Le retour de l'argument d'autorité
- La grande abdication
Il y a pour la raison un chose pire que l'abdication devant une personne, c'est l'abdication devant les faits.
Cette sorte d'abdication est tellement répandue que personne ne songe à s'en étonner. Abdiquer devant un fait c'est, par exemple, se laisser impressionner par un lieu, une date. Comment peut-on s'opposer à un mouvement qui a pris naissance à New-York? Comment peut-on penser ainsi en 1991? 1991 arrive après 1990, il n'y pas de doute. C'est un fait. Mais s'il suffit de se hisser sur un tel promontoire pour accéder au mieux voir, n'importe qui peut formuler un jugement avec autorité. C'est pourquoi Valéry notait qu'en critique, la nouveauté est le critère de ceux qui n'ont pas de jugement.
Les pseudo-raisonnements de ce genre reçoivent trop souvent la sanction universitaire. Bien qu'héritée de Galilée et Descartes, la méthode universitaire, qui doit en principe servir à établir les faits essentiels ayant valeur de preuve, se dégrade souvent au point de n'être plus qu'une manière conformiste de prendre appui sur des faits accessoires. La date de publication d'une recherche, le nombre des références qui y sont associées, le réseau auquel appartient l'auteur sont des faits accessoires.
Vous devez par exemple vous prononcer sur les nouvelles techniques de reproduction selon les règles universitaires. Qu'allez-vous faire? Vous allez repérer le premier rapport officiel fait sur le sujet. En l'occurrence, celui de la Commission anglaise Warnock, paru au début de la décennie 1980.
C'est un excellent rapport si l'on part du point de vue que la perfection consiste dans ce cas non pas à trancher, mais à concilier élégamment des positions incompatibles. C'est un rapport médiocre si l'on estime que la perfection consiste à juger selon des principes qu'on a eu le courage d'expliciter.
La plupart des chercheurs ne se posent même pas la question de la valeur intrinsèque du rapport. Ce qui leur importe et leur suffit, c'est qu'il soit le premier. Par un effet de la mécanique des références, le rapport Warnock a pris de plus en plus d'importance du seul fait qu'il a été le premier. Mrs Warnock est elle-même devenue une autorité mondiale, une papesse de la bioéthique. Ceux et celles qui ont suivi ses cours deviennent à leur tour des autorités dans leur pays respectif.
Ce qui est gênant dans cette histoire, ce n'est pas qu'on revienne à l'argument d'autorité, - on y revient presque toujours et Mrs Warnock mérite sans doute plus que d'autres l'hommage qui lui est rendu - c'est le procédé mécanique par lequel une autorité est imposée.
Tout le mal qu'on se sera donné pour aboutir à une forme dégradée de l'argument d'autorité! À tout prendre en effet, et du strict point de vue du moderne qui entend assurer le règne de la raison, une autorité comme celle d'une Église est préférable à celle qui est produite par la mécanique des références.
Les grandes religions ont des traditions qui inspirent le respect à l'être le plus rationnel. Descartes lui-même s'est trouvé très heureux de pouvoir prendre appui sur la morale catholique en attendant d'en avoir une qui ait passé l'examen de sa raison d'une façon plus satisfaisante.
Tandis que la mécanique des références peut conférer l'autorité à n'importe quelle thèse et à n'importe quel auteur. Le seul aspect positif de cette anti-méthode, c'est le pluralisme qui l'accompagne; il ne l'accompagne toutefois pas toujours et pas nécessairement pour très longtemps. Quand on a pris l'habitude d'abdiquer devant les faits, on est sans défense devant la force, qu'elle prenne la forme d'un diktat individuel ou celle d'une pression de la majorité. Dans l'Allemagne nazie, il s'est trouvé abondance de juristes pour conférer autorité aux auteurs et aux thèses que l'on sait.