Une démocratie peut-elle tolérer la présence d'élites dans son sein?

André Laurendeau
Texte paru dans Le Maclean de février 1964
J'entendais hier des éducateurs s'effrayer devant la ruée prochaine de masses d'enfants sur l'école québécoise. Il faudra bien les recevoir. On peut toujours construire des maisons vastes et pratiques, du moins si les problèmes financiers sont résolus. Mais on n'improvise pas les maîtres, ou bien l'on risque de voir s'effondrer le niveau de l'enseignement.

Il était facile de répondre que chez nous les professeurs ont presque toujours été improvisés, et que nous sortons à peine de l'époque où il suffisait d'être un spécialiste en grec pour être forcé d'enseigner les mathématiques ou la philosophie. Mais enfin il est vrai que nous commençons d'en sortir. Les traditions d'une maison soutenaient parfois les efforts d'un individu. Or non seulement il faut, dans l'enseignement secondaire, utiliser les laïcs jusqu'ici tenus à l'écart, mais au moment où cette initiative a lieu, il faut l'accélérer follement et l'étendre à des groupes de plus en plus nombreux.

Ces problèmes surgissent dans tous les pays : nous aurions tort de croire que nous sommes seuls à les affronter. Mais il est vrai que ce risque est couru ici dans les circonstances les moins favorables. Songez qu'on n'a pas encore abordé officiellement la question des écoles normales, où néanmoins pourraient s'amorcer les solutions.


Mise à mort des élites

Or j'écoutais des éducateurs rappeler ces faits et ces notions de sens commun. Et je sentais naître en moi un malaise, dont il n'était pas facile de déceler l'origine. À quoi cela tenait-il? Sans doute à l'espèce de nostalgie qu'on devinait chez plusieurs de ces hommes pour une époque brutalement révolue.

Assez intelligents et au fait de l'évolution du milieu, ils savaient qu'ils parlaient de phénomènes irréversibles, mais ils regrettaient l'équilibre d'hier, ou du moins ce qui, dans leur souvenir, commençait d'apparaître comme tel. L'un d'entre eux souligna que l'époque ne favorise plus la constitution d'une élite; tandis qu'hier ...

Ces propos sont inoffensifs. Les morts ont déjà enterré leurs morts. Quand j'étais collégien la certitude de former «l'élite» nous était vigoureusement communiquée, et pourtant depuis des décennies c'était une idée périmée; nous prendrions peu de temps à en reconnaître le caractère artificiel. L'élite professionnelle, formée dans des maisons de choix, au sein d'une société pastorale: il suffisait de gagner sa vie pour savoir combien c'était du passé. On ne saurait donc craindre un retour dangereux de ce rêve inutile.

Cependant je n'aime pas qu'on l'invoque. Car il détermine des réactions extrêmes, autrement efficaces et virulentes. La démocratisation est alors affirmée comme une mise à mort des élites.


Privilèges illusoires

À quoi reconnaissait-on jadis l'élite? À ce qu'elle était bachelière. Certes, la naissance aidait à l'obtention du diplôme fatidique. Mais elle n'était pas une condition sine qua non: nous avons toujours connu une certaine mobilité sociale. La partie n'était pas jouée dès l'utérus. Il suffisait d'avoir, de douze à vingt ans, séjourné avec un minimum de succès dans des maisons ad hoc. Nombreux sont les fils de cultivateurs, grâce notamment aux ambiguïtés sur «la» vocation, qui triomphaient de l'épreuve:

Bene, bene, bene, bene respondere;
Dignus, dignus est entrare
In nostro docto corpore.

Ainsi accueille-t-on le Malade imaginaire dans la savantissime corporation des médecins. Ainsi, quoique plus laborieusement, était pratiquée l'initiation à l'élite. Cela suffisait presque, mais cela était nécessaire. De la sorte, on mélangeait harmonieusement la reconnaissance des mérites et le don des privilèges.

Ce qui a ruiné cette conception c'est, plus que le sentiment de la justice, la découverte que les privilèges étaient dans une bonne mesure illusoires. Ils devenaient ridicules. On s'est moqué de l'élite, et comme il arrive toujours, ses membres les plus sensibles menaient le bal.

Mais élite implique une idée de choix et d'éminence. La société peut-elle se passer d'individus éminents? Notre république peut-elle se passer de savants? L'égalité des droits conduit-elle à méconnaître les inégalités de dons et de mérites? Condamner les «éminences» de droit divin ou les privilèges attachés à un titre, est-ce rejeter par définition toute forme d'aristocratisme? On était tenté de le croire. Le mot élite subit une éclipse dans notre vocabulaire: ainsi le punissait-on d'avoir trop longtemps véhiculé une sotte conception de la réalité sociale. Puis il a réapparu, au pluriel.

C'était reconnaître que plusieurs chemins mènent à Rome, et que cependant le voyage est nécessaire. On n'allait pas, comme disent à peu près les Anglais, jeter le bébé en même temps que l'eau de la baignoire. Un régime politique fondé sur la quantité doit néanmoins reconnaître la qualité.

Qualité intellectuelle, qualité humaine, valeur technique, valeur professionnelle: chaque fois que des hommes sont rassemblés, des élites vont se dégager et essayer de vivre dans les conditions qui sont nécessaires à leur existence. Si la société les brise, c'est tant pis pour elle: elles auront disparu, mais elle, la société, sera pauvre.

II ne s'agit pas d'un problème qu'on pourrait régler une fois pour toutes. Le milieu social est bien trop complexe pour qu'il soit possible de reconnaître à l'avance les avenues légitimes qui conduiraient à une reconnaissance officielle. C'est un esprit à cultiver, un respect à acquérir.

Au fond l'élite, c'est la portion d'un milieu qui, d’une manière ou d'une autre, sort de la médiocrité et qui, dans son ordre propre, se révèle vivante et créatrice. S'agit-il de vie religieuse ou de science, de direction politique, de recherche ou de théâtre? Les élites renouvellent leur milieu, et elles y parviennent sans être désignées par un corps électoral. L'élection confirme telle élite donnée, mais elle est bien incapable de la susciter. Le pouvoir et la qualité ne se confondent pas nécessairement: seules les époques réussies permettent d'heureuses convergences.

Les pontifes d'une profession constituent rarement son élite. Les hommes en place, ceux qu'on est fatigué d'y voir et qui s'y répètent, vivent de leurs services passés. Les mieux connus ne sont pas toujours les meilleurs.

Certes, je comprends la nostalgie du vieil éducateur; jadis l'élite était facile à reconnaître: elle produisait un parchemin. La voie qui y menait était claire et simple. On vivait dans un monde apparemment ordonné, sans trop de problèmes, mais de plus en plus irréel et faux.

Tout autre est le monde d'aujourd'hui; tout autre du moins se reconnaît-il: complexe dans les moyens qu'il doit mettre en oeuvre, complexe dans les résultats qu'il recherche, plein de pièges et de valeurs contestables, et combien plus exigeant. Il faut qu'il soit, d'une certaine manière, hiérarchisé. Mais la mise en ordre est pénible à effectuer.


S'adapter pour vivre

Les spécialistes nous disent, par exemple, que sur le terrain professionnel et technique il faut déjà songer à préparer les jeunes pour des fonctions qui n'existent pas et dont on se fait une idée encore vague: et l'on prépare des millions de jeunes à exécuter des tâches dont on sait très bien que, dans un nombre restreint d'années, elles auront disparu.

Il est facile de répondre que cela n'a rien à voir avec la valeur d'un individu: mais quel est l'état d'esprit de celui dont l'habileté technique est devenue inutile? Une élite sert, ou bien elle dépérit en tant qu'élite; et elle veut comprendre quelque chose du monde où elle vit; mais le langage change vertigineusement, et il est ardu de suivre l'exposé des spécialistes dont cependant la réflexion ou faction engagent l'avenir. Peu à peu la représentation actuelle des choses devient incompréhensible. Mais le vivant est précisément celui qui s'adapte: élite des élites.

Autres articles associés à ce dossier

Les nouvelles élites «inciviques»

Marc Chevrier

Extrait d'un article paru dans le magazine L'Agora, vol. 4, no 2, janvier 1997, p. 32-34

À lire également du même auteur

Le printemps d'André Laurendeau
Publié sous le pseudonyme de Candide.




Articles récents