Crime et châtiment selon Platon
C'est au Livre IX des Lois que se trouve le code criminel de Platon. Dans ce texte, qu'il a vraisemblablement écrit vers la fin de sa vie, Platon adopte le point de vue du magistrat qui aurait à appliquer les principes généraux définis dans les ouvrages antérieurs; il rentre dans la caverne et essaie d'y faire pénétrer les rayons du soleil qu'il a entrevu à l'extérieur.
Les difficultés qu'il rencontre dans cette tâche sont l'écho de celles qu'il avait rencontrées dans ses travaux de jeunesse. Tout au long des grands dialogues métaphysiques, on note des signes de contradiction dans les idées concernant le mal et la liberté. À première vue du moins, l'homme y apparaît tantôt comme un être entièrement responsable, tantôt comme un être dont la faiblesse excuse beaucoup de choses. Dans le célèbre mythe d'Er, par exemple, où l'on assiste au choix des destinées, il est dit: «La responsabilité appartient à celui qui choisit ... les dieux (et la nécessité) sont hors de cause»2. En d'autres termes, si je choisis une carrière qui fait naître en moi des désirs démesurés et si ces désirs me portent au crime, je n'ai aucune excuse; si je suis aveugle à la fin, c'est ma faute, j'étais lucide à l'origine.
Cette conception de la liberté est toutefois contredite par la théorie selon laquelle le mal, c'est l'ignorance. Cette théorie, qui revient dans presque tous les dialogues, traduit des préoccupations qui, de tout temps, ont été à l'origine de l'indulgence. Elle pose le problème de la liberté d'une manière très subtile. Il ne s'agit plus de savoir si on a eu raison de choisir ceci plutôt que cela (ce qui suppose la connaissance de chacun des deux termes), mais de répondre à l'interrogation suivante: Peut-on choisir entre savoir et ne pas savoir, peut-on refuser la lumière ? Et derrière cette question, on en devine une autre, plus radicale encore: la lumière est-elle offerte à tous les hommes?
Cette hésitation au seuil de la vérité suprême, on la retrouve sous forme de prudence dans les prescriptions destinées aux magistrats.
Au livre IX, toujours, il est longuement question du caractère volontaire ou involontaire du crime, ainsi que de la préméditation3. Il y a dans ce passage des distinctions qui, en raison de leur précision et de leur universalité, étonneraient grandement un lecteur porté à croire que, dans ce domaine, les principales découvertes ont été faites pendant les cent dernières années. On y chercherait en vain cependant des recettes et des principes faciles à manier. Platon veut donner des critères aux juges. Il ne prétend pas les dispenser d'avoir du jugement, c'est-à-dire d'être justes aux-mêmes. Notons à ce propos que, selon Platon, le lieu premier de la justice n'est pas le comportement, mais l'être même de l'individu, que la rectitude des actes n'est que le reflet de l'harmonie intérieure, laquelle peut seule être à bon droit identifiée à la justice.
Il s'ensuit évidemment que l'injustice, et par conséquent le crime, procède d'un désaccord intérieur. Toute la philosophie platonicienne du châtiment pourrait être déduite de cette affirmation. Pour Platon, la protection de la société est un objectif secondaire; le châtiment, y compris la peine de mort, a pour but premier de permettre au criminel de retrouver l'harmonie perdue, de redevenir amoureux de la justice. Notons que, aux yeux de Platon, le châtiment n'est pas l'unique moyen de parvenir à cette fin; on peut aussi recourir à la récompense. Le moyen en fait importe peu:
«Que ce soit par faits ou paroles, plaisir ou chagrin, honneurs accordés ou enlevés, amendes payées ou dons reçus, de quelque façon qu'en somme on fasse haïr l'injustice, chérir ou cesser de haïr le juste, ce sera là l'oeuvre des lois les plus belles.»4
De là l'importance que Platon accorde à la purification. La purification par des rites religieux est l'équivalent, dans les Lois, de nos techniques de rééducation et de réhabilitation. Dans un cas, on veut redonner la perfection à une âme souillée par le crime. Dans l'autre, on veut remettre un citoyen en état de fonctionner normalement. Deux mondes! Pour prendre au sérieux celui de Platon, il suffit de méditer un instant sur un passage comme celui-ci:
«Car ce qui manifeste avec le plus de clarté l'homme qui, de sa nature et non par feinte apparence, honore la justice et hait réellement l'injustice, c'est qu'il se refuse à être injuste avec ceux des hommes à l'égard desquels il lui serait plus aisé de commettre une injustice.»5
Quelques détails particulièrement intéressants:
Les menées séditieuses
La sédition, pour Platon, est un attentat contre la majesté des lois et, par voie de conséquence, contre l'autorité légitime. Le pouvoir en place n'étant pas nécessairement l'autorité légitime, il n'est pas exclu qu'il puisse se rendre coupable de sédition.
«Quiconque asservit les lois en les soumettant à l'autorité des hommes, assujettit la cité aux ordres d'une hétairie (faction), use pour tout cela de violence, suscite la guerre civile, celui-là, il faut voir en lui l'ennemi le plus déclaré de la cité tout entière.»6
Crimes commis par des animaux
Les idées de Platon sur la question, étranges pour qui ignore l'histoire du droit, aident à mieux comprendre le rapport entre le crime et les notions de souillure et de purification. Si l'animal est reconnu coupable, ils le mettront à mort, et le cadavre sera exclu des frontières du pays.7
Le divorce
Pour les cas de mésentente entre les époux, Platon prévoit un tribunal, qui est en même temps une agence matrimoniale à caractère nettement interventionniste. Ladite agence est composée de dix hommes et de dix femmes. Voici quelle est sa principale fonction:
«Ces arbitres sont-ils à même de réconcilier les époux? Leur arbitrage devra avoir force de loi. Mais, si les âmes des adversaires s'enflent de la houle d'une passion excessive, ils chercheront de leur mieux quelles personnes s'entendraient avec chacun des deux.»8
Les avocats
Selon Platon, les avocats appartiennent à la même catégorie d'individus que les sophistes, la catégorie de ceux qui utilisent la connaissance qu'ils ont du langage pour faire triompher, sans se soucier de la vérité, les causes qu'on leur demande de défendre en échange de cadeaux. Il convient donc d'interdire la profession d'avocat.
«Mais, dans votre État, ce procédé, qu'il soit en fait un art ou bien je ne sais quelle routine dépourvue d'art, un savoir faire, il faut au plus haut point, justement, qu'il n'y prenne pas racine.»9
Notes
1. Platon, Les Lois, Livre IX, 857c.
2. Idem, La République, Livre X, 613-621.
3. Idem, Les Lois, Livre IX, 859-861.
4. Ibid., 862.
5. Ibid., Livre VI, 777d, e.
6. Ibid., Livre IX, 856.
7. Ibid., 873e.
8. Ibid., 930a.
9. Ibid., 936a.