujours. » Oui, est-ce de l’ironie, est-ce un catéchisme de la ruse et de la duplicité à l’usage des Médicis qu’il voulait servir et auxquels il voulait montrer de quoi il était capable, ou bien n’est-ce pas tout simplement qu’il dit cela parce que l’expérience lui a enseigné que telle était la vérité? Machiavel ne méconnaît pas la morale, mais il met la vérité au-dessus de la morale. D’ailleurs il ne dit pas qu’il est bien de ne pas tenir sa parole, il dit que cela est utile, que cela est profitable. Son époque lui enseignait cela et d’autres époques aussi auraient pu le lui enseigner. Amelot fait remarquer qu’il écrit pour les rois, et que le commun des hommes aurait le plus grand tort de prendre Machiavel à la lettre, qu’un Alexandre VI lui-même pourrait le trouver mauvais et les rappeler durement au respect de leurs engagements. Il distingue soigneusement la morale politique de la morale de société, et si ce point de vue n’est plus théoriquement le nôtre, il faut convenir que, dans la pratique, les nations ne se comportent pas entre elles comme les particuliers honnêtes se comportent entre eux. Machiavel n’est pas un théoricien, c’est un observateur. Cependant, il n’est pas douteux qu’en dédiant ce livre à Laurent II de Médicis il n’ait eu le dessein de lui plaire et de lui fournir les moyens de mieux assurer son pouvoir. Les Médicis d’ailleurs donnèrent un démenti à Machiavel, comme l’a fait remarquer Renan, et ils fondèrent leur domination sur de tout autres principes que ceux qu’il exposait. Un homme vraiment machiavélique aurait dû penser qu’il eût été difficile, même à un Alexandre VI, de prendre pour serviteur l’apologiste de la fourberie. Cet homme si intelligent n’eut pas l’esprit de se méfier de l’hypocrisie universelle. Même à Florence, à cette époque il y avait au-dessus des partis une opinion publique. Les Médicis méditaient de s’allier avec la France : Machiavel se ferma la porte qui se serait peut-être ouverte devant lui. Le Prince fut une maladresse, et à tous les points de vue, car ce morceau de morale politique détourna l’attention de ses œuvres purement littéraires, dont l’originalité et la valeur profonde furent longtemps méconnues. Cependant, voic La Mandragore sur notre théâtre et personne guère ne s’intéresse plus au Prince que comme à une curiosité historique.

Par la pensée comme par la forme, Machiavel reste une des incarnations les plus caractéristiques de la renaissance païenne. Il n’aime que les anciens et sa patrie, qu’il voudrait modeler aux coutumes du paganisme, plier à cette religion civile qui fut celle des républiques grecques et celle aussi des Romains. Dans une page que cite M. Dubreton, il a l’air d’exposer une des idées capitales de Nietzsche sur la morale des maîtres et la morale des esclaves. « Notre religion n’a glorifié que les hommes humbles et contemplatifs, non les hommes d’action. Le christianisme met le souverain bien dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines; les anciens le mettaient dans la grandeur d’âme, la force du corps, tout ce qui est apte à rendre l’homme fort… L’ensemble des hommes, pour aller en Paradis, songe plus à souffrir les coups qu’à s’en venger. » M. Dubreton note encore qu’il avait en profond dégoût ces condottieri qui, à leur dernière heure, « font demander au pape de leurs péchés indulgence plénière ». Malgré cela il est certain qu’il se soumit pour mourir au formulaire chrétien. Frère Matteo assistait cet ennemi des frati. Il s’était mis également en règle avec la faculté en absorbant le matin même des pilules roboratives, qui figurent toujours dans le Codex sous le nom de pilules de Machiavel. À première réquisition, tout apothicaire vous les fabrique. Ses ennemis ne manquèrent pas de dire qu’elles étaient d’une formule aphrodisiaque, imprudence qui le jugula. Leur composition proteste contre cette fable : aloès, cardamone, safran, myrrhe, anis, bétoine, bol d’Arménie, modeste réconfort d’estomac. Machiavel était dyspepsique.

Notes
(1) La Disgrâce de Nicolas Machiavel, Florence, 1469-1527. Paris, Mercure de France, 1913.
(2) Essai sur les œuvres et la doctrine de Machiavel, avec la traduction littérale du Prince. Paris, 1867, in-8.
(3) Lettre du 15 avril 1513.

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