Histoire de la littérature romaine: Virgile

Alexis Pierron
Génie de Virgile. — Vie de Virgile. — Jugements des anciens. — Virgile philosophe.
Génie de Virgile
Nous avons dit ce qui manquait d'art à Lucrèce, ce qui manquait à Catulle d'ampleur et de fécondité. Notre pensée, quand nous signalions ces lacunes, a dû se reporter plus d'une fois vers le poète à qui rien ou presque rien n'a manqué; vers ce Virgile qui fut, non moins que Lucrèce, le favori des Muses, et qui fut aussi, non moins que Catulle, un artiste consommé. Nous avons donc noté déjà quelques-unes des vertus qui recommandent ses oeuvres à une admiration immortelle. M. Nizard nous a fourni, à propos de Tite-Live, une belle page sur la sensibilité de Virgile. Il s'agit maintenant d'entrer dans quoique détail, et d'expliquer pourquoi le nom de Virgile est un des plus grands noms de toutes les littératures, et, avec le nom de Cicéron, le plus grand de toute la littérature romaine.

Virgile a eu plusieurs manières, s'il est permis d'appeler ainsi les caractères divers qui distinguent son style dans ses divers ouvrages. Mais nous prenons le mot manière dans l'acception qu'il a chez les critiques qui étudient les progrès lu talent des grands peintres. Le Raphaël de la Transfiguration n'est pas le même que le Raphaël continuateur du Pérugin, ou que le Raphaël de l'École d'Athènes. Une page le l'Énéide ne ressemble point à une page des Géorgiques, ni une page des Géorgiques à une page des Églogues. Ce qu'il y ade commun et dans les Églogues, et dans les Géorgiques, et dans l'Énéide, c'est cette diction pure et irréprochable, ce latin dégagé de toutes les rusticités antiques, de toutes les importations pédantesques; c'est cette simplicité ingénue qui s'allie sans effort à l'art le plus savant; c'est l'absence le toute affectation et de toute recherche, même là où le poëte eût pu sans crime se laisser aller aux séductions du bel esprit; c'est, comme dit un critique, cet art difficile d'offrir une succession de beautés variées, de réveiller dans un seul trait un grand nombre d'impressions , de ne les épuiser jamais en les prolongeant; c'est surtout, selon moi, cette imagination puissante, mais toujours réglée, et qui ne perd rien de se force ni de son éclat, pour se circonscrire sévèrement dans le cercle étroit du bon sens et de la raison; c'est plus encore, c'est la grâce enchanteresse, c'est le sentiment, c'est le souffle divin; en un mot, c'est l'âme et le cœur de Virgile. Voilà les ressemblances; voilà aussi ce qu'on peut nommer le génie de Virgile. Mais les œuvres du poète sont comme ces sœurs dont il dit que leur figure, malgré la conformité de physionomie, n'est pourtant pas la même, et fait connaître seulement qu'elles sont sœurs. Nous marquerons plus tard les différences. Disons auparavant quelques mots de la personne du poète.

Vie de Virgile
Publius Virgilius Maro naquit près de Mantoue, au village d'Andes, le 15 octobre de l'an 70 avant notre ère. On a la date très-exacte: en style romain, c'est le jour des ides d'octobre de l'an 684 de Rome, et sous le consulat de Pompée de Crassus. La famille de Virgile n'était ni noble ni riche elle n'était pourtant pas, dénuée absolument des ressource nécessaires. Les études du jeune homme furent aussi complètes que s'il eût été fils d'un chevalier on même d'un sénateur. Il passa d'abord quelques années dans les écoles de Crémone. À dix-sept ans, il se rendit à Milan, où il prit la robe virile. C'est à Naples qu'il se perfectionna dans les lettres grecques et dans la philosophie. Il ne négligea presque aucune des sciences alors connues. Il possédait à fond disent ses biographes, les mathématiques, la médecine, l'art vétérinaire.

Il débuta dans la poésie par quelques pièces assez médiocres, mais qui lui firent déjà une réputation. Il fut dépouillé de son patrimoine, après la bataille de Philippe, quand Octave distribua à ses vétérans les terres de Crémone et de Mantoue. Il vint à Rome faire ses réclamations. Varius le recommanda à Mécène, Mécène à Auguste. Ses biens lui furent rendus. Depuis ce temps, il passa sa vie tantôt à Andes, tantôt à Rome, tantôt à Naples, presque uniquement appliqué aux choses de l'esprit, et n'aspirant ni à la fortune ni aux honneurs. Les Bucoliques le mirent, de prime abord à un rang très-élevé parmi les poètes latins. Les Géorgiques, qu'il écrivit ensuite, l'égalèrent aux plus grands poètes de la Grèce même. Il entreprit bientôt l'Énéide, à la prière d'Auguste. ll y travailla plus de douze ans; mais il ne vécut point assez pour y mettre la dernière main. Quelque temps avant sa mort, il était aller visiter la Grèce, et il avait parcouru les contrées où il fait voyager son héros. C'est dans ce voyage qu'il contracta la maladie qui lui devint fatale. À peine arrivé en Italie, il mourut, à Brindes selon les uns, à Tarente selon d'autres. C'était le 10 des calendes d'octobre de l'an de Rome 736, c'est-à-dire le 21 septembre de l'an 18 avant notre ère. Il était âgé de cinquante-deux ans moins quelques jours.

Virgile était d'une complexion délicate, et sa sobriété était extrême. On vante la pureté de ses mœurs, sa modestie, sa bonté, son désintéressement. On croit que c'est de lui que parle Horace dans les vers où il nous peint un de ses amis, le meilleur de tous les hommes, mais d'une tournure vulgaire, gauche dans sa démarche, la chevelure en désordre, mal drapé dans sa toge, négligé dans sa chaussure. Sa conversation n'avait rien de remarquable, et ne se sentait nullement de la supériorité de son esprit. Il avait, comme notre Corneille, l'élocution pénible et embarrassée, non-seulement sans élégance, mais sans ces éclairs qui illuminent d'ordinaire la parole des hommes de génie. On conte qu'il n'essaya qu'une fois en sa vie de parler devant un tribunal, et que son unique plaidoyer n'eut qu'un fort médiocre succès. il composait difficilement. Voici, dit-on, comment il s'y prenait. Il dictait le matin un grand nombre de vers, et il employait tout le reste de la journée à les corriger, à les réduire, à en faire quatre ou cinq qui le satisfissent; imitant, selon l'expression qu'on lui prête, l'ourse qui lèche ses petits naissants et leur donne la forme. On conviendra qu'un tel procédé était plus singulier que commode, surtout que fructueux. Mais Virgile était bien en droit d'avoir ses petites bizarreries.


Jugements des anciens
La postérité n'avait pas encore commencé pour Virgile, que Rome savait déjà qu'elle possédait le plus grand de ses poètes. Properce, à l'annonce de l'Éneide, n'hésitait point à s'écrier: «Cédez, écrivains de Rome; cédez, écrivains de la Grèce; il naît je ne sais quoi plus grand que 1'Iliade.» Nous rabattrons ce qu'il y a d'exagéré dans un tel éloge: nous signalons seulement l'admiration d'un contemporain. Ovide disait, non sans raison, que les ouvrages de Virgile comptaient parmi les plus beaux titres de la gloire romaine. Silllius Italicus célébrait comme une fête le jour de la naissance de Virgile, et il allait déposer des couronnes sur le tombeau qu'on voit encore non loin de la grotte du Pausilippe. Les ides d'octobre, selon Martial, étaient consacrées par la naissance de Virgile, comme d'autres jours par la naissance de quelque dieu. Stace terminait la Thébaïde en disant à son épopée: «Ne tente point d'atteindre la divine Énéide; mais suis-la de loin, et adore toujours ses traces.» Quintilien dans sa revue critique, parle dignement de Virgile: «De même qu'Homère chez les Grecs, de même chez nous Virgile doit figurer en tête, et à ces titres vraiment sacrés. C'est, de tous les poètes de ce genre, grecs ou romains, celui qui s rapproche, sans contredit, le plus d'Homère. Je rapporterai ici les propres termes que, dans ma jeunesse, j'ai recueilli de la bouche d'Afer Domitius. Je lui demandais quel poète selon lui, était le plus voisin d'Homère. Virgile, me dit-il, est le second, mais plus proche du premier rang que du troisième. Et en effet, si notre poète le cède à cette nature céleste et immortelle, du moins il y a chez lui plus de soin et de diligence, ne fût-ce que parce qu'il lui a fallu travailler davantage, et toute la supériorité qu'a son rival du côté des qualités sublimes, peut-être Virgile la compense-t-il par l'égalité de sa perfection.»

Virgile philosophe
L'empereur Alexandre Sévère appelait Virgile le Platon des poètes, et il avait placé sa statue à côté de celle de Cicéron, dans cet oratoire où il consacrait la mémoire des grands hommes. J'ai souvent entendu vanter la profondeur des idées philosophiques de Virgile. Il est certain que Virgile avait beaucoup étudié, et qu'il avait l'esprit ouvert à toutes les connaissances; il est certain aussi que les préférences du poète étaient, en général, pour les doctrines de Platon. Mais de là à faire de lui un autre Platon, ou même un platonicien bien convaincu, il y a plus loin que quelques-uns ne disent. Les louanges dont Virgile comble Lucrèce philosophe prouvent que la doctrine d'Épicure ne lui répugnait pas invinciblement. Mais nous avons des preuves plus directes encore de ses oscillations entre les systèmes contraires. Bossuet signale ce phénomène, dans un passage du Traité de la Concupiscence: «Ainsi, dit-il, voit-on dans Virgile le vrai et le faux également étalés. Il trouve à propos de décrire, dans son Éneide, l'opinion de Platon sur la pensée et l'intelligence qui anime le monde: il le fera en vers magnifiques. S'il plait à la veine poétique, et au feu qui en anime les mouvements, de décrire le concours d'atomes qui assemble fortuitement les premiers principes des terres, des mers, des airs et du feu, et d'en faire sortir l'univers sans qu'on ait besoin pour les arranger du secours d'une main divine, il sera aussi bon épicurien dans une de ses Églogues que bon platonicien dans son poème héroïque. Il a contenté l'oreille, il a étalé le beau tour de son esprit, le beau son de ses vers et la vivacité de ses expressions: c'est assez à la poésie; il ne veut pas que la vérité lui soit nécessaire.» Ne soyons pas si sévères que Bossuet. La vérité vraie n'est pas l'objet indispensable de la poésie. Il est à souhaiter que les poètes y tendent, ou qu'ils la rencontrent: je ne suis pas de ceux qui leur conseilleraient de s'en détourner. Mais les idées ne sont guère pour eux que des matières à versification. Qu'ils en changent au gré de leurs impressions mobiles, ou même de leurs caprices, il n'y a pas beaucoup à s'en étonner; et je ne m'indigne point que Virgile ait eu plus à cœur le renom d'excellent poète que celui de philosophe conséquent.

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