Incarnation de l'esprit ou spiritualisation de la matière
Imprégnation de la chair par l'esprit. C'est la première définition de l'incarnation. Son lieu est l'amour, car elle suppose le consentement. Une seconde définition s'est imposée, pour triompher au XXe siècle dans la philosophie de Teilhard de Chardin: spiritualisation de la matière , l'esprit étant alors identifié à la raison, à la raison instrumentale plus précisément. Cette dernière n'a qu'un rapport d'extériorité et de puissance à la matière, comme c'est le cas dans la frabrication des machines. L'esprit incarné est une présence. La matière spiritualisée est une chose. Daniel Cérézuelle soutient dans La technique et la chair, qu'il faut subordonner la seconde à la première, sans quoi il ne sera jamais possible d'imposer une limite au progrès technique.
L'incarnation doit demeurer au centre de notre réflexion pour trois raisons. La première est liée aux dangers que présentent les doctrines dualistes depuis l'aube de la pensée, et encore maintenant; les deux autres sont plus directement liées à l'actualité, plus précisément aux avancées dans les neurosciences et la génétique, ainsi qu'à la légitimité progressivement accordée à une posthumanité caractérisée avant tout par la désincarnation. C'est pourquoi le dernier livre de Daniel Cérézuelle, La technique et la chair, mérite la plus grande attention. Il s'agit d'un recueil de textes tous intéressants, convergeant vers le thème central, lequel est traité d'une façon spéciale dans un essai dense d'une trentaine de pages qui constitue le noyau du livre. Cet essai s'intitule: La technique, la chair et le temps.
C'est à ce texte que nous nous arrêterons, en évoquant à l'occasion d'autres chapitres du livre. Daniel Cérézuelle a bénéficié de l'amitié et de l'enseignement de trois des penseurs qui ont le plus contribué à la critique de la technique au XXe siècle: Jacques Ellul, Ivan Illich et Bernard Charbonneau. Le premier était protestant, le second catholique, le troisième agnostique. Quant à l'auteur lui-même, il s'estime indigne de la tâche qu'il s'est assignée puisque, dit-il, je ne suis «ni théologien ni croyant.» .
Personne toutefois n'était en meilleure position que lui pour mettre en lumière ce qui rapproche et ce qui distingue les trois auteurs sur une question à laquelle chacun d'entre eux attacha la plus grande importance : l'incarnation. Quelque effort que Daniel Cérézuelle, dans sa trop grande humilité, fasse pour s'effacer devant ses maîtres, il ébauche pour nous aider à les comprendre une hypothèse sur l'incarnation qui, par-delà les trois auteurs dont il parle, jette une lumière singulière sur les grands enjeux actuels et notamment sur la question des limites au progrès technique.
Incarnation de l'esprit ou spiritualisation de la matière
Parlons d'abord de cette hypothèse, il nous sera plus facile ensuite de comprendre le point de vue de chacun des trois auteurs. La présence de l'esprit dans la matière, définition générale de l'incarnation, peut prendre deux grandes formes : l'incarnation de l'esprit et la spiritualisation de la matière. L'unité est le vœu de tous les amants, mais ils ne parviennent à la créer entre eux que dans la mesure où elle se crée en chacun d'eux, en permettant à leur esprit de s'incarner dans leur chair jusqu'à ce qu'elle en rayonne. Voilà ce qu'un occidental pourrait entendre par incarnation de l'esprit dans la chair, même s'il n'avait été nourri que par la Grèce antique.
Par spiritualisation de la matière, on peut entendre deux choses : la création par l'homme d'œuvres d'art qui sont à son image, c'est-à-dire constituée d'un esprit rayonnant à travers une matière. Ou alors l'invention par l'homme de procédés techniques et de machines où l'esprit, réduit à la raison, aussi appelée raison instrumentale, n'a qu'un rapport d'extériorité avec la matière qu'il soumet à sa loi.
Plutôt que de faire le détour, discutable à ses yeux, par la Grèce antique, Daniel Cérézuelle l'incroyant associe immédiatement l'incarnation à la Bible en général et plus particulièrement au mystère chrétien de l'incarnation qu'il nomme ensarkosis logou dans le sous-titre de son article. Et le verbe s'est fait chair ! Et verbum caro factum est ! Auparavant, et encore aujourd'hui dans plusieurs religions, le salut, la libération consistait plutôt pour l'esprit immortel à se séparer de son enveloppe charnelle corruptible: la perfection s'atteignait par la désincarnation. Et en ce moment même, à la fine pointe de ce qu'on appelle le progrès, la chair est la chose qu'il faut fuir. Il n'y a guère de place pour elle dans les intelligent ou les spiritual machines de l'américain Ray Kurzweil par exemple.1 Et cette intelligence artificielle que l'on pourra conserver indéfiniment sur disque dur doit, pour mériter un tel sort, rompre ses derniers liens avec l'intelligence biologique. Et ce ne sont pas là des idées réservées à quelques techniciens excentriques. Au terme de son analyse du film La Matrice, Cérézuelle interprète ainsi la fascination qu'exerce l'ordinateur sur les adolescents:
« Ubiquité, ex temporalité, désincarnation : voilà les attributs que l’existence cherche à conquérir par les techniques de la communication . Finalement, l’ordinateur est investi de la mission de tuer la loi de l’existence et d’en finir avec ce que Freud appelait ''le principe de réalité ''».2
On avait déjà bien des raisons de considérer l'incarnation comme le centre de l'histoire, comme le point d'unité, dont l'homme ne peut s'éloigner qu'au risque de perdre son humanité. Les nouvelles techniques de communication nous en apportent une nouvelle preuve, plus forte que les précédentes, parce qu'elles se présentent comme la voie de l'avenir, alors que l'on pouvait associer les précédentes à la pensée archaïque. Ce qui fait apparaître l'incarnation comme une chose plus étonnante encore qu'elle n'avait semblé l'être.
« Le Verbe, écrit Cérézuelle, arrive enfin à se faire chair, à se réaliser concrètement dans ce monde. Jusque là les hommes pouvaient penser que la perfection qui réalise toutes les aspirations de l’esprit ne peut exister que dans un au-delà du monde naturel. Jésus, en assumant la condition d’homme, donne aux hommes l’exemple de la pleine réalisation du spirituel dans ce monde. Comme au moment de la création, le Verbe n’est plus cantonné dans l’autre monde. L’idéal peut s’inscrire dans le réel, dans le temps et dans l’espace, dans la vie quotidienne ; en la personne de Jésus les hommes en ont l’exemple. » 3
Cérézuelle, disions-nous, distingue l'incarnation de l'esprit, qu'il vient d'évoquer, de la spiritualisation de la matière. La première, précise-t-il ensuite, se confond avec la descente vers nous du Fils, du Dieu rédempteur , tandis qu'il faut plutôt associer la seconde à l'acte créateur de Dieu le Père. Voici l'origine des deux grands courants de pensée entre lesquels le XXe siècle catholique se partagera... et auxquels, croyants ou incroyants, nous devons remonter pour penser clairement nos rapports avec la technique.
À partir de 1910, les prêtres catholiques furent obligés, au moment de leur ordination, de prêter le serment anti moderniste destiné à protéger la fixité du dogme aussi bien contre des idées modernes telle l'immanentisme de Spinoza que contre la théorie de l'évolution qui prenait forme à ce moment. Le mythe du progrès devenu la croyance la plus répandue dans l'humanité se trouvait ainsi condamné. «Je condamne également, déclarait le futur prêtre, toute erreur qui substitue au dépôt divin révélé, confié à l'Épouse du Christ, pour qu'elle le garde fidèlement, une invention philosophique ou une création de la conscience humaine, formée peu à peu par l'effort humain et qu'un progrès indéfini perfectionnerait à l'avenir. »
Au lieu de faire face courageusement aux idées nouvelles, surgissant de toutes parts, au risque de devoir réviser certains éléments de sa doctrine, l'Église adoptait ainsi une position de repli qui allait la couper progressivement non seulement des élites intellectuelles, mais aussi du réel et finalement du plus humble fidèle. C'est ce qui rendit le Concile Vatican II nécessaire, à la suite duquel, en 1967, le pape Paul VI devait abolir le serment anti moderniste.
Sur le terrain, en France en particulier, le progressisme avait déjà triomphé, l'Église avait succombé à l'égarement des contraires en s'engageant sur la voie du progressisme qui est aussi celle de la spiritualisation de la matière, comme nous l'expliquerons plus loin. Mais il nous faut d'abord rappeler qu'avant même que le progressisme ne triomphe dans l'Église, plusieurs penseurs, dont Bernard Charbonneau et Jacques Ellul (Illich les rejoindra par la suite) avaient amorcé une critique du progrès sui generis, entendant par là qu'il ne devait rien à l'anti modernisme, mais reposait plutôt sur un retour plus authentique à la source : l'incarnation
Emmanuel Mounier fonda en 1932 la revue Esprit. Au cours des années suivantes, cette revue chercha sa voie dans un dialogue avec divers groupes d'amis qui s'étaient formés dans diverses régions de France, dont l'Aquitaine, ou le Sud Ouest. À la tête de ce groupe, se trouvaient deux jeunes penseurs liés par une amitié – nous sommes au pays de Montaigne et de la Boétie – qui allait durer toute leur vie : Bernard Charbonneau, enfin reconnu comme l'un des fondateurs de l'écologie politique en France et Jacques Ellul, l'auteur du Système technicien.
Dans un ouvrage magistral sur le personnalisme dans les années 1930 en Europe, Thomas Keller, co auteur avec Christian Roy, résume bien les raisons de la rupture en 1937 entre le groupe d'Aquitaine, aussi appelé « les personnalistes gascons » et la revue Esprit .
«Ellul et Charbonneau ne peuvent admettre ni la vénération de la nation par Esprit, ni sa notion de la technique comme reflet de l'âme. Charbonneau avait notamment pu stigmatiser dans la revue la fécondité artificielle de la publicité. Tous deux opposent ainsi une réalité première, la création, à une réalité fabriquée qui prend le dessus et ouvrent ainsi la voie à l'écologisme. Ellul, barthien, comme Rougemont, récuse un anti libéralisme qui épargne la Technique de toute critique. En réalité, l'évolution de la technique génère le fascisme, qui adapte les mentalités hésitantes à se ranger aux temps modernes.» 4
Nature et liberté chez Charbonneau
La conception de l'homme de Charbonneau gravite autour de deux besoins fondamentaux, le besoin de nature et le besoin de liberté. Par nature il entend moins la nature sauvage idolâtrée par de nombreux naturalistes américains que le paysage européen traditionnel finement aménagé par l'homme. Il suffit d'une promenade dans l'une des vallées pyrénéennes où il prenait racine chaque été pour comprendre son besoin de nature, et pour comprendre du même coup son hostilité à une technique qui au lieu d'aménager finement le paysage, avec son consentement, si l'on peut dire, le traite comme une simple matière à transformer en fonction des exigences de l'efficacité. « Ne jamais sacrifier le créé au fabriqué », telle était sa règle d'or.
On est cependant étonné qu'il associe un besoin de liberté à ce besoin de nature. La nature n'a-t-elle pas comme caractéristique principale de limiter la liberté ? N'est-il pas évident que le progrès technique offre à l'homme une liberté dont le prive l'enracinement dans la nature? Par rapport à celui auquel il était restreint dans ses Pyrénées des années 1930, le choix d'un citoyen-consommateur actuel est praitquement illimité : il va de l'insémination artificielle au suicide assisté en passant par toutes les destinations du monde, les trois sexes et pratiquement tous les métiers et s'il s'installe dans le virtuel, autre choix qui lui est offert, il a plus d'objets à consommer à chaque instant qu'il n'a d'instants dans toute sa vie pour le faire.
Aussi bien n'est-ce pas au choix que Charbonneau identifie la liberté, mais à l'incarnation, c'est-à-dire au combat pour assurer le pénétration de l'esprit dans la matière, pour façonner en lui et hors de lui un paysage semblable à ceux qui enchantaient ses promenades. « La conscience, poursuit Charbonneau, est originellement mystifiée, au lieu de dire je elle devrait dire on. C'est pourquoi le premier acte de l'esprit est de se saisir lui-même, d'être le premier objet de sa mise en question. Alors, toute voix se tait quand son silence s'élève, comme sa voix quand tout se tait en nous. [...] Cet esprit ne se manifeste que dans un homme. Sa présence invisible n'est jamais révélée qu'au regard qui plonge en un regard, sa voix n'a jamais retenti qu'au cœur du silence que chacun porte en soi. L'unique issue qui puisse s'ouvrir dans le mur de la condition humaine, nous la chercherions en vain autour de nous, elle est en nous. Mais qui la franchit découvre une immensité, marche vers quelque Saint des Saints de lumière. Quiconque tournant le dos au monde pousse la porte la plus étroite qui soit, l'ouvre sur le large de la liberté. » 5
Mais n'est-ce pas là le retour d'une nostalgie semblable à celle qui a inspiré le serment anti moderniste? Aux yeux de Charbonneau, la nostalgie, cette fuite vers l'arrière, est aussi vaine que la fuite vers l'avant. Traditionalisme ou progressisme? Charbonneau les renvoie dos à dos. La vraie liberté est ailleurs, au-dessus des deux. «Vivre dans le temps n'est pas une science, encore moins une technique mais un art d'associer personnellement ses deux termes. Il me faut le temps... d'être un homme, celui qui somnole dans les millénaires ne l'est pas plus que celui qui traque les secondes. Bloquer le cours du temps ou céder à sa fugacité c'est également s'engluer dans l'inertie ou le mouvement du cosmos. S'évader du présent dans quelque fin des temps comme certains mystiques religieux ou révolutionnaires, ou bien sacrifier la durée à l'actualité ou au plaisir du moment comme certains activistes ou hédonistes, c'est dans les deux cas refuser, avec le temps, la condition humaine, qui est d'incarner l'Éternel dans l'instant. Ils ne s'opposent pas, mais se révèlent l'un l'autre. Il n'est de mouvement qu'en fonction d'un point fixe: il faut rester tant soi peu soi-même à travers les années pour savoir à quel point l'identité comme le temps nous fuit. Et qui tente de suspendre l'instant pour le savourer sait bien qu'il doit son sel à sa fugacité: sa lumière si vive est celle de l'éclair. Pas plus que le ciel à la terre, l'éternité ne s'oppose à l'instant, elle est l'esprit qui lui donne existence et sens. » 6
On voit ici que le besoin de liberté suppose le besoin de nature, car la nature est la source la plus sûre de cette vie et de cette liberté sans lesquelles on perd l'accès à cet esprit qui donne existence et sens à l'instant. Construisez des routes tant que vous le voudrez, pourra dire ensuite Charbonneau, mais faites en sorte qu'elles n'ajoutent aucun obstacle supplémentaire à l'exercice de cette liberté intérieure et incarnée hors de laquelle il n'y a de salut que dans l'avenir.
Ne serait-ce que parce qu'il a eu le courage d'identifier la liberté à l'incarnation de l'esprit plutôt qu'au choix, Charbonneau mérite vraiment d'être considéré comme l'un des fondateurs de l'écologie politique. Parmi ses disciples et ses héritiers intellectuels, la plupart dénoncent avec énergie la société de consommation, mais tous n'ont pas le courage de rappeler que c'est l'identification de la liberté au choix qui est le fond du problème.
L'union du moyen et de la fin
Progressisme, marxisme, libéralisme, technicisme, Ellul a la même horreur que Charbonneau pour ces ismes, parce qu'ils conduisent tous à l'immolation de l'homme concret sur l'autel d'un homme abstrait soit disant en voie de réalisation. C'est encore l'Incarnation qui est en cause. Parmi les choses qui retiennent l'attention d'Ellul dans le mystère chrétien de l'incarnation, il y a le fait que le Christ, qui est un médiateur, un intermédiaire entre Dieu le père et l'homme, est aussi une fin : on peut le contempler, l'aimer pour lui-même.
Ellul tire de ce fait cette règle simple qui est le cœur de sa pensée : ne jamais séparer le moyen de la fin. Ce qu'il reproche à la technique c'est d'être soumise à la règle inverse. Par exemple, les rites de la table, qui sont aussi des rites d'incarnation, transforment en une fin un acte, celui de manger, qui est réduit à un moyen abstrait lorsqu'il consiste à avaler à toute vitesse une boisson énergisante. On peut considérer ce moyen comme abstrait parce qu'il est séparé des symboles qui l'accompagnent normalement dans une communauté humaine. Mutatis mutandis cet exemple peut être appliqué à l'ensemble des activités humaines. Partout le mal consiste à séparer le moyen de la fin, le bien à les réunir. La chose est particulièrement manifeste quand on éventre une ville pour y faire passer une autoroute ou quand on pollue un espace vierge équivalent au territoire de la Belgique pour produire du pétrole à partir des sables bitumineux.
La présence du moyen dans la fin et de la fin dans le moyen, c'est l'œuvre de la vie, qui ne saurait séparer ces deux choses sans devenir machine. D'où cet appel à la vie d'Ellul:
« Dans une civilisation qui ne sait plus ce que c’est que la vie, tout ce que peut faire d’utile un chrétien, c’est précisément de vivre, et la vie comprise dans la foi a une puissance explosive extraordinaire ; nous ne le savons plus parce que nous ne croyons plus qu’à l’efficience, et que la vie n’est pas efficiente. Elle peut – et elle seule – provoquer l’éclatement du monde moderne en faisant apparaître aux yeux de tous l’inefficacité des techniques » « Il s’agit donc de retrouver tout ce que signifie la plénitude de la vie personnelle pour un homme planté sur ses pieds, au milieu du monde… »7
C'est en effet dans la mesure où nous sommes vivants que nous transformons en célébration cet acte de manger qu'il serait si simple et maintenant possible de réduire à une dose de protéines à saveur de chocolat!.
Illich ou l'humiliation de la chair
Illich a été le témoin attentif et éloquent de l'une des plus graves inversions qui se soit produite dans l'humanité depuis son origine : la préséance accordée aux services professionnels sur les mouvements premiers. À défaut de pouvoir utiliser ici le mot instinct, j'appelle mouvements premiers ceux qui permettent à l'humain de distinguer ce qui est bon pour lui, tant parmi les nourritures destinées à son corps que parmi les nourritures destinées à son esprit. Un nouvel impératif a provoqué le refoulement des mouvements premiers : pourquoi se faire confiance à soi-même dans une subjectivité obscure, ou secrète, alors que l'on peut avoir recours à des experts agissant dans une objectivité transparente?
La désincarnation prend dans ce contexte la forme d'une disqualification des sens et d'une perte d'autonomie : juger par soi-même de ce que l'on peut manger, cela l'être humain l'avait toujours fait, ce qui l'obligeait à mobiliser ses sens et sa mémoire. Il en résulta cette merveille qu'est souvent la cuisine des peuples au prix bien entendu d'accidents de parcours. Puis vint le jour où l'État et ses experts déterminèrent ce que chacun devait manger. Outre que le résultat est discutable comme le montre le taux d'obésité aux États-Unis, le goût est devenu une chose rare dont il faut faire l'éducation formelle,en faisant appel à de nouveaux experts. Un phénomène analogue s'est produit en médecine, en éducation, dans les transports.
Manifeste au moment où Illich a fait ses premières analyses, l'inversion dénoncée atteint aujourd'hui des proportions telles que la situation paraît irréversible. Le cyborg, dont l'avènement réjouit tant de nos contemporains, est un être chez qui l'inversion est complète.
« Alors que l’idéologie progressiste et scientiste est fascinée par le développement de la puissance collective que la science et la technique donnent à l’humanité sur tout ce qui est corporel, ce même souci de l’incarnation conduit Illico à insister sur la nécessité d’une maîtrise personnelle de nos outils, qu’ils soient techniques, institutionnels ou intellectuels. Pour que l’outil soit digne de ce nom, il faut que ses fins et son utilisation conservent un certain caractère personnel. Comme Charbonneau, et pour les mêmes raisons, Illich considère qu’un des critères de l’évaluation des techniques c’est de savoir si elles augmentent la maîtrise responsable et donc la liberté des personnes, des individus concrets. » 8
Si la convergence des vues des trois auteurs sur la désincarnation est manifeste, la conclusion qu'il faut en tirer l'est encore davantage : le progrès technique tel que nous pouvons l'observer en ce moment est incompatible avec le mystère du Dieu incarné de même qu'avec ce que Cérézuelle appelle l'incarnation de la chair, il semble par contre compatible avec la spiritualisation de la matière. Une longue citation s'impose ici.
« Il est évident que la manière de comprendre l’incarnation, que j’ai caractérisée et montrée à l'œuvre dans la pensée de Charbonneau, Ellul et Illich, n’est pas celle de tous les chrétiens. Très différente de cette théologie de l’incarnation, il existe en effet toute une théologie de la spiritualisation qui propose à la liberté humaine une orientation diamétralement opposée, qui consiste à mobiliser toutes les ressources de la technique afin de « poursuivre l'œuvre divine ». La poursuite de cette œuvre divine, ce serait la transformation de toute la nature par la technique, entreprise qui a pour but ultime la suppression de l’altérité du monde matériel, considéré comme ontologiquement déficient, et la spiritualisation de la matière. Cet objectif favorise chez certains penseurs chrétiens un parti pris résolument technophile et progressiste. Ainsi, à la suite du dominicain M. D. Chenu et du jésuite Teilhard de Chardin qui saluait l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima comme la manifestation de l’expansion du divin dans la matière, Emmanuel Mounier n’hésite pas à écrire que '' la nature s’offre à être recréée par l’homme. Pour ce philosophe, fondateur de la revue Esprit, le sens de la technique réside en ce qu’elle autorise un pouvoir radical de la pensée sur la réalité physique. La recréation de la nature dont il se fait l’avocat n’a pas d’autre sens qu’une hominisation totale de la réalité physique, c’est à dire une domination définitive de la matière par l’esprit. C’est pourquoi Mounier n’a pas de mots assez sévères pour fustiger les précurseurs de la critique écologique qui, comme Charbonneau et Ellul , se seraient laissés entraîner par la petite peur du XXe siècle et font obstacle à cette glorieuse vocation de l’homme. » 9
En 1960, le Centre catholique des intellectuels français publiait un recueil intitulé La technique et l'homme, auquel participa le père Marie-Dominique Chenu, dominicain qui joua un rôle important au Concile Vatican II. Daniel Cérézuelle note qu'on ne trouve dans ce recueil «aucune analyse rigoureuse des problèmes concrets posés par la civilisation technicienne.» Quant à l'article que signa le père Chenu, s'il donne le ton de l'ouvrage c'est celui de Mounier et de la revue Esprit.
« La vérité humaine et divine sur l’homme, ''c’est que l’esprit pénètre profondément le domaine du corps, de son propre corps, mais aussi de tout le corps de ce monde, en lui accompli ; il en est le démiurge, responsable devant le créateur, à l'œuvre duquel il participe… ''. Les données de la nature, y compris le corps humain, deviennent ainsi les '' matériaux de la liberté '', et par son
action l’homme ''achève la consécration du monde'' » 10
On retrouve la même inspiration dans un livre de deux théologiens, Jean Laloup et Jean Nélis, paru en 1962, chez Casterman sous le titre Hommes et machines. « Il s'ensuit que, prise en elle-même, la maîtrise contemporaine de la matière et toute la technique complètent le Christ et tout en le complétant, le glorifient. Elles le font, quoi qu'il en soit de l'intention pure ou de l'intention perverse dont l'homme les anime... Le christianisme accueille le progrès humain, dans toutes ses dimensions, comme une condition et même comme une composante de sa perfection propre.»11
La posthumanité pour la gloire de Dieu ! La distinction entre l'incarnation de l'esprit et la spiritualisation de la matière prend ici tout son sens. Ou bien en effet, à l'instar de Charbonneau, Ellul et Illich, nous plaçons l'incarnation de l'esprit au cœur de notre pensée et de notre action et alors il devient possible d'imposer une limite au progrès technique, ou bien dans le sillage de Mounier, à l'instar de théologiens comme Chenu, Teilhard de Chardin, Malavez, Laloup et Nélis, nous sommes, ivres nous-mêmes de puissance, emportés par un système technicien que nous ne pouvons pas contrôler, que nous ne voulons pas contrôler, même s'il nous dépossède progressivement de notre humanité.
Daniel Cérézuelle s'élève jusqu'à l'altitude de ses maîtres quand il précise sa pensée:
« L’action de Jésus, comme sa parole, s’adresse à des êtres de chair qui attendent un royaume d’amour et de liberté et à qui il est toujours laissé la liberté de répondre ou non à son message. Il est clair que penser l’incarnation non plus à partir du modèle du Fils qui a refusé la tentation de la toute puissance, mais à partir du modèle du Père, créateur tout-puissant, ne permet pas de penser la question des limites de la technique. »12
S'il fallait conclure que la théologie de la puissance technicienne est le dernier mot de la pensée de l'Église sur le rapport de l'homme avec la nature, en lui et hors de lui, il faudrait aussi conclure qu'il faut renoncer à l'avanceà imposer une limite aux avancées de la technique en direction notamment de la post-humanité. Mais déjà au moment où Mounier et le Père Chenu semblaient illustrer une tendance appelée à éclipser toutes les autres, Simone Weil dans La pesanteur et la grâce et Gustave Thibon, dans Vous serez comme des Dieux, Gabriel Marcel dans Les hommes contre l'humain, défendaient une position infiniment plus proche de celle d'Ellul et de Charbonneau que de celle des progressistes chrétiens. Et si l'on en juge par son récent discours au Bundestag, il semble bien que le pape Benoît XVI soit enclin à leur donner raison.
« La raison positiviste, qui se présente de façon exclusiviste et n’est pas en mesure de percevoir quelque chose au-delà de ce qui est fonctionnel, ressemble à des édifices de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu. »
Or, à la surprise de tous, le pape a cité le mouvement écologique comme une tentative d’ouvrir une fenêtre dans ce béton, se défendant de prendre une position politique : « L’apparition du mouvement écologique dans la politique allemande à partir des années soixante-dix, bien que n'ayant peut-être pas ouvert tout grand les fenêtres, a toutefois été et demeure un cri qui aspire à l’air frais, un cri qui ne peut pas être ignoré ni être mis de côté, parce qu’on y entrevoit trop d’irrationalité. »
Sous les applaudissements, le pape a poursuivi : « Quand, dans notre relation avec la réalité, il y a quelque chose qui ne va pas, alors nous devons tous réfléchir sérieusement sur l’ensemble et nous sommes tous renvoyés à la question des fondements de notre culture elle-même. (…) L’importance de l’écologie est désormais indiscutée. Nous devons écouter le langage de la nature et y répondre avec cohérence ».13
Notes
1- Bruce Berderson, Transhumain, Manuel Payot, Paris 2010, p.37.
2- Daniel Cérézuelle, La technique et la chair, Parangon/Vs, Lyon 2011, p.83.
3- Ibid. p.194.
4- Christian Roy, Alexandre Marc et la jeune Europe, l'ordre nouveau aux origines du personnalisme, Presses de l'Europe, Nice, 1998, p.551-552.
5-Bernard Charbonneau, Je fus, p.40.
6. Bernard Charbonneau, Je fus, p.61.
7- Daniel Cérézuelle. Op.cit. p.125.
8- Ibid. p.204.
9-Ibid. 212-213.
10- Ibid. 214.
11- Jean Laloup et Jean Nélis, Hommes et machines, Casterman, Paris 1962, p.260.
12- Daniel Cérézuelle, Op.cit. p.215.
13- Site Zenit, 22-09-2011 Benoît XVI plaide pour une « écologie humaine ».