Enjeux
"La vieille division du monde en deux blocs, l’Est et l’Ouest, s’est estompée. À présent, le défi, la menace véritable, c’est le fossé en termes de richesse et de santé qui sépare les riches des pauvres… C’est là le grand problème et le danger le plus sérieux auxquels sera confrontée la planète au cours du troisième millénaire. Le seul autre sujet d’inquiétude comparable est la détérioration de l’environnement, mais ces deux questions sont intimement liées au point, il est vrai, de n’en faire qu’une." C’est ainsi que dans son ouvrage
Richesse et pauvreté des Nations, David S. Landes souligne l’enjeu crucial du sous-développement qui affecte encore plus de la moitié de l’humanité.
En effet, bien que le monde ait connu une croissance sans précédent et que la pauvreté ait régressé davantage au cours des cinquante dernières années qu’à n’importe quelle autre époque, elle n’en continue pas moins de toucher une large part de la population mondiale: près de 1,5 milliards d’individus ont moins de un dollar par jour pour vivre et 3 milliards moins de deux dollars.
Malgré d’indéniables progrès, l’accès au minimum vital de nourriture, à l’eau potable, à la santé, à l’éducation, au respect de la dignité humaine, de même que le droit à la sécurité individuelle et collective, à la liberté dans la démocratie, par l’établissement de l’État de droit, demeurent des problèmes majeurs dans le monde. Et ce d’autant plus que les besoins n’ont fait que croître en raison notamment de la pression démographique et de l’urbanisation, des changements géopolitiques consécutifs à l’effondrement du bloc communiste, ainsi que des besoins nouveaux apparus dans les pays en transition et dans les pays en développement afin de permettre et de réussir leur intégration dans l’économie mondiale.
Non seulement, les objectifs fixés lors des grandes conférences internationales: réduire de moitié la proportion de la population vivant en extrême pauvreté entre 1990 et 2015 (Sommet de Copenhague 1995), scolariser tous les enfants dans l’enseignement primaire d’ici à 2015 (Pékin 1995), réduire des deux tiers le taux de mortalité infantile entre 1990 et 2015 (Le Caire 1994), mettre en place avant 2005 une politique de développement durable (Rio 1992), donner un logement convenable pour tous (Istanbul 1996), progresser vers l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes (Pékin 1995), ratifier les traités et protocoles internationaux relatifs aux droits de l’homme (Vienne 1993)… ne seront probablement pas atteints, mais, de plus, les inégalités se sont profondément aggravées, entre pays comme à l’intérieur des pays. Selon le PNUD, les 20 % les plus riches de la population disposaient en 1960 d’un revenu 30 fois supérieur à celui des 20 % les plus pauvres; en 1995, cet écart s’est creusé à 82 fois. En 1997, les 235 plus grosses fortunes du monde représentaient l’équivalent annuel des ressources des 47 % d’individus les plus pauvres de la population mondiale (2,5 milliards de personnes).
(... P)rospérité économique et développement humain ne vont pas automatiquement de pair. Aussi indispensable soit-elle, la croissance ne permet pas à elle seule le développement: celui-ci est un phénomène complexe qui ne se réduit pas à la simple satisfaction des besoins matériels. Son caractère multidimensionnel a d’ailleurs été mis en évidence par les expériences réussies de développement. Ainsi, une des caractéristiques des "
miracles asiatiques" était l’interaction entre une stratégie économique et un contexte social qui permettait une diffusion large des progrès économiques dans l’ensemble de la population. Les pays qui ont investi dans les ressources humaines ont été en mesure de produire une croissance dont le réinvestissement économique et social des résultats favorisait de nouveaux élans. Cela n’a pas été le cas des pays qui ont négligé - ou n’ont pas été en mesure de réaliser - cet investissement dont l’impact est essentiel, aussi bien sur le plan économique que sur le plan humain. Un tel constat est à la source de la conviction plaçant la lutte contre la pauvreté au cœur de toute politique de développement. D’autres considérations y ont également conduit.
Après les années 60-70, où le sous-développement est largement conçu comme retard de développement et où l’État se voit confier le rôle essentiel de rattrapage des retards économiques et technologiques sur les pays industrialisés, les politiques qui ont prévalu à partir des années quatre-vingts visaient la mise en place de programmes d’ajustement structurel ayant pour objectif la remise en ordre des finances publiques par la libéralisation des économies, l’ouverture aux échanges, le jeu du marché comme régulateur de l’économie. Cette stratégie connue sous le nom de
"consensus de Washington" devait non seulement rétablir la stabilité macro-économique, mais également favoriser à terme la croissance et le développement. Cette politique était confortée principalement par les résultats des économies du Sud-Est asiatique. Toutefois, ses effets positifs, à quelques rares exceptions, n’étaient pas observés dans d’autres régions du monde, en particulier en Afrique subsaharienne où les ajustements macro-économiques se sont souvent réalisés au détriment des besoins immédiats des populations, notamment en matière de santé et d’éducation dont les budgets ont été drastiquement réduits. Ainsi se trouvaient fragilisés des pays qui, sans structuration économique et sociale suffisante, sans enracinement local d’un développement conçu sans lien avec les besoins et aspirations des populations confrontées à l’application des modèles extérieurs, demeuraient trop vulnérables pour bénéficier réellement de l’ouverture aux échanges. Ils en subissaient cependant les effets négatifs dus à la dégradation des termes des échanges entre pays industrialisés et PED, aux fluctuations des cours des matières premières - dont ils sont souvent étroitement dépendants - et à celles des taux de changes, à l’instabilité des marchés financiers aujourd’hui mondialement intégrés.
Avec l’éclatement de la crise asiatique en 1997-1998, les interrogations sur le bien-fondé d’une stratégie inconditionnelle, suscitées par ce décalage entre différentes régions du monde, ont alors fait place chez certains à une remise en question fondamentale de la politique d’industrialisation par les exportations et du rôle de l’ouverture comme clef du développement, au regard de la fragilité des performances des économies émergentes d’Asie ou d’Amérique Latine, des difficultés rencontrées par les pays en transition, mais aussi de l’évolution sur le long terme de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie du Sud, d’une partie de la Caraïbe ou du Moyen-Orient, où la persistance de la pauvreté s’est accompagnée d’une forte aggravation des inégalités.
Il apparaît dès lors de plus en plus clairement qu’on ne pourra plus conduire des politiques novatrices et efficaces, sans qu’elles impliquent pleinement dans leur conception, leur réalisation et leur évaluation, la responsabilité des États, des corps intermédiaires et des peuples eux-mêmes, sans que soient pris en considération, au plus près des populations, leurs besoins réels et leurs valeurs sociales et culturelles - ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé - et sans que soient attaqués à la racine, dans leurs causes, les phénomènes destructeurs du développement que sont le maintien dans la misère, mais aussi le gaspillage et le détournement des fonds et des aides, la corruption, la violence et les conflits qui ravagent nombre de PED.
Rejoignant les conceptions françaises qui s’étaient démarquées de la pensée anglo-saxonne, une nouvelle convergence semble se dessiner aujourd’hui: celle d’une approche globale et à long terme du développement s’appuyant sur la simultanéité et l’interaction des dimensions économiques, sociales et culturelles, la conjugaison optimale du rôle de l’État, des politiques publiques et du marché et sur la prise de conscience de la nécessité d’aboutir à des règles internationales claires pour lesquelles le rôle de l’OMC peut être essentiel.
C’est dans ce cadre qu’actuellement semble se réaliser l’accord sur l’impératif prioritaire d’une lutte coordonnée et constante contre la pauvreté, rejoignant ainsi l’inspiration de la conscience de la solidarité humaine à l’échelle planétaire. Cet impératif est aujourd’hui posé comme concrétisation du droit de tout homme, de tout peuple au développement et comme condition d’un développement durable conjuguant efficacité écologique, efficacité économique et progrès social, en garantissant une croissance économique à la fois soutenue, compatible avec la gestion raisonnée des ressources naturelles et répartie justement, afin d’assurer l'équité intra et intergénérationnelle.
Il en découle plusieurs conséquences:
- la première conséquence, c’est de
réaffirmer la responsabilité première de chaque pays sur son propre développement. Il n’y a pas de modèle uniforme de développement. Il est d’évidence nécessaire de partir des besoins réels de chaque pays et de répondre à ses aspirations. Aussi peut-on se poser la question de la validité de nos propres notions de productivité si elles étaient appliquées sans discernement aux PED dans lesquels les idées de productivité sociale sont souvent affirmées comme primordiales. La conception, l’élaboration, la réalisation et l’évaluation des programmes de développement doivent donc impliquer - et pas seulement sur le papier - l’autorité des PED, gouvernement et corps structurant la société - sur leur propre développement;
- la deuxième conséquence, c’est que soit clairement et concrètement traduit
le droit au développement pour tous, en particulier eu égard aux débats internationaux sur le développement durable et/ou soutenable. Le développement, tout en préservant les choix futurs dans la solidarité entre les générations, doit être équitable et respecter le droit de tous. Il y faut donc partout une croissance économique soutenue faisant face aux évolutions démographiques, et pourtant plus économe par une gestion prudente des ressources naturelles et le partage des technologies respectueuses de l’environnement, et soucieuse de l’accès de tous aux résultats de la croissance par une plus juste répartition;
- la troisième, c’est de
bien distinguer, sans les opposer ni les substituer l’une à l’autre, l’aide aux États et l’aide aux populations, qui sont complémentaires. Car ce qui importe, c’est à tous les niveaux de mobiliser les populations, notamment en renforçant la place et le rôle des acteurs économiques et des acteurs sociaux locaux, et d’asseoir le développement sur la valorisation des ressources et compétences locales, humaines et matérielles, favorisant la démarche vers l’autonomie. L’apport extérieur indispensable doit aider à mettre en marche, mais il importe tout autant que les premiers résultats soient tangibles pour chaque individu et lui permettent de franchir le second pas. En particulier, (... il est souhaitable) que soient partout pris en compte les agendas 21 locaux, prévus lors de la Conférence de Rio, comme puissants vecteurs de la structuration démocratique locale. "
La meilleure aide est celle qui aide à se passer de l’aide" ainsi que l’indiquait le Président du Conseil économique et social de Guinée. C’est pourquoi à problème global, la réponse doit être globale, et saisir à la fois la sécurité nutritionnelle, la santé, l’éducation et la formation, la valorisation de l’initiative privée productive, la mise en place et la gestion des services de base… Attaquer simultanément tous les fronts implique de donner toute sa place à l’action de la coopération décentralisée ainsi qu’à celle de la coopération non gouvernementale d’initiative privée qui, aux côtés de la coopération inter-Etats, touchent directement et de façon sensible dans leur vie quotidienne, la population urbaine comme la population rurale;
- la quatrième, c’est
d’améliorer la coordination et la conjugaison entre les différents intervenants à l’intérieur d’un même plan de développement. Les processus de contractualisation et de partenariat sont souvent aujourd’hui avancés, mais ils revêtent des aspects différents selon les degrés d’implication des différents acteurs aux différentes étapes de la réalisation des programmes de développement. De l’instrumentalisation et de la sous-traitance jusqu’au partenariat proprement dit, l’espace est complexe;
- la cinquième, c’est de
s’attacher à la valorisation du rôle de l’État. Si l’excès de dirigisme étatique freine le marché, celui-ci, indispensable à la croissance comme une des assises du développement, ne peut s’épanouir harmonieusement et solidement sans le rôle de régulation et de structuration que jouerait mal un État trop affaibli dans ses responsabilités publiques. Or celui-ci a tendu, dans nombre de PED, à être minimisé sous l’impact des plans d’ajustement structurel, par exemple, et sous le choc en retour de la réduction des secteurs publics, mais aussi dans certains cas sous l’effet de la confusion d’intérêts publics, privés et personnels. La mise en œuvre des programmes de développement peut être un élément fort, soit d’affaiblissement par des mises sous tutelle et des procédures abusives, soit au contraire de renforcement dans la réalisation de l’État de droit. Il convient en particulier de prendre mieux en considération ce qui doit relever du concept de "biens publics communs" sous la garantie de l’autorité publique, ce qui légitime un rôle renforcé des services publics;
- la sixième conséquence, est de
se donner le temps nécessaire, en ne s’inscrivant pas seulement sur le court terme, mais dans un plan pluriannuel visant les moyen et long termes, tout en répondant aux besoins les plus urgents, et prévoyant la programmation pluriannuelle des moyens de la mise en œuvre. Il s’agit donc d’organiser et de respecter les engagements des budgets et des interventions économiques traduisant le projet politique;
Enfin, il faut plus que jamais se rappeler que toute politique d’aide au développement, la plus judicieuse soit-elle, n’a de chance de réussir que dans la mesure où elle n’est pas entravée, voire contredite, par des interventions parallèles souvent plus puissantes, par exemple certaines politiques commerciales déstabilisatrices de PED vulnérables. C’est pourquoi progressent les convictions relatives à
la nécessité d’une régulation mondiale définie démocratiquement et respectueuse des intérêts des populations et des pays fragiles. En outre, la politique de développement nécessite un réel suivi des aides affectées, pour garantir leur bon usage au bénéfice des populations visées, et renforcer ainsi le soutien des populations des pays contributeurs.
En contrepartie, une telle conception exige de la part des PED la volonté déterminée de prendre en mains leurs destinées, et de s’attaquer eux-mêmes aux fléaux qui rongent nombre d’entre eux: népotisme, clientélisme, gestions approximatives, corruption, atteintes aux droits de l’homme et aux principes démocratiques, utilisation de la violence et multiplication des conflits…. Et fort heureusement, de plus en plus nombreux sont les responsables politiques des PED qui se positionnent fermement en ce sens et représentent les forces de changement qui porteront le progrès futur."
François Coursin,
La contribution de la France au progrès des pays en développement. Avis 2001-03. Conseil économique et social (France), 28 février 2001