De Maistre et la réaction catholique

Charles Renouvier
L'éloignement était grand de l'esprit éclectique et de l'enseignement universitaire, sous le règne de Louis-Philippe, à la littérature romantique et aux élucubrations de religiosité philosophique, très confuses chez la plupart, mais plus ou moins liées à tout ce qui avait vie à cette époque. Ramenées à leurs origines, les idées régnantes participaient à la fois de l'esprit de la Révolution et de la réaction contre la libre pensée négative du xvme siècle. Elles tenaient et de Voltaire et de Rousseau, et de l'optimisme positiviste de Condorcet, avec sa thèse du progrès nécessaire, et de la spéculation théologique, remise à la mode dans ce qu'on appelait le néochristianisme, et enfin du panthéisme venu par infiltration de l'Allemagne, et qui se mêlait à la fermentation des idées saint-simoniennes et phalanstériennes. Mentionnons, pour ne rien oublier, l'existence d'une tradition moins philosophique, au cours plus caché, mais très réelle, qui s'était conservée jusquelà du communisme de Babeuf (Conspiration pour l'égalité, 1797). On comprend que d'un mélange aussi trouble il n'ait pu sortir aucune doctrine de forme rationnelle, à principes fermes, nets et cohérents.

Nous avons à remonter à deux sortes d'origines qui sont assurément bien apposées, et qui ne laissent pas de reconnaître une inspiration commune : la réaction catholique et les premiers plans socialistes. La Révolution en apparence terminée, sous le Consulat, à la veille de l'Empire, plaçait les esprits profonds sous des influences complexes: Un grand ébranlement des principes de l'état social; le sentiment de l'incertitude et de l'instabilité qui semblaient inhérentes aux institutions libres, et qu'on avait de la peine à juger favorablement en elles-mêmes; le fait que le nouvel état de choses ne répondait pas suffisamment aux grandes espérances qui avaient animé le peuple à l'assaut et à la démolition de l'ancien régime; et une conviction encore entière, dont s'étaient montrés si pénétrés les philosophes et les révolutionnaires : la foi dans les principes, une confiance extrême dans l'efficacité des institutions conçues a priori pour assurer à une nation un bon et solide gouvernement, et le bonheur. À cette illusion de la raison, que les réactionnaires catholiques et royalistes n'ont cessé d'objecter aux rationalistes révolutionnaires, et de laquelle sont nées dix constitutions dans le cours d'un siècle, les légitimistes donnaient pour pendant l'illusion de la coutume, c'est-à-dire qu'ils se fiaient à la possibilité de restaurer, avec « le trône et l'autel », les sentiments populaires leur indispensable soutien, et des privilèges moralement condamnés avant la Révolution, qui ne fit que prononcer leur déchéance.

Après dix années de bouleversements dans les idées et les habitudes, à une époque où les hommes de la nouvelle génération, imbus de l'esprit du siècle précédent, pouvaient croire la religion, eu tant qu'institution d'État, abolie sans retour, — car il parut bien en être ainsi depuis 1793 jusqu'au Concordat (1801), — les penseurs soumis aux influences que nous venons de définir se partagèrent selon leur passé, leur éducation, leurs désirs. Ceux qui crurent à la possibilité d'une restauration religieuse et monarchique se remirent à l'étude des principes dont la méconnaissance avait suivant eux causé la catastrophe, et s'occupèrent de leur rendre l'autorité morale. D'autres, en petit nombre, et d'abord ignorés, se livrèrent à la recherche de principes nouveaux, à la lumière desquels on pût procéder au remplacement des autorités discréditées, déchues, et réorganiser une société que les principes libéraux, purement négatifs, avaient toute désemparée.

Le plus profond, comme le plus ancien des philosophes de la réaction, fut un noble catholique, Piémontais de race, Français de cœur, Européen d'éducation et de profession (il servait dans la diplomatie) chez qui les « phénomènes » de la Révolution avaient produit l'effet d'une sorte d'horreur mystique, et suscité des idées semblables à celles qui venaient aux prophètes hébreux quand ils voyaient dans les événements les signes de la colère de Jéhovah. Le comte J. de Maistre, dans un livre publié en 1797, déclarait que la Révolution française, accident en apparence inconcevable, était cependant un fait d'ordre providentiel ; que ses auteurs avaient visiblement mis en eeuvre une force machinale excellente pour écraser quiconque en contrariait les effets, ou ne prétendait même que les éviter en s'isolant ; que son but avait été, premièrement, de punir la France, infidèle à sa vocation en Europe, et démoralisatrice des nations qu'elle avait mission de guider dans l'ordre religieux; secondement, de régénérer par la persécution un sacerdoce déchu, tombé dans le relâchement. C'est également par la volonté du ciel, selon de Maistre, que l'armée française avait servi fidèlement et défendu victorieusement la Révolution coupable du plus grand des crimes : l'attentat contre la souveraineté : « Qu'on y refléchisse bien, disait-il, on verra que le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient être sauvées que parle jacobinisme ». Or Dieu a encore de grands desseins sur cette nation qu'il ne veut que ramener à l'ordre par une punition si cruelle.

«Le Roi n'a jamais eu d'allié; et c'est un fait assez évident pour qu il n'y ait aucune imprudence à l'énoncer, que la coalition en voulait à l'intégrité de la France. Or, comment résister à la coalition? Par quel moyen surnaturel briser l'effort de l'Europe conjurée. Le génie infernal de Robespierre pouvait seul opérer ce prodige. Le gouvernement révolutionnaire endurcissait l'âme des Français, eu la trempant dans le sang; il exaspérait l'esprit des soldats et doublait leurs forces par un désespoir féroce et un mépris de la vie qui tenaient de la rage. L'horreur des échafauds poussant les citoyens aux frontières, alimentait la force extérieure à mesure qu'elle anéantissait jusqu'à la moindre résistance dans l'intérieur. Toutes les vies, toutes les richesses, tous les pouvoirs étaient dans les mains du pouvoir révolutionnaire ; et ce monstre de puissance, ivre de sang et de succès, phénomène épouvantable qu'on n'avait jamais vu, et que sans doute on ne reverra jamais, était tout à la fois un châtiment épouvantable pour les Français et un moyen de sauver la France.

« Que demandaient les royalistes lorsqu'ils demandaient une contre-révolution telle qu'ils l'imaginaient, c'est-à-dire faitebrusquementet parla force ? Ils demandaient la conquête de la France ; ils demandaient donc sa division, l'anéantissement de son in-

fluence et l'avilissement de son Roi, c'est-à-dire des massacres de trois siècles peut-être; suite infaillible d'une telle rupture d'équilibre. Mais nos neveux qui s'embarrasseront très peu de nos souffrances et qui danseront sur nos tombeaux riront de notre ignorance actuelle ; ils se consoleront aisément des excès que nous avons vus, et qui auront conservé l'intégrité du plus beau Royaume après celui du Ciel (Grotius, Epistola ad Ludovicum X111). »

L'auteur achève de montrer la hauteur de ses vues en exprimant la pensée, qu'il ne faut pas songer à restaurer l'Ancien Régime avant la paix; que môme cet événement pourra se faire longtemps attendre ; que la durée de la réaction doit se proportionner à celle de l'action, et qu'il sera bon que celle-ci soit l'aeuvre du peuple lui-même : « S'il ne se fait pas une révolution morale en Europe, si l'esprit religieux n'est pas renforcé dans cette partie du monde, le lien social est dissous. On ne peut rien deviner et il faut s'attendre à tout. Mais s'il se fait un changement heureux sur ce point, ou il n'y a plus d'analogie, plus d'induction, plus d'art de conjecturer, ou c'est la France qui est appelée à le produire.

« C'est surtout ce qui me fait penser que la Révolution française est une grande époque et que ses suites dans tous les genres se feront sentir bien au delà du temps de son explosion et des limites de son foyer. » (Considérations sur la France)

De Maistre a été bon prophète en ceci du moins que, depuis un siècle que ces lignes sont écrites, la France a été le foyer principal de l'action et de la réaction touchant cette foi catholique à laquelle il croyait le salut de l'Europe suspendu. Encore aujourd'hui, le retour à la fidélité de cette nation est un thème assez ordinaire des discours du Pape Léon XIII aux pèlerins qui se rendent à Rome. L'Église romaine, soixante ans après la publication (en 1809) du livre Du Pape, a eu la puissance de réaliser les vues de son auteur sur la souveraineté spirituelle et sur l'infaillibilité du pouvoir spirituel de dernier ressort. Avant ce dernier moment, les « libertés de l'Église gallicane », qu'il avait combattues dans un ouvrage spécial (en 1821), n'étaient déjà plus soutenues par un esprit très vivant dans le clergé. Ses oeuvres et ses prévisions raisonnées avaient contribué grandement à ce résultat. La politique ecclésiastique de Louis XIV et de Bossuet ne trouvait plus de sérieux défenseurs, du côté de l'Église, et le pouvoir civil n'était plus, ni en vertu des idées régnantes, ni peut-être par sa force réelle, en mesure d'en faire respecter les arrêts. Quant aux idées dogmatiques et mystiques dont le comte de Maistre accompagnait des considérations d'un esprit très moderne, on ne saurait dire qu'elles aient retrouvé un grand crédit en France et en Europe, mais elles n'ont pas cessé d'appartenir à l'enseignement de l'Église : les voies de la Providence, qui mènent au bien par le mal, qui, à tout instant, récompensent ou punissent les hommes par le fait d'événements en apparence accidentels, la réversibilité du mérite et celle du crime, l'expiation par le sang versé, sont toujours le fond de la doctrine catholique.

Les pages célèbres de de Maistre, qu'il suffit ici de rappeler, sur, la nécessité et la vertu de la guerre, sur les supplices assimilés à des sacrifices, sur l'inquisition, le bourreau, sur les lois terribles du gouvernement divin de l'humanité damnée pour la faute originelle, tout cela ne semble paradoxal qu'à cause de la passion et du grand style de l'écrivain, mais ne s'éloigne réellement point de la philosophie du catholicisme. Quant à ses diatribes contre les auteurs que les philosophes du xvrne siècle ont regardé comme leurs principaux maltres, Bacon et Locke; quant à sa déclamation fameuse contre Voltaire, et, pour aller tout au fond, à sa curieuse critique de l'esprit de la Grèce antique, esprit d'examen et de division, origine (le toute insubordination et de toute hérésie dans le monde occidental, il est juste d'y remarquer la hauteur des vues, la profondeur des jugements, dirigés comme par un extraordinaire instinct; inutile d'en relever les fautes et L'éclatante partialité.

L'argumentation du livre Du Pape appelle une attention particulière. Un caractère saillant de cet ouvrage catholique est le caractère tout politique du raisonnement, dans cette thèse employée à démontrer la réelle infaillibilité d'un juge : que tout jugement, tout arrêt rendu, en une société organisée quelconque, exige la reconnaissance d'un tribunal de dernier ressort dont la décision soit souveraine. Il est vrai que les litiges sans cela seraient interminables et que la justice paraîtrait toujours douteuse. Il ,faut en finir. Ce qu'il importe dc noter, c'est que le raisonnement est bon et applicable, pourvu qu'on accorde à l'auteur son hypothèse. Son hypothèse, qui non seulement est la sienne, partout invoquée ou supposée, mais que tant de personnes ont admise, ou admettent encore, sans réfléchir aux conséquences, c'est qu'i existe une souveraineté dans l'ordre spirituel, aussi bien qu'il en existe une dans l'ordre temporel; en d'autres termes, un droit de commander aux consciences, en leur révélant des vérités certaines, non moins qu'un droit de prescrire ou d'interdire des actes en vertu d'une autorité civile. De Maistre reconnaissait les «deux pouvoirs», et les distinguait, les séparait, tout en réclamant leur étroite alliance, pour le bon ordre social. Mais la suprématie visible du premier, d'après sa nature, dès qu'il est reconnu, le portait nécessairement, fort logicien qu'il était, à chercher dans l'autorité de l'Église, le point fixe d'où devaient émaner des arrêts de vérité qu'on ne pct mettre en doute. Vrais ou non qu'ils soient en eux-mêmes, disait le raisonnement, il en faut qu'on répute infaillibles, comme dans la justice civile.

C'est ce doute apparent qu'on objecte à de Maistre, mais on oublie qu'il n'est que de supposition, l'infaillibilité de l'Église étant une thèse unanime des théologiens, et toute la question se réduisant à déterminer le siège le mieux approprié aux décisions souveraines de l'Infaillible. Le philosophe absolutiste est frappé, plus qu'il ne voudrait l'avouer, du caractère anarchique des délibérations des Conciles, de leurs conflits intérieurs, oui même extérieurs, et des difficultés de l'œcuménicité, toujours niable; il se pose une question, non de souveraineté mais de gouvernement, et n'a pas de peine à prouver que le monarchique est celui de tous qui satisfait le mieux aux conditions de la déclaration de la vérité une et certaine, indisputable. Les adversaires du catholicisme ne devraient jamais oublier que le principe qu'ils ont à combattre est celui de l'existence d'un pouvoir spirituel. L'obstacle opposé à leurs succès définitifs est la passion de beaucoup d'âmes d'avoir leurs consciences gouvernées. La nature du tribunal de dernier ressort, avec pouvoir législatif, en un pareil gouvernement, n'est qu'accessoire, quelque importance qu'elle puisse tenir des circonstances.

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