Les Caractères de Théophraste

Alexis Pierron
Vie de Théophraste

Le philosophe qu’Aristote avait proclamé le plus savant et le plus habile de ses auditeurs, Théophraste, le second chef de l’école du Lycée, se garda bien de suivre les errements littéraires de son maître; ou plutôt il choisit parmi les exemples d’Aristote, et il se fit une manière à la fois sobre et élégante, analogue à celle des traités qu’on nommait exotériques, c’est-à-dire populaires. Théophraste, qui n’avait guère qu’une douzaine d’années de moins qu’Aristote, était plutôt son ami et son collaborateur que son disciple. Il avait assisté avec lui aux leçons de Platon dans l’Académie. Ce nom de Théophraste, sous lequel nous le connaissons, lui fut décerné par les auditeurs du Lycée, que charmait sa parole : Théophraste signifie parleur divin. Quand il était venu de la ville lesbienne d’Érèse, sa patrie, il se nommait Tyrtame. Il avait quarante-neuf ans en 422, à la mort d’Aristote. Il vécut, selon quelques-uns, au delà d’un siècle. Si la préface des Caractères était authentique, c’est à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans qu’il aurait tracé ces fines et spirituelles esquisses. Mais l’opinion la plus probable est celle qui le fait mourir en 286, à quatre-vingt-cinq ans. Il avait composé d’innombrables ouvrages, dont quelques-uns nous sont parvenus. Ce sont, pour la plupart, des traités relatifs à l’histoire naturelle, à la météorologie, à la métaphysique, c’est-à-dire des livres où Théophraste devait à peu près se borner à être clair, simple, précis, comme il l’est en effet, et qu’un homme de génie, Platon ou Buffon, ou même Aristote, eût pu seul élever jusqu’à l’éloquence et jusqu’au sublime : or, Théophraste n’était qu’un homme de beaucoup de savoir et de beaucoup d’esprit. Mais les Caractères nous donnent une idée des agréables qualités auxquelles Théophraste avait dû son beau nom.

Les Caractères

Les Caractères ne sont point un livre, quoi qu’en dise la préface apocryphe dont j’ai parlé. Ce sont des extraits d’un grand ouvrage aujourd’hui perdu, peut-être d’une Poétique. Ce sont probablement, comme on l’a conjecturé, des modèles que Théophraste avait dessinés pour l’usage des poètes. Aristote lui-même avait donné l’exemple de cette méthode pratique, non pas dans sa Poétique, mais dans sa Rhétorique et dans sa Morale. Qui ne connaît le tableau des quatre âges de la vie qu’Horace a tiré du deuxième livre de la Rhétorique, et que Boileau a mis en beaux vers d’après Horace? Mais ce qui n’était qu’un heureux accident dans les livres essentiellement techniques d’Aristote, était devenu ce semble, dans l’œuvre de Théophraste, une portion fort importante, sinon la portion capitale. D’ailleurs, Aristote se bornait à quelques traits fort généraux, et jetés sans beaucoup d’art ni d’apprêt. Théophraste pénètre plus avant dans l’analyse des vices et des travers : il les décrit avec détail, et jusque dans les plus fines nuances. Ses portraits, sobrement colorés par une imagination heureuse et tempérée, ont pourtant une certaine monotonie, qui tient à la répétition à peu près identique des formules de définition usitées parmi les péripatéticiens. Les Caractères sentent un peu l’école. Il est à regretter que Théophraste n’ait pas cherché davantage cet agrément de la variété, qui doublerait non pas la valeur réelle mais le charme des portraits. Mais ce défaut était bien plus léger aux yeux des Grecs qu’aux nôtres :

« Cet ouvrage, dit La Bruyère, a toujours été lu comme un chef-d’œuvre dans son genre. Il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer, et où l’élégance grecque éclate davantage. On l’a appelé un livre d’or. Les savants, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées, et à la manière naïve dont tous les caractères y sont exprimés, et la comparant d’ailleurs avec celle du poète Ménandre, disciple de Théophraste, ne peuvent s’empêcher de reconnaître, dans ce petit ouvrage, la première source de tout le comique; je dis de celui qui est épuré des pointes, des obscénités, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux. »

La Bruyère, comme presque tous les traducteurs, surfait un peu l’original sur lequel il a travaillé. Sa copie, hélas, ne donne pas beaucoup l’idée d’un chef-d’œuvre, surtout d’un chef-d’œuvre de bon comique. Mais il ne faut pas juger des Caractères d’après la traduction de La Bruyère. La Bruyère traduisait sur un texte fautif et très incomplet. Il y a des portions de caractères, et même deux caractères entiers, qu’on a retrouvés depuis, dans des manuscrits inconnus des premiers éditeurs. Il faut dire aussi que La Bruyère n’a pas même traduit l’ancien texte avec beaucoup d’exactitude, et qu’en reproduisant la pensée d’autrui, il n’a presque rien de cette verve, de cette spirituelle vivacité, de cette énergie et de cet éclat avec lequel il exprime ses propres pensées. Je vais donner la traduction à peu près exacte d’un des caractères dont le texte diffère le plus de celui que La Bruyère avait sous les yeux. C’est le vingt-sixième, intitulé De l’Oligarchie. Après avoir défini ce qu’il entend par là, Théophraste parle comme il suit de l’amateur d’oligarchie, autrement dit de l’antidémocrate :

« Quand le peuple se dispose à adjoindre à l’archonte quelques citoyens, pour l’aider de leurs soins dans la conduite d’une fête publique, notre homme prend la parole, et soutient qu’il leur faut donner un plein et entier pouvoir. Et si d’autres proposent d’en élire dix, il s’écrie qu’il suffit d’un seul. De tous les vers d’Homère il n’a retenu que celui-ci : Le commandement de plusieurs n’est pas bon; qu’il n’y ait qu’un seul chef; il ignore tous les autres. Voici, du reste, quels sont ses discours habituels : « Il nous faut délibérer en conseil particulier sur ces objets; il faut nous délivrer de cette multitude assemblée sur la place, et lui fermer le chemin des magistratures. » Si le peuple l’accueille par des huées ou lui fait quelque affront : « Il faut qu’eux ou nous quittions la ville. » Il sort de chez lui vers le milieu du jour, bien drapé dans son manteau, la chevelure et la barbe ni trop ni trop peu rognées, les ongles artistement taillés; il fanfaronne par la place, disant : « Il n’y a plus moyen de vivre dans la ville, à cause des sycophantes »; et encore : « Quel supplice, dans les tribunaux, d’avoir à subir ces maudits plaideurs! » et : « Je m’étonne qu’on soit assez fou pour briguer les charges publiques. La multitude est ingrate, et elle se donne sans cesse au plus offrant et au plus prodigue. » Il exprime sa honte de voir assis à côté de lui, dans l’assemblée, un citoyen maigre et malpropre. « Quand cesserons-nous, dit-il encore, de nous ruiner en acceptant des fonctions onéreuses, et en équipant des trirèmes? » Il déclare l’engeance des démagogues une peste détestable; et c’est Thésée, selon lui, qui fut la cause première de tous les maux d’Athènes. « C’est Thésée, dit-il, qui rassembla dans la ville le peuple des douze bourgs; c’est lui qui détruisit le pouvoir royal. Mais il en a porté la juste peine; il a été la première victime des haines populaires. » Et ces discours, et d’autres qui les valent, il les tient aux étrangers tout aussi bien qu’à ceux des citoyens qui sympathisent avec lui de mœurs et de sentiments.

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