Le prix du développement
Jean Brun
Privilégiant les gains techniques et économiques, nous oublions que le développement est un processus multidimensionnel qui retentit sur tous les aspects de la vie sociale. Le développement techno-économique rapide engendre à la fois des vulnérabilités technologiques et une pénurie de ressources culturelles importantes comme, par exemple, des traditions vigoureuses, capables de transmettre des modèles éthiques symboliques.
Les causes ordinaires des désastres exceptionnels
Nous pouvons considérer cette tragédie comme un rappel qui s'adresse non seulement aux Américains mais aussi à nous tous qui vivons dans un environnement technicien: à savoir que la possibilité de morts accidentelles en masse est inhérente au monde que nous avons créé. Déjà en 1995 l'attentat d'Oklahoma City nous montrait que la société technicienne met à la disposition des esprits imaginatifs, déterminés et détraqués une quantité illimitée de puissants outils destructeurs. Comme l'écrivait le philosophe français Jean Brun:«Il est dans l'essence de l'outil que tôt ou tard il peut être transformé en arme.» Nous ne pouvons pas empêcher que les outils puissants que nous utilisons quotidiennement tels que les avions, les engrais chimiques ou les ordinateurs puissent être utilisés comme des armes puissantes.
L'attaque contre le World Trade Center nous rappelle que nous vivons dans un milieu technique qui, indépendamment de toute entreprise pernicieuse, est en soi une source de danger. Les grandes causes ont forcément de grands effets et des bâtiments de la taille du World Trade Center constituent un désastre potentiel. Leur hauteur et leur gabarit ont pour effet une énorme accumulation d'énergie potentielle qui est dissimulée par le jeu de forces d'étayage et de contrainte tout aussi énormes et qui imposent à la structure un équilibre statique. L'aspect surréel de ces bâtiments nous fait oublier qu'à tout moment ces forces peuvent être déchaînées par quelque accident imprévu. La concentration de population, qui est la raison d'être commerciale de ces structures, fait que leur effondrement aura un impact humain aussi gigantesque que les forces qu'il a fallu mettre en œuvre pour les construire; et il n'est pas impossible qu'un désastre de cette ampleur survienne à cause d'un accident. On nous répondra qu'un tel accident est si improbable que lorsque nous construisons un gratte-ciel ou d'énormes avions nous ne prenons qu'un risque raisonnable; mais bien entendu nous ne pouvons prétendre qu'un tel accident est improbable qu'aussi longtemps que nous ignorons comment et pourquoi il aura lieu.
La culture du déni
Il y a longtemps, en 1844, au début de la civilisation industrielle, le poète américain Edgar Allan Poe publia une histoire grotesque intitulée L'ange du bizarre dans laquelle il nous met plaisamment en garde contre le contresens métaphysique qui sous-tend fréquemment notre manière d'évaluer les risques. Quand la probabilité d'un événement dangereux nous paraît faible, nous croyons que nous pouvons raisonnablement négliger ce risque, quelle que soit l'ampleur des effets qui peuvent en résulter; nous avons tendance à oublier que l'enchaînement singulier d'événements improbables, voire insignifiants, reste toujours possible, comme ce fut le cas lors de l'accident récent du Concorde. Poe savait que nous autres modernes sommes si réticents à reconnaître et prendre en compte les conséquences potentiellement déplaisantes de nos entreprises techniciennes qu'il faut au moins l'intervention d'une sorte d'ange pour nous y contraindre. L'histoire enseigne que nous sommes souvent prêts à courir le risque d'énormes pertes en vies humaines pourvu que nous ne sachions pas à l'avance quels individus mourront. Il ne faut pas nous croire quand nous prétendons après coup que nous avons été pris par surprise car en tant qu'êtres sociaux nous sommes prêts à accepter la mort en masse. Il ne faut pas oublier qu'aujourd'hui notre virtuosité technique a pour effet ordinaire des désastres technologiques d'une ampleur bien plus importante que l'attaque du World Trade Center. Ainsi aux États-Unis, le système de transport routier tue presque 50 000 personnes par an et les techniques médicales près de 70 000, mais ces risques sont devenus socialement acceptables parce que le coût humain de ces techniques s'est révélé progressivement, leur énorme impact est disséminé dans l'espace de sorte que nous ne pouvons pas voir le tas de cadavres. Il n'en reste pas moins que comparé à la conduite automobile ou au fait d'aller à l'hôpital, le terrorisme reste insignifiant. Bien entendu cela peut changer car il est difficile de ne pas penser que la prochaine étape sera le terrorisme nucléaire ou biologique, plus facile à organiser et plus difficile à repérer et à prévenir.
Développement et désorganisation culturelle
Le terrorisme n'est pas un phénomène exceptionnel qui serait venu d'ailleurs et que l'on pourrait éliminer par une politique appropriée; le terrorisme est et a été un des caractères permanents du monde moderne. La fascination pour la destruction et même l'autodestruction a toujours été une des composantes essentielles du psychisme humain et l'histoire nous offre d'innombrables exemples d'individus, et même de sociétés entières, saisis par une frénésie morbide débouchant sur des massacres, voire sur des suicides de masse. À la séduction exercée par cet instinct de mort, l'éducation et, plus généralement, la civilisation opposent des codes moraux et des modèles traditionnels de comportement dotés d'une forte prégnance symbolique; mais on oublie trop facilement que ce rempart reste fragile. Or il se trouve que ce qu'aujourd'hui nous appelons le développement engendre non seulement des risques écologiques et technologiques mais aussi une désorganisation culturelle qui, dans notre société technicienne, constitue un facteur de risque largement sous-estimé. Partout dans le monde, la rapidité du changement économique et technique a eu pour effet le bouleversement en profondeur des sociétés locales et des modes de vie. Le processus de création-destruction qui est une des conditions essentielles du dynamisme économique a aussi pour effet la désintégration des modèles symboliques qui organisent l'existence et font obstacle à nos pulsions violentes. Le contact avec la puissance sans précédent de la technique moderne suscite non seulement la frustration et le ressentiment mais aussi la disqualification des traditions spirituelles et des modèles éthiques et symboliques. L'histoire du vingtième siècle montre abondamment comment il a résulté de cette condition toutes sortes de névroses individuelles et collectives, de perte de sens, de perversion des valeurs et des traditions spirituelles. Le développement est un terreau sur lequel, parmi d'autres fleurs vénéneuses, le terrorisme semble prospérer. Les idées généreuses mais naïves que nous avons héritées des Lumières nous ont fait croire que la diffusion de la science et de la technique serait un rempart contre le fanatisme et le chauvinisme; mais depuis Fedor Dostoïevski et Joseph Conrad nous devrions être moins naïfs. De fait, beaucoup des terroristes modernes ont une formation scientifique et technique; il est significatif qu'ils ne se recrutent pas au sein de communautés traditionnelles mais dans des universités modernes. Ces heimatlos qui rêvent d'une patrie imaginaire sont typiquement modernes. Non seulement il est illusoire de croire qu'un rapide changement économique et technique contribuera à l'établissement d'une fraternité universelle et de la démocratie, mais au contraire nous pouvons être certains qu'il en résultera diverses pathologies sociales et politiques fort dangereuses.
Un mauvais exemple
Les funestes projets des terroristes modernes ne sont pas l'expression d'une rare perversité; bien au contraire ils sont enracinés dans la condition et la culture modernes. Il ne faut pas oublier que tout ce qu'ils font ou bien se préparent secrètement à faire, a déjà été planifié, mis en œuvre et publiquement justifié au cours du vingtième siècle par nos États-Nations soi-disant rationnels. Ce qui est embarrassant, c'est que nous avons donné aux terroristes l'exemple de ce que l'on peut faire et les outils pour le faire! Pendant la première guerre mondiale, la France et l'Allemagne ont donné au monde une leçon de destruction d'êtres humains par des gaz. Les possibilités de l'arme bactériologique ont d'abord été explorées dans les laboratoires militaires des pays occidentaux (y compris des États-Unis) et certains des meilleurs endroits où les terroristes peuvent faire leurs emplettes en anthrax et autres gâteries ce sont les entrepôts militaires des pays "civilisés". Pendant la deuxième guerre mondiale c'est au nom de la civilisation que les Anglais et les Américains ont procédé au bombardement en masse des civils de Dresde, Hambourg, Hiroshima et cela à une bien plus grande échelle que le Blitz de l'Allemagne nazie. Finalement, acceptant l'idée que tout doit être mis en œuvre pour défendre la patrie, les sociétés occidentales, oublieuses de l'enseignement selon lequel aucune autorité terrestre n'est éternelle, ont fabriqué assez de bombes atomiques pour détruire toute vie humaine sur notre planète. Ce faisant, ce sont les nations chrétiennes d'Occident qui ont en pratique érigé l'État-Nation en un absolu pour lequel toute l'humanité peut être sacrifiée. Mais une fois qu'un État s'est donné ce droit au nom de la souveraineté nationale, il accorde implicitement le droit d'en faire autant à tous les autres États; pourquoi donc celui qui est convaincu de la sainteté de sa mission résisterait-il à la tentation d'utiliser de tels moyens s'il le peut?
Le prix du développement
Notre époque est convaincue que grâce au progrès nous bénéficierons non seulement d'une abondance de biens et services à bas prix mais aussi de la paix et de la démocratie; cette croyance est dangereusement myope. Privilégiant les gains techniques et économiques, nous oublions que le développement est un processus multidimensionnel qui retentit sur tous les aspects de la vie sociale. Le développement techno-économique rapide engendre à la fois des vulnérabilités technologiques et une pénurie de ressources culturelles importantes comme, par exemple, des traditions vigoureuses, capables de transmettre des modèles éthiques symboliques. Pendant longtemps nous avons pu ignorer ces coûts indirects du développement; mais lorsque ces deux tendances – à la vulnérabilité technologique et à la fragilisation des repères symboliques – finissent par se croiser, alors le monde devient un endroit dangereux à vivre et il sera très difficile de limiter les risques inhérents à cette situation. Pour le moment on ne sait pas fabriquer les ressources culturelles symboliques, et l'adoption de solides repères éthiques s'effectue à un rythme beaucoup plus lent que leur destruction par le changement permanent de l'environnement technique et économique. De toutes façons, il est difficile d'imaginer qu'une telle création culturelle pourra s'effectuer sans un sérieux ralentissement du développement techno économique; or manifestement nous ne sommes pas prêts à accepter cette éventualité. Une autre voie vers la sécurité est envisageable, qui est bien plus dans la veine de l'état d'esprit moderne; cela consisterait à développer le contrôle social jusqu'au même niveau où nous avons développé notre puissance technique d'agir sur la matière. Comme l'écrivait Bernard Charbonneau: «Plus la puissance grandit, plus l'ordre doit être strict.» Aujourd'hui nos techniques de contrôle social sont loin d'être au niveau du potentiel destructeur de nos techniques matérielles et énergétiques; afin d'obtenir la sécurité nous pouvons consacrer nos forces à surmonter le décalage entre puissance et contrôle. Mais cette voie a elle aussi ses risques; en effet il n'est pas du tout certain que cette tâche énorme pourra être menée à bout; par contre il est très probable qu'elle ne pourra être entreprise qu'aux dépens de la liberté individuelle, comme Aldous Huxley nous en avertissait dès 1921. »