Histoire de la littérature romaine: les Bucoliques
Les débuts poétiques de Virgile annonçaient un talent déjà distingué, sinon le futur auteur des Géorgiques et de l'Énéide. Nous possédons encore quelques-unes des petites pièces qui commencèrent sa réputation de poète. La collection intitulés Catalectes est, comme l'indique ce titre grec, un choix fais après coup parmi les épigrammes et les autres bluettes qu'on attribuait à Virgile, et dont la plupart avaient été, dit-on, les tâtonnements plus ou moins heureux par quoi il s'était d'abord essayé à rivaliser avec les maltres. Il n'y a rien, dans ce recueil, qui soit beaucoup au-dessus du médiocre. Il est possible que d'autres que Virgile aient à revendiquer la paternité de bon nombre d'entre ces vers. Mais on place, à côté des Catalectes, des morceaux plus considérables, et d'un ordre plus élevé, qui portent un caractère d'authenticité plus manifeste. Le Moucheron, par exemple, pourrait bien être ce poème demi-bucolique que tous les anciens citent comme une des premières productions de Virgile. Ce n'est pas un chef-d'œuvre; le style en est parfois obscur et la versification traînante. Mais il y a du sentiment, et quelque chose déjà des grâces naïves que les Muses, suivant Horace, avaient accordées en don à Virgile. On y trouve aussi les premiers linéaments de ce qui devait être plus tard l'incomparable tableau de la mort d'Eurydice et de la douleur d'Orphée. Je dois dire seulement que d'excellents critiques pensent que le poème a été gâté par des remaniements et des interpolations, et qu'il n'était pas sorti des mains de Virgile tel que nous l'avons aujourd'hui. L'Aigrette, la Cabaretière, le Moretum semblent dignes de Virgile. Le premier de ces trois petits poèmes n'est qu'un récit mythologique bien versifié; mais le second et le troisième ont une originalité assez remarquable. Ce sont des scènes de la vie vulgaire, mais retracées avec un grand charme. La Cabaretière rappelle ces peintures de Pompéi, où se révèle à nous la vie antique, et qui sourient, pour ainsi dire, d'un rayon d'élégance et de beauté. Le Moretum, bien plus encore. On s'intéresse au pauvre homme qui se lève avant le jour pour préparer ses frugales provisions; on s'intéresse même à cette humble esclave qui l'aide dans ses travaux. On suit d'un œil attentif les détails de l'opération d'où sort le moretum, ce mets pour nous si étrange, ce composé d'herbes, d'ail pilé, de fromage ef de vin.
Les Bucoliques
Avec les Bucoliques, nous entrons déjà dans le vrai, dans l'admirable Virgile. Le titre du recueil indique assez de quoi il se compose. Ce sont des poésies pastorales. Le titre d'Églogues, qu'on joint d'ordinaire au premier, n'a par lui-même aucun rapport ni avec la poésie pastorale, ni même avec aucune sorte de poésie. C'est un mot grec, qui signifie tout simplement à peu près la même chose que le mot Catalectes. Il indique que les dix pièces du recueil ne sont pas toutes celles du même genre que l'auteur avait écrites; qu'elles ont été choisies dans un plus grand nombre; que le public a la fleur, et la fleur seule, de l'œuvre première. Ce n'est que par une association d'idées, du reste assez naturelle, que le mot églogue, comme le mot idylle, est devenu synonyme de poème pastoral.
Les dix églogues devraient être rangées un peu autrement qu'elles ne sont, si l'on s'astreignait strictement à l'ordre chronologique. La première selon la date n'est que la deuxième dans les éditions. Elle fut écrite en l'an 42 avant notre ère. Virgile avait alors vingt-huit ans. Mais la dixième est à la fois et la dernière du recueil et la dernière selon la date. Elle est postérieure de quatre ans environ à la première.
Virgile et Théocrite
Virgile écrivait les Bucoliques sous l'impression de ses premières études littéraires, et dans un temps où il était plus familier peut-être avec les poètes de la décadence grecque qu'avec ceux de la belle antiquité. Les Alexandrins régnaient partout dans les écoles. Callimaque et Philétas étaient les dieux propices qu'invoquait la Muse romaine. Apollonius balançait la renommée d'Homère. Mais Virgile sut faire un choix parmi ces modèles trop vantés, et Théocrite eut sa préférence. Il dit bien quelque part qu'il compose des vers à la façon du poète Chalcis; mais presque partout on sent l'influence du poète de Syracuse. Il est douteux, malgré son témoignage, qu'Euphorion lui ait beaucoup prêté, tandis que Théocrite lui fournit sans cesse, non pas seulement des idées, des expressions, des tours de phrases, des vers entiers, mais des développements, des caractères, jusqu'à des sujets de poèmes. Aussi Virgile n'est-il tombé dans aucun des défauts qu'on est en droit de reprocher aux coryphées de la littérature alexandrine. Il en a pourtant, même d'assez graves, et que nous ne devons point passer sous silence. Voici le pire, qui tenait non pas à son talent , mais aux conditions fâcheuses qu'il lui fallait subir pour rendre supportables à les lecteurs des tableaux bucoliques. Il n'avait pas sous les yeux, comme Théocrite, des pâtres musiciens et chanteurs; il lui fallait créer une sorte de monde imaginaire. C'était donc, jusqu'à un certain point, un genre faux qu'il introduisait dans la poésie latine; ou, si l'on veut, il se condamnait à une poésie d'imitation, et il s'exposait à manquer d'inspiration et de vie. Transporter tout entier Théocrite en latin et se faire traducteur, un tel génie ne pouvait songer à se réduire à ce métier quasi servile; et le goût des contemporains se fût médiocrement accommodé de toutes les naïvetés, de toutes les crudités de la verve sicilienne. Il transforma donc Théocrite. Il ne voulut être bucolique qu'en apparence; ses bergers et ses chevriers furent autre chose que des Tityre et des Mélibées: en un mot, au lieu de pastorales il donne aux Romains des allégories. Voilà comment il put se vanter d'avoir rendu les forêts dignes d'un consul; voilà aussi comment il s'est condamné à n'être qu'un faux Théocrite. Nt cherchez donc pas dans les Églogues ce qui fait le principal charme des Idylles, cette vivacité, cette rudesse, cette poétique brutalité, cette vérité dramatique; ces caractères qu'un rien décèle, qui se mettent à chaque instant dans un saisissant relief, et où la nature elle-même ne méconnaîtrait pas ses rustiques enfants. Les bergers de Virgile parlent trop bien pour des bergers: on dirait presque, s'ils sortent de la ville, qu'il rêvent de Rome et de la cour d'Auguste. Ils y songent en effet; ou plutôt le poète qui les fait parler y songe pour eux. Mais oubliez pour un instant leurs noms; percez les apparences; entrez dans le dessein de Virgile: cette poésie est vraie et vivante, pleine de passion et d'enthousiasme, et elle mérite à son tour l'admiration des hommes. Mais pourquoi Virgile a-t-il prétendu la faire accepter pour de la poésie bucolique?
Style des Églogues
Le style des Églogues est très-peu bucolique: je viens d'expliquer pourquoi. Je n'ai pas entendu par là excuser Virgile. J'ajoute que ce style pèche quelquefois par le vague et par une certaine obscurité. Si ce n'était un blasphème, j'oserais presque assurer que Virgile ne s'est pas toujours rendu un compte suffisamment exact de ce qu'il voulait nous dire. J'aime mieux croire qu'il savait fort bien ce qu'il disait; mais rien ne m'empêchera de regretter qu'il ait trop compté sur l'intelligence et la pénétration du lecteur. Quand les idées en valent la peine, on éprouve une sorte de jouissance à les découvrir en fouillant sous les mots; mais ces semblants de pâtres pourraient bien n'avoir quelquefois que des semblants d'idées. Je ne m'étonne donc pas qu'ils n'en serrent que médiocrement l'expression, et que leurs phrases s'embarrassent de parenthèses ou traînent quelquefois des queues trop longues. L'épithète n'est pas toujours caractéristique; le mot ne fait pas toujours image; le poète ne sait point encore faire valoir les termes l'un par l'autre, mettre un tableau. entier dans un vers, faire succéder sans cesse les tableaux aux tableaux. Il y viendra plus tard. En attendant, il a déjà toutes les élégances; il a l'abondance, la facilité, la fluidité, l'harmonie. Que dis-je? il fait pressentir çà et là tantôt les Géorgiques futures, tantôt la future Énéide. C'est surtout dans les églogues les moins bucoliques qu'il s'est montré plus d'une fois grand poète. Les Muses de Sicile semblent avoir exaucé une de ses prières. Elles ne lui ont point su trop mauvais gré d'avoir laissé là pour un instant leurs Thyrsis et leurs Damoetas.