Crime et châtiment selon Hegel
Il suit de là que toute conduite qui lèse la liberté d'autrui est soumise aux interdictions juridiques, et que toute violation du droit d'une seule personne inflige une violation aux droits de tous les hommes, car le droit est universel et nécessaire dans son fondement comme dans sa forme.2
En réalité, on doit faire une distinction entre le droit universel, dans lequel tout homme est conçu comme une personne de droit, et le droit particulier qui régit les droits des personnes sur les choses. Le domaine de ma liberté peut donc être assiégé de deux façons : 1) Ou bien autrui se contente de prétendre avoir un droit sur une chose qui, selon moi, m'appartient, tout en me traitant comme une personne de droit. Cette prétention, qui n'offense en rien le droit universel, relève du droit civil. 2) Ou bien autrui, en ne respectant pas mon droit, refuse de me traiter comme une personne de droit. Cette violation du droit en tant que tel relève du droit criminel ou pénal.3
L'empiétement sur le droit qui s'effectue sur une base juridique constitue, certes, une injustice, mais ne doit entraîner aucune punition, car cette contestation ne représente pas une violation du droit en tant que droit. Au contraire, l'acte violent qui porte atteinte à la liberté personnelle exige un châtiment .4
En effet, le crime, entendu comme violence qui lèse le droit comme tel, est en son essence contradictoire, car le criminel est un être doué de raison dont la conduite implique d'être quelque chose d'universel. La conduite contraire au droit d'autrui contrevient aux droits de tous les hommes, à son propre droit et au droit en soi: «si tu attentes à la vie d'autrui, dit Hégel, tu attentes à celle de tous les hommes et à la tienne». Cette déraison, qui abolit le contenu de la loi, mais en garde la forme et l'universalité, doit donc être considérée comme l'instauration par le criminel d'un nouveau contenu à la loi universelle, et, en conséquence, c'est à bon droit que la justice légale exerce contre lui injustice qu'il a commise.5
Hégel considère donc le jus talionis comme le principe non seulement du droit pénal, mais de toute justice. En définissant la réalité du droit comme la nécessité d'un châtiment qui supprime la violation du droit, Hégel s'oppose aux théories socio-psychologiques de la peine qui, en se fondant sur l'intimidation, les mobiles et l'amendement, négligent de considérer socratiquement la justice en elle-même et sont forcées de voir dans le châtiment un mal que l'on oppose à un autre mal. Pour l'idéalisme hégélien, au contraire, la punition imposée au criminel est non seulement juste en soi, mais elle est même un honneur que la justice légale fait au criminel de le considérer comme un être rationnel dont les actes impliquent la peine qu'il encourt.6
Cependant l'exigence d'une égalité entre la violation du droit et le châtiment n'est valable que pour l'essence de ce que mérite le criminel et non pas pour la forme spécifique du châtiment qu'il doit subir. En ce qui concerne ces modalités de la peine, Hégel fait remarquer que le principe de «l'oeil pour oeil» est une absurdité et que l'égalité reste une simple exigence pour l'intelligence, qui doit rechercher une punition de valeur comparable à l'injustice commise en tenant compte des circonstances psychologiques et sociales de l'acte répréhensible. «Un code pénal appartient essentiellement à son temps et à l'état correspondant de la société civile.»7
Tant qu'on ne dépasse pas la sphère de la justice légale, le criminel ne saurait donc échapper au châtiment de la loi. Cependant, il importe que la restauration du droit soit l'oeuvre d'un juge qui punit le criminel en se souciant seulement de l'universalité du droit, car, au tribunal de l'individu lésé, la passion transforme la punition en une vengeance qui n'a pas la forme du droit. La réconciliation du droit avec lui-même, dans un châtiment rendu nécessaire par le détour de l'injuste, exige donc de substituer au droit en soi de la vengeance une répression du crime qui ait la forme du droit plutôt que celle de l'arbitraire.8
Bibliographie
Hégel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit (1821). Paris, Gallimard, 1940, p. 125-141; 236-254.
Hégel, G. W. F., Propédeutique philosophique (1809-1811). Paris, Gonthier, 1963, p. 34-46.
Findlay, J. N., Hégel, A Re-examination. London, George Allen & Unwin Ltd; New York, The Macmillan Company, 1958, p. 309-314.
Fleischmann, E., La philosophie politique de Hegel. Paris, Plon, 1964, p. 105-114.
Foster, M. B., The Political Philosophies of Plato and Hegel. Oxford, Clarendon Press, 1968 (First published 1935), p. 110-141.
Marcuse, H., Raison et révolution (Hégel et la naissance de la théorie sociale). Paris, éditions de Minuit, 1968, p. 221-256.
Niel, H., De la médiation dans la philosophie de Hegel. Paris, Aubier, 1945, p. 270-275.
Peperzak, A. T. B., Le jeune Hegel et la vision morale du monde. La Haye, Martinus Nijhoff, 1969, p. 161-169.
Reyburn, H. A., The Ethical Theory of Hegel, A study of Philosophy of Right. Oxford, Clarendon Press, 1967 (First published 1921), p. 143-157.
Stace, W. T., The Philosophy of Hegel. New York, Dover Publications, 1955, p. 387-392.
Weil, E., Hegel et l'État. Paris, Vrin, 1950, p. 35-39.
Notes
1) Hegel, Propédeutique philosophique, par. 2, 3, 4; Principes de la philosophie du droit, par. 36, 209.
2) Ibid., par. 3, 6, 7; Princ., par. 37, 3 8.
3) Ibid., par. 17; Princ., par. 95.
4) Ibid., par. 18, 19.
5) Ibid., par. 20; Princ., par. 93, 94, 95.
6) Ibid., par. 20; Princ., par. 97, 99, 100.
7) Ibid., par 101, 214, 218.
8) Ibid., par. 21; Princ., 102, 103, 220.