Les nouvelles élites «inciviques»
Or, nous dit Lasch, au début de la démocratie américaine, des obligations civiques étaient rattachées à la richesse. Les riches familles, établies depuis plusieurs générations dans leur communauté, se reconnaissaient le devoir de libéralité envers elle, la gratifiant d'hôpitaux, d'écoles, de bibliothèques, de monuments et de parcs. Avec la mobilité des capitaux et de la main-d'oeuvre et l'ascension de cette nouvelle élite, cet esprit de libéralité s'est effrité. Cette élite se persuade que le grand rêve américain réside maintenant dans la mobilité sociale de tous. Or, nous dit Lasch, tel n'a pas été ce rêve. C'est travestir le sens du génie démocratique américain, dont le grand rêve tient à l'égalité civique: qu'on soit ouvrier, fermier ou banquier, tous sont des citoyens responsables, égaux en dignité et dans leur droit de participer à la vie publique. Cette égalité civique est possible quand la classe moyenne possède quelques biens et exerce des métiers lui donnant indépendance d'esprit et d'argent. Quand la classe moyenne s'affaiblit, comme c'est le cas aux États-Unis depuis plusieurs années, l'égalité civique se perd et les inégalités sociales deviennent d'autant moins tolérables.
Le milliardaire Ted Turner, fondateur de CNN, a exprimé dernièrement des inquiétudes semblables à celles de Christopher Lasch. Lui aussi constate que la grande philanthropie américaine se meurt, les nouveaux superriches étant obsédés par l'accumulation de plus grandes richesses. Selon lui, si les gens fortunés aux États-Unis continuent de concentrer la richesse sans être plus généreux, licenciant sans vergogne des milliers d'employés et réclamant l'allégement de l'impôt, le spectre d'une révolution à la 1789 se profilera vite à l'horizon. Turner explique l'avarice des ploutocrates américains par leur obsession de figurer dans la liste des 400 américains les plus riches fabriquée par la revue Forbes. Pour contrer les effets néfastes de cette liste fétiche, Turner propose qu'on instaure une liste annuelle des philanthropes les plus généreux et qu'on décerne un prix d'avarice (excellente idée, au Québec, ce serait le prix Séraphin). Turner, lui, a découvert les joies du don, ayant allongé 200 millions de dollars de sa fortune aux bonnes oeuvres.
Ce que nous disent Lasch et Turner, c'est que promouvoir le libéralisme économique sans l'assortir d'une éthique de la libéralité mène tout droit au cul-de-sac.