Le destin numérique des vieux livres

Stéphane Stapinsky
On pourrait parler de passéisme si les concepteurs des sites Web ne faisaient qu’exhumer des écrits anciens sans aller plus loin, s’ils ne se livraient qu’à de la pure érudition. Au contraire, ce qu’on observe le plus souvent, c’est la volonté de mettre en perspective le présent et le passé, ce qui s’exprime, c’est le souhait d’un dialogue avec ces pensées d’autrefois afin de mieux comprendre le passé et de mieux nous comprendre. Ce qu’on cherche à faire, c’est à mettre en valeur les textes d’autrefois qui nous apparaissent vrais et beaux, c’est extraire, de ces écrits poussiéreux, les pépites d’or qu’ils contiennent et qui autrement resteraient enfouies.
J’ai toujours été intrigué par le destin de ces livres passés de mode. Les plus précieux, les plus prisés aussi, les ouvrages «classiques», ou ceux admirablement reliés, dont la valeur monétaire est la plus grande, se retrouvent en bout de ligne chez le bouquiniste sinon chez l’antiquaire, et ils alimentent le marché du livre ancien. Ceux de moindre intérêt aux yeux des collectionneurs, parce que plus récents ou moins rares, mais qui sont toujours utiles (aux étudiants par exemple) dans tel ou tel champ de connaissance, ou ceux, non disponibles chez les libraires faisant dans le neuf, trouvent une halte, qu’on espère temporaire, chez le libraire d’occasion dans son acception courante. Une dernière catégorie d’ouvrages, qui constituent le rebut, la lie de la production bibliographique – c’est-à-dire les ouvrages qu’une évaluation souvent sommaire (ou purement monétaire) désignait comme tout à fait «dépassés», ou bien les ouvrages élagués des bibliothèques, que leur piètre apparence rendait invendables, ou encore ceux écrits par des écrivains obscurs et publiés par des maisons d’édition non moins obscures – se retrouvent chez les librairies d’écoulement (du genre «Bazar» du livre). Les livres semblent y avoir été achetés et acheminés en vrac. Ils proviennent souvent, on le constate en découvrant parfois un ex-libris, d’une bibliothèque, d’une école ou même d’une communauté religieuse. Ils semblent avoir été peu lus, peu empruntés, leurs pages n’ont souvent pas même été découpées. On trouve également, dans ces librairies, de volumineux stocks d’invendus d’éditeurs d’ici ou de l’étranger. Le tout, vieux livres ou invendus, soldé à vil prix.

Parmi ces monticules, on trouve parfois des paillettes d’or... Récemment, en parcourant les allées d’un de ces commerces, j’ai mis la main sur une petite biographie du poète portugais Camoens, par Georges Le Gentil, sur un volume d’extraits des Approximations de Charles Du Bos, enfin sur un essai de Gustave Coquiot sur le peintre Renoir, paru en 1925, pour des prix s’échelonnant de 25 cents à un dollar…

Si j’évoque ces faits, c’est pour insister sur deux choses : 1) le manque d’intérêt, dans notre culture, pour les «vieux livres» 1, et la dévalorisation de ceux-ci - ce qui est vieux étant généralement perçu comme dépassé (j’excepte bien sûr les «antiquités», qui ont une valeur marchande et que s’arrachent les bibliophiles); 2) les livres un tant soit peu anciens sont de moins en moins accessibles.

Concernant le premier point, nous vivons, nous ne le savons que trop, dans une société, qui n’a de considération que pour le nouveau. Paul Valéry parlait de «l'absurde superstition du nouveau». Nous y succombons à plein. Ce qui préoccupe les médias, c’est la toute dernière parution, et rien d’autre. Inutile d’en rajouter: nous savons de quoi il retourne.

Pour ce qui est du second point, constatons que, d’une part, les ouvrages «classiques» (les grands textes, les belles éditions), dont le nombre d’exemplaires est forcément de plus en plus réduit avec le temps (en raison de ses ravages), se trouvent concentrés dans les mains des collectionneurs; de l’autre, que les collections publiques ont tendance à se départir des ouvrages jugés trop vieux 2.

Il faut bien sûr rendre grâce aux collectionneurs et aux bibliophiles par qui la culture du livre est préservée. Toutefois, posséder une collection suppose une aisance financière, sinon une fortune personnelle; cela en fait une activité d’exception. Et puis, une collection privée est, on excusera le truisme, «privée». L’accès en est bien sûr réservé au propriétaire et à ses proches. On ne peut parler ici d’accès collectif.


Les bibliothèques
Dans les bibliothèques publiques, la tendance, ces années-ci, est plutôt à l’élagage. Les ventes annuelles organisées par les bibliothèques, qui sont l’occasion pour l’amoureux des livres de faire des trouvailles, en sont la preuve la plus manifeste. Et ce, quelle que soit la justesse des raisons invoquées (manque d’espace, nécessité de recueillir des fonds pour acquérir des nouveautés, etc.). Les livres qui écopent sont les «vieux livres», ceux qui sont moins «populaires», ceux qui n’ont apparemment pas circulé au cours des dernières années. Le «ménage» semble avoir été bien fait : il n’est qu’à se promener le long des rayons d’une bibliothèque municipale pour constater qu’il serait fort étonnant que la moyenne de ce qui s’y trouve soit de plus de dix ans. Les quelques ouvrages plus anciens que les bibliothèques publiques choisissent de conserver, elles les mettent souvent dans des magasins ou réserves externes, qui en rendent l’accès peu aisé et même coûteux 3. Il est intéressant de noter que, de ce point de vue, les bibliothèques subissent une évolution en tout point semblable aux librairies – seule la durée de séjour des livres sur les rayons diffère (quelques semaines ou quelques mois pour les librairies, quelques années pour les bibliothèques). Les bibliothèques publiques québécoises, il faut le reconnaître, ont la mémoire de plus en plus courte…

On rappelle souvent les lacunes des bibliothèques québécoises par rapport à celles des autres provinces canadiennes. On se plaint de ce que les bibliothèques scolaires et publiques d’ici n’aient pas leur juste part des subsides gouvernementaux, ce qui hypothéquerait leur capacité à faire des acquisitions. C’est sans doute vrai. Mais on parle ici d’acquérir des ouvrages (et des disques et des CD-Rom) neufs et récents. Il ne viendrait à l’idée de quiconque émet ce genre de commentaires de suggérer que l’on s’approvisionnât chez les bouquinistes…

Pour toutes ces raisons, on le constatera sans peine, l’accès aux ouvrages qui ne sont pas des «nouveautés» devient de plus en plus difficile dans les bibliothèques de notre époque.

Heureusement, il existe les bibliothèques nationales et les bibliothèques universitaires, qui ont une fonction de conservation et de recherche; ces institutions n’élaguent pas les titres de leur collection comme le font les institutions municipales ou scolaires. Cependant, les ouvrages anciens qui ne sont pas immédiatement utiles aux chercheurs sont souvent, là aussi, relégués à des magasins extérieurs, ce qui complique l’accès à ceux-ci. Par ailleurs, ces institutions sont en petit nombre sur notre territoire (bien qu’elles soient situées dans des centres populeux), et le public en général n’a pas le droit d’y emprunter des livres.

On pourrait me rétorquer que si ces ouvrages «vieillots» sont traités avec si peu d’égards par les institutions, c’est tout simplement que le public lecteur ne s’y intéresse pas et qu’il n’y a pas à redire puisque le client a toujours raison…

Nous sommes en fait confrontés à une logique circulaire: si ces ouvrages ne sont pas présents sur les rayons, c’est qu’on ne les connaît pas, et si on ne les connaît pas, c’est qu’on n’a pas été exposé aux idées de leurs auteurs. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des gens ne se réfèrent qu’aux nouveautés et aux auteurs contemporains.

Afin que cette production livresque puisse féconder à nouveau notre culture en ce début de millénaire, il faudrait que soient remplies deux conditions. Il faut, d’une part, qu’elle redevienne accessible; de l’autre, que les lecteurs soient introduits aux idées, aux pensées qu’elle véhicule. Concernant ces deux conditions, l’avènement d’Internet offre des perspectives prometteuses.


La chance qu’apporte Internet
Toute création de contenu sur Internet étant confrontée à la question des droits d’auteur, une des façons d’éviter le problème est de mettre en ligne du contenu libre de droits, du contenu appartenant au domaine public. La source principale de documents du domaine public est constituée des publications anciennes, celles dont nous parlons depuis le début de cet article.

C’est ce que ne se privent pas de faire, de par le monde, des institutions et plusieurs amateurs éclairés. Cette accessibilité immédiate des documents est une des qualités maîtresses de l’Internet. La Bibliothèque nationale de France fait, en matière de diffusion des textes, un travail exemplaire. Sur son site Gallica, elle met en ligne près de 80 000 ouvrages, principalement en langue française. La Bibliothèque nationale du Québec a fait de même, pour un plus petit nombre de publications (quelques centaines). En langue anglaise, un site comme de «The Online Books Page», hébergé par l’université de Pennsylvanie, recense près de 20 000 livres disponibles sur différents serveurs à travers le monde. Des initiatives privées sont également dignes de mention : «Les Classiques des sciences sociales», site impressionnant animé par le professeur Jean-Marie Tremblay, du cégep de Chicoutimi, et hébergé par la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi; la Bibliothèque électronique du Québec, créée par Jean-Yves Dupuis, qui offre en accès libre quelque centaines de publications québécoises et francophones du domaine public. Bien d’autres initiatives heureuses pourraient être évoquées.

C’est en bonne partie grâce à Internet qu’on redécouvre des figures significatives mais négligées de la vie intellectuelle, littéraire, artistique du passé. Pour ma part, c’est en parcourant la Toile que j’ai découvert les écrivains français Rémy de Gourmont 4, Jean Moréas et Laurent Tailhade, les historiens Gaston Boissier et Albert Sorel. J’y ai aussi pris une plus juste mesure de l’œuvre critique de Sainte-Beuve, qui croupit toujours en Enfer depuis les critiques d’un Marcel Proust au début du XXe siècle 5, ou de celle des frères Goncourt 6. Ce ne sont là que quelques exemples bien personnels. Même des auteurs plus près de nous, comme Teilhard de Chardin, bénéficient de l’apparition d’Internet 7. Des passionnés du monde entier nous font partager, par l’intermédiaire de leur site personnel, leur sujet de prédilection, que ce soit un écrivain, un musicien, une époque ou une œuvre particulière.

S’il est essentiel d’avoir des sites jouant le rôle de bibliothèques en ligne, que ce soit sur un domaine de la connaissance (ex. les sciences sociales) ou sur un auteur particulier (ex. Hugo), il est non moins important d’avoir des sites qui amorcent une réflexion sur ces textes, qui en montrent les richesses et mettent en valeur les aspects de ceux-ci qui demeurent pour nous pertinents. Nous avons besoin de guides pour orienter les gens vers ces textes et ces pensées qu’ils ne connaissent pas ou mal; je suis d’avis qu’une œuvre comme l’Encyclopédie de L’Agora, basée sur l’exercice du jugement et la transdisciplinarité, peut, à côté d’autres organismes et institutions, jouer un tel rôle.

Les circonstances m’apparaissent aujourd’hui réunies pour qu’un grand nombre de gens accèdent à ce patrimoine négligé. Alors qu’on met souvent en garde contre le fait qu’Internet pourrait éloigner la population des livres, ou même menacer l’avenir du livre, il se pourrait bien, ô ironie, qu’il nous rapproche d’une culture que nous avons oubliée et dont nous nous sommes longtemps privés. Une foule d’auteurs qu’on aurait ignorés autrement, qui auraient disparu des rayons des bibliothèques et peut-être même de la mémoire collective, vont avoir la chance de vivre une nouvelle vie dans le cyberespace. Quelques noms me viennent à l’esprit : Arthur Buies, John Ruskin, Thomas Carlyle, Henri Albert, Hippolyte Taine, Brillat-Savarin, Jean-Henri Fabre, Jules de Gaultier, Walter Pater, Émile Bernard – certains ne vous diront sans doute rien : à vous de les découvrir.

Soyons réaliste: l’accessibilité des textes n’équivaut évidemment pas à la connaissance, à la lecture effective de ceux-ci. Et puis, cette facilité d’accès dont je vante les mérites peut aussi être un piège. Ce que nous obtenons facilement, sans travailler pour l’acquérir, perd souvent assez vite de sa valeur à nos yeux. C’est vrai. Ce n’est qu’un premier pas, mais un premier pas indispensable : en effet, comment peut-on penser à lire des auteurs dont on ignorerait jusqu’au nom?!

Une culture passéiste?
De ce qui précède, on pourrait conclure au passéisme d’une telle conception de la culture sur Internet. Certes, il y a un décalage entre le contenu disponible en libre accès sur Internet et la vie culturelle d’aujourd’hui. Loin de le déplorer, comme plusieurs, j’estime que c’est pour nous la chance de regarder le passé avec une nouvelle fraîcheur, avec des yeux neufs. Et puis, ce décalage est loin de toujours jouer en faveur des auteurs actuels. Il peut rendre plus criantes certaines de leurs insuffisances. Peut-on dire que les textes d’autrefois sont moins porteurs de vérité, moins pertinents, moins riches de sens, même si les enjeux peuvent être différents, que ceux d’aujourd’hui? Il me semble évident que non. D’ailleurs, la fréquentation de ceux-ci ne peut qu’amener à s’interroger sur ce qu’est un texte «dépassé». Qu’est-ce qui est le plus important dans un écrit? Est-ce la connaissance la plus à jour qui soit, ou n’est-ce pas plutôt le souffle, le regard personnel, original, qu’apporte l’auteur? La traduction de Dante de Rivarol, même si elle n’est pas à jour du point de vue de la philologie et de la critique textuelle, a-t-elle pour autant perdu de son intérêt? Est-il moins profitable de lire des articles du Mercure de France des années 1910, dont le style, même s’il date parfois, est tout de même d’une belle tenue, que de parcourir les écrits informes de nos écrivains-journalistes d’aujourd’hui? À l’instar des écrivains décrits par Romain Rolland, certains auteurs illisibles et/ou insignifiants de notre époque craindront peut-être la concurrence des morts: «D’autres ne s’en prenaient pas aux vivants: ils en avaient aux morts, dont la copie gratuite obstruait le marché. L’œuvre de Musset venait de tomber dans le domaine public, et, à ce qu’il paraissait, on l’achetait beaucoup trop. Aussi réclamaient-ils de l’État une protection énergique, frappant de lourdes taxes les chefs-d’œuvre du passé, afin de s’opposer à leur diffusion à prix réduits, qu’ils taxaient aigrement de concurrence déloyale pour la marchandise des artistes d’à présent» (Jean-Christophe).

En fait, on pourrait parler de passéisme si les concepteurs des sites Web que nous avons évoqués ne faisaient qu’exhumer des écrits anciens sans aller plus loin, s’ils ne se livraient qu’à de la pure érudition. Au contraire, ce qu’on observe le plus souvent, c’est la volonté de mettre en perspective le présent et le passé, ce qui s’exprime, c’est le souhait d’un dialogue avec ces pensées d’autrefois afin de mieux comprendre le passé et de mieux nous comprendre. Ce qu’on cherche à faire, c’est à mettre en valeur les textes d’autrefois qui nous apparaissent vrais et beaux, c’est extraire, de ces écrits poussiéreux, les pépites d’or qu’ils contiennent et qui autrement resteraient enfouies.

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