Bien en soi-même
Il fallait jadis être en état de grâce, c'est-à-dire bien dans son âme, mais le plus souvent on se contentait d'être en accord avec sa conscience coupable. C'est pourquoi tant de gens vertueux avaient l'air si peu sauvés qu'il suffisait de les voir pour prendre la vertu en aversion. C'est pourquoi aussi la psychanalyse a eu tant de succès dans notre milieu. C'est d'ailleurs un psychanalyste, André Lussier, qui a posé le problème de la façon la plus juste dans divers articles parus il y a une vingtaine d'années dans Cité Libre et dans Le Devoir.
Dans un article indigné que lui avait inspiré la censure des Sorcières de Salem, il écrivait : « Nous ne sortirons de nos obsessions et de notre infantilisme que par une plongée franche en profondeur, un retour aux sources de l'humain, une réconciliation avec le corps, pour qu'ensuite s'ouvre la vie à l'épanouissement. Les coupures de notre censure sont le signe de la non-réconciliation. Elles témoignent de la fragilité de notre constitution morale, de l'étroitesse suffocante de ses limites d'opération. En somme, une condition d'amputé, un malade qu'on tient à l'écart ».
Il convient aujourd'hui d'être en état de plaisir, c'est-à-dire bien dans sa peau. Mais la peau est un concept aussi extensible que la vertu et il arrive souvent qu'on la confonde avec l'idée qu'on veut bien s'en faire, de telle sorte que l'on poursuit toujours le même idéal, mais inversé : être en paix avec une conscience qui, ayant changé de principe directeur, nous ordonne désormais de devenir des jouisseurs. Et quand les jeunes regardent au-dessus d'eux les êtres libérés qui leur font la loi, ils sont en droit de se dire : que de peaux tirées, durcies et affadies par l'idéal d'être bien dans sa peau! À quels efforts mutilants faut-il donc consentir pour s'épanouir en toute liberté? Nietzsche avait dit : « Nous sommes à la fois colombe, serpent et cochon ». Qui sait si les jeunes ne reprocheront pas à leurs aînés d'avoir censuré la colombe?
Une observation géniale de René Girard explique l'échec de tant d'entreprises visant à libérer les instincts. Cette observation, faite à propos du sacré, s'applique à tout ce qui est élémentaire dans l'homme : « La production du sacré est inversement proportionnelle à la compréhension des mécanismes qui le produisent ».
En se faisant un idéal d'être naturel, on se condamne à forcer sa nature. Le défoulement voulu comme tel n'est pas un défoulement. Le mot d'ailleurs n'existerait pas dans un monde où la chose ne serait pas recherchée. Les orgies planifiées et vécues par des acteurs conscients de ce qu'ils font ne sont pas des orgies. La libération du corps par l'action directe de l'esprit est une impossibilité, que l'on ne peut nier qu'en s'exposant aux pires caricatures. Un film récent de François Reichenbach, Sex O'Clock U.S.A., a révélé quelques-unes de ces caricatures. L'amour physique n'est ni une discipline olympique, ni un happening; la jouissance ne découle ni du record abattu ni de la spontanéité recherchée pour elle-même.
André Lussier avait prévu ces réactions caricaturales. C'est d'ailleurs ce qui l'inquiétait le plus dans le moralisme d'il y a vingt ans : « Je ne souhaite pas, par ailleurs, qu'une sexualité brutale et primaire, sans transposition, envahisse la production cinématographique ou littéraire. Le roman a suffisamment péché dans le sens d'un emprunt forcé à une pensée freudienne défigurée. C'est de l'artifice et non de l'intuition spontanée ».
Faudrait-il en conclure que toute libération est illusoire et attendre passivement le retour du balancier? Une vertu vengeresse remplacerait alors une liberté provocatrice, et tout serait à recommencer à un niveau plus bas encore. Mais comment opérer la synthèse? Comment échapper aux contrefaçons symétriques que nous venons d'énoncer? Comment être bien en soi-même, c'est-à-dire à la fois dans son âme et dans son corps? Pour répondre aujourd'hui à cette question de toujours, il faut d'abord réfléchir sur l'action indirecte. Elle consiste pour l'esprit à remettre une partie de son pouvoir à des choses extérieures qui l'expriment et le prolongent. L'ameublement d'une maison est une action indirecte. Au lieu de succomber à la pesanteur des choses, on est bientôt porté par l'esprit qui les ordonne et les anime. Et cette influence bienfaisante du milieu n'est pas réductible à un conditionnement positif. Il y a eu miracle de l'art, c'est-à-dire fusion de l'esprit et de la chose et non manipulation de la chose par l'esprit.
C'est à cette action indirecte et esthétique qu'il faut recourir. Il existe un environnement qui convient à la vie et qui peut la réveiller même lorsqu'elle est réduite à une étincelle visible. Il faut retrouver cet environnement ou le recréer. Il est caractérisé par la diversité et par l'état d'alerte
dans lequel il tient les sens, soit pour les prévenir d'un danger, soit pour leur annoncer un plaisir. Mumford ajouterait qu'on y retrouve de « l'amour propre animal, la couleur dans le cadre extérieur et la profondeur émotive dans le paysage intérieur ». À Montréal, à l'heure actuelle, la Plateau Mont-Royal donne une idée de ce qui pourrait être un milieu urbain mis au service de la vie.
On reconnaît un tel milieu à ce qu'on y marche sans avoir à faire des efforts de volonté. On y est porté par des sensations qui se relaient les unes les autres comme les vagues de la mer. Ici, il y a les odeurs d'un restaurant, plus loin, les coloris des vêtements dans une vitrine et partout des façades qui, par leurs particularités, évoquent la variété des visages humains. Dans un tel environnement, l'érotisme, au sens large, irait de soi, avec ses tragédies et ses extases. Les femmes auraient droit de cité sans avoir à se travestir en énergumènes volontaristes. Pour accéder aux suprêmes raffinements, nul ne serait tenu d'en étudier les recettes dans des manuels calqués sur les guides de conduite et l'entretien des automobiles. On ne confondrait pas l'exact avec le vrai. Les connaissances indispensables se présenteraient enveloppées de poésie. La culture prendrait avec grâce le relais de la nature.
Mais même dans ce contexte sensuel, l'esprit ne devrait pas abdiquer. La maxime d'Alain aurait encore un sens : «L'âme? C'est ce qui dit non quand le corps dit oui ». Il faut bien quelque chose en nous qui dise non à l'égoïsme en amour, à la lâcheté à la guerre, à l'irresponsabilité en affaires; et quand notre corps s'endort au volant, il faut bien qu'un principe moins paresseux lutte pour nous garder les yeux ouverts. Quand les sens s'épanouissent, le corps, disait Grandmaison, cesse d'être un arc pour devenir une lyre. Or, pour faire chanter une lyre, il faut encore plus de maîtrise de soi que pour tendre l'arc.
Voyez Ulysse! Il est difficile d'imaginer un homme qui prenne plus de plaisir à être ce qu'il est. Pourtant jamais il ne perd la tête. Circé elle-même ne parvient pas à le détourner de son but qui est de délivrer ses compagnons réduits à l'état de cochons. Mais si cet homme rusé ne perd jamais la tête, c'est parce que cette dernière est présente en lui d'une manière discrète, infinitésimale, parce qu'elle règne par la persuasion, non par la force. L'environnement fait le
reste; Homère était un homme civilisé.
Montréal, rue Prince-Arthur, Québec, sous le Cap : c'est là entre autres que s'élabore la synthèse qui nous dira qu'entre la barbarie et la décadence, il nous sera permis d'avoir un remède de civilisation.