La religion comme substance de la culture
La culture religieuse au Québec, en voie de transformation
De ce point de vue, notre époque est nouvelle. Elle est caractérisée par l'apparition de l'athéisme, de civilisations sans référence religieuse et par l'élaboration de cultures qui ne semblent pas s'articuler sur une substance religieuse. Sans doute, l'athéisme a-t-il toujours été un doute pour certains croyants, mais jamais il n'était devenu, comme chez Marx ou Sartre par exemple, une vision rationnelle et complète du monde. Certes, les cultures et les civilisations n'ont pas toujours eu la cohérence religieuse que Tillich y voyait. Il reste cependant que jamais la référence religieuse n'a été aussi visiblement exclue de la pensée politique et sociale ou de l'idéologisation que l'on fait présentement de ces réalités, au Québec comme ailleurs. Seules certaines branches de l'Islam témoignent encore, en notre siècle, du souci traditionnel de construire une société à références religieuses, mais dans un contexte qui apparaît précisément anachronique au reste du monde, tant il est vrai que notre point de vue spontané est autre.
Que deviennent dans ce contexte, la religion d'une part, la culture et les civilisations d'autre part? Bien téméraire serait celui qui prétendrait prophétiser en ce domaine. Il reste qu'il est permis, à partir d'indices sûrs, de dégager des tendances dont l'avenir seul permettra de vérifier la pondération que l'on peut en faire aujourd'hui.
D'ores et déjà, par exemple, on peut penser que jamais plus, en Occident, la religion chrétienne ne jouera le rôle supposé central qu'elle a joué depuis Constantin jusqu'au siècle des lumières. Sans être marginale, elle n'assure plus, principalement depuis l'industrialisation, la cohérence de nos cultures et de notre civilisation. On pourrait dire, sans crainte de se tromper, qu'à mesure que progresse la scolarisation, c'est-à-dire l'accès généralisé à la culture moderne, dans cette même mesure, la religion connaît un déplacement du centre à la périphérie des mentalités. Fut un temps, par exemple, où, dans la catéchèse scolaire au Québec, on considérait les «nouvelles valeurs» comme des «intrus culturels» qu'on s'empressait de baptiser chrétiennement ou de refuser au nom de la foi. La situation aujourd'hui est inverse: c'est la foi chrétienne qui est une intruse et il semble qu'elle soit acceptée ou refusée par les jeunes selon qu'elle est en accord ou non avec leur culture. Ce que l'on peut affirmer toutefois des jeunes générations ne peut l'être aussi facilement des adultes. Il semble, en effet, qu'une fois sortis de la liberté de pensée que favorise l'école, ces mêmes jeunes sont repris dans le cadre familial ou celui du travail par une mentalité plus traditionnelle dans laquelle la religion a un poids plus grand sinon déterminant.
Le rapport Dumont notait déjà l'impact de la scolarisation sur l'attitude religieuse (2). Il semble bien, en effet, que la plus ou moins grande scolarisation situe la population dans deux groupes, identifiables principalement par leur attitude positive ou négative face au changement.
C'est ainsi que la religion aurait peu ou pas de place dans le groupe «marqué» par la scolarisation, alors que, dans l'autre, la crainte du changement amènerait à vouloir reproduire le Québec d'autrefois, ses références religieuses comprises. Est-ce à dire que ce groupe revient à la pratique religieuse ou y reste? Pas nécessairement. On peut penser toutefois que dans certaines circonstances particulières, par exemple, quand il s'agit de l'avenir politique du Québec, la fuite vers le passé peut être renforcée par les harmoniques religieuses d'un chef ou d'un parti. Quoi qu'il en soit, la place et l'importance de la religion dans la culture québécoise ne sont pas simples à déterminer du fait que nous pourrions présentement parler de deux cultures, l'une marquée par la religion, l'autre qui tend à s'émanciper de son passé religieux.
Une façon de clarifier, du moins théoriquement, cette question serait d'accepter l'essentiel de la thèse de Jean Delumeau (3). Selon lui, on assiste présentement à un abandon par les Églises des secteurs politiques, sociaux et culturels que le christianisme a occupés dans l'histoire de l'Occident et à un «repli» sur les dimensions plus internes de leur tradition. Dans cette hypothèse, l'Église se retirerait progressivement du terrain de la civilisation et de la culture pour se consacrer essentiellement à des activités religieuses parallèles et, en apparence, apolitiques. Ainsi, le mouvement charismatique et les communautés de base préfigureraient l'Église de l'avenir, ce qui n'empêcherait pas cette dernière d'intervenir en faveur des pauvres, des droits de l'homme, sans qu'elle se mêle explicitement des problèmes politiques concrets. On peut comprendre dans cette perspective les interventions publiques de Jean-Paul II, qui insiste sur la discipline et la doctrine internes de l'Église tout en intervenant à l'extérieur sur le thème des droits de l'homme ou de l'autodétermination abstraite des peuples. C'est dans ce même esprit que les évêques du Québec ont écrit deux lettres à l'occasion du référendum québécois, rappelant les injustices dont furent victimes les Québécois, mais s'abstenant de dire oui ou non à la question référendaire.
Une autre voie se dessine depuis quelques décennies en Amérique latine et qui a des prolongements partout dans le monde, y compris au Québec. C'est la voie de la théologie de la libération. Cette théologie ne part pas, comme la théologie traditionnelle, de la révélation et n'emprunte pas non plus la démarche déductive qui a toujours donné à la théologie son allure dogmatique. Elle part de la pratique de chrétiens engagés dans des luttes politiques de libération et tente d'expliciter l'expérience chrétienne que constitue cette pratique. Ce n'est donc qu'en second lieu qu'elle se réfère au donné chrétien pour le réinterpréter en terme de libération. Ce qui distingue cette voie de celle qui est évoquée plus haut, c'est qu'elle situe la foi chrétienne en plein coeur de l'action politique et que son langage qualifie chrétiennement, en termes négatifs, les situations politiques d'oppression ou d'aliénation. Notons au passage que, même si cette théologie est maintenant enseignée au Québec et qu'elle inspire certains groupes, par exemple «le réseau des chrétiens politisés», elle ne semble pas trouver ici un terreau propice. Les Québécois semblent faire ou de l'action socio-politique ou de la religion, mais pas les deux à la fois.
Ces deux voies, malgré leurs différences profondes, ont ceci en commun qu'elles tiennent pour acquis que le christianisme est devenu marginal par rapport à la culture et à la société. Dans les deux cas, en effet, l'Église semble avoir renoncé à maintenir la place centrale que Tillich reconnaissait à la religion dans toute culture et toute civilisation.
La référence religieuse de la culture québécoise
Il serait facile de conclure de tout cela que Tillich est simplement dépassé. La question n'est toutefois pas aussi simple. En effet, Tillich n'a jamais dit que le christianisme était la religion de l'Occident. Il a simplement affirmé que toute culture et toute civilisation avaient une référence dernière qui était de fait leur «religion». Sa position, répétons-le, est anthropologique, c'est-à-dire qu'elle dégage une structure de fonctionnement de l'esprit humain, en l'occurrence, dans son rapport à la culture et à la société. Le problème est donc relancé sur une autre base. il devient: quelle est la nouvelle religion de l'Occident, du Québec? Ou, si le mot «religion» gêne, quelle est la référence dernière de notre culture et de notre civilisation en voie d'élaboration? Quel est le point où elles tirent ou peuvent tirer leur cohérence, leur unité dynamique et historique?
On peut penser que, compte tenu du caractère inédit de la situation qui est la nôtre (c'est la première fois que l'Occident se pense en dehors du christianisme), ce point de cohérence n'est pas encore trouvé. Il est pourtant à élucider progressivement parce qu'il est nécessairement impliqué dans nos pratiques, nos idéologies et même nos théories. Tillich jugeait que la référence dernière de l'homme devait être infinie pour éviter qu'une réalité particulière et finie ne devienne oppressante pour les autres. Il avait connu l'expérience nazie dans laquelle la nation arienne était devenue pour toute une collectivité la référence dernière. C'était pour lui une religion démoniaque parce que destructrice de tout ce qui n'était pas son «dieu». La référence dernière de l'homme, toujours selon Tillich, doit avoir la caractéristique de l'infinitude et de la totalité pour que soient relativisés tout objet ou idéal particuliers, qu'il s'agisse de la nation, du pouvoir, de la prospérité, etc. Il qualifiait de quasi-religion ou de démoniaque la promotion d'une réalité particulière au rang d'absolu.
Dans le «vacuum» créé par ce qu'on a appelé «l'effondrement du ciel québécois», la question de savoir ce qui l'a remplacé est donc impérative. Si la réponse est «rien», nous aurions là l'explication de la dislocation de notre culture, de, l'anomie et de l'incohérence de nos comportements sociaux et politiques. Nous aurions là, au surplus, le contexte explicatif de l'explosion des recherches sur la religion populaire où nous retrouvons, du moins au niveau de nos thèses, la cohérence d'une culture perdue. Mais nous serions aussi dans une situation dangereuse. Tout comme la nature, la culture a horreur du vide et les substituts de la religion peuvent être tout aussi aliénants que certaines formes religieuses du passé.
On peut penser que la référence dernière de nos cultures et de notre civilisation ne sera jamais plus une religion instituée, si tel a déjà été le cas. Pourtant, cette référence doit avoir les caractéristiques du Dieu traditionnel de l'Occident: infinitude, totalité, accomplissement, si l'on veut éviter les ostracismes, les enfermements, les substituts trop étroits ou destructeurs. Or, il me semble que seule l'utopie, entendue au sens de Ernst Bloch (4) serait le cadre dans lequel on pourrait réarticuler et donner cohérence à nos cultures et à la civilisation occidentale. L'utopie, en effet, invite à relativiser tout projet culturel particulier en même temps qu'elle rend possible une projection en avant de l'homme qui lui permette d'échapper à la stagnation. Si le christianisme malgré ses avatars a dynamisé des siècles de civilisation occidentale, c'est parce qu'il était une utopie: devenir semblable à Dieu en devenant semblable à Jésus; travailler à l'avènement sur la terre du royaume de Dieu. Ce que l'utopie chrétienne ne s'avère plus capable de faire, une autre pourrait le refaire. Il n'est pas exclu que cette utopie reprenne certains éléments de la tradition judéo-chrétienne, précisément ceux qui se sont avérés les plus féconds parce qu'ils étaient plus utopiques. Pourtant, il n'apparaît pas plausible que le christianisme, comme système religieux et idéologique, puisse redevenir sous une forme quelconque l'utopie de l'Occident ou du Québec et cela, malgré ses enracinements historiques certains. Il faut chercher du côté des projets politiques et nationaux. Plus précisément, le Québec est au confluent de trois sources qui seraient susceptibles de déboucher sur une utopie intégratrice de ses forces vives: le christianisme, le socialisme et le nationalisme. Il me semble que c'est de la rencontre de ces trois courants enracinés profondément dans la population que pourrait sortir l'utopie mobilisatrice de notre culture en émergence.
La dimension nationaliste du projet québécois ne fait plus de doute. Elle s'est avérée capable de mobiliser, à des degrés divers cependant, de larges couches de la population. Le projet du parti québécois n'aurait cependant pas reçu l'audience qu'il a connue s'il n'avait pas été assorti d'une dimension socialiste qui fait aussi partie de notre tradition. Les peuples dominés comptent toujours sur l'Etat pour renverser le rapport de forces qui l'a assujetti. Toutefois, les difficultés que rencontre actuellement l'utopie péquiste montre bien son insuffisance à façonner un consensus social suffisant. Le fait que les résistances à ce projet viennent surtout de couches populaires encore marquées par la religion pourrait nous faire croire que celle-ci n'a pas eu suffisamment de place dans le mouvement nationaliste québécois récent. Les menaces qui pèsent actuellement sur l'avenir de ce projet tiendraient alors au fait qu'il a trop rapidement adopté le postulat que la société québécoise moderne devait être séculière, c'est-à-dire sans référence religieuse.
Or, nous sommes en train d'apprendre qu'un peuple ne rompt pas aussi rapidement avec son histoire et que, pour être acceptable par une large portion de la population, l'avenir du Québec doit pouvoir être enraciné dans la religion traditionnelle des Québécois. Ce problème peut être posé en termes électoraux et politiques: on se demande alors si le consensus social nécessaire à tout gouvernement ne doit pas, au Québec, comporter des composantes religieuses pour rallier les couches plus traditionnelles de la population. Le problème peut également être posé en termes de culture. Le projet culturel québécois peut-il être séculier? Il semble bien que non à moins de devenir le projet d'une classe ou d'une portion relativement restreinte de la population. Il reste donc à souhaiter une nouvelle rencontre de la religion avec la culture québécoise en élaboration, rencontre dans laquelle l'une et l'autre puissent être transformées dans une utopie intégratrice et porteuse d'avenir. Cette rencontre suppose de la part de l'intelligentsia québécoise une meilleure compréhension de la religion populaire; elle suppose aussi une ouverture plus large de cette religion au changement. L'avenir nous dira si cette double évolution a eu cours. Ce que nous pouvons affirmer dès maintenant toutefois, c'est que l'avenir du Québec pourrait bien en dépendre. »
Notes
1. TILLICH, Paul, Théologie de la culture, éd. Planète, 1968, pp. 92 ss.
2. L'Eglise du Québec, un héritage, un projet, Commission d'étude sur les laïcs et l'Eglise, p. 25.
3. DELUMEAU, Jean, Le christianisme va-t-il mourir? Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1977.
4. BLOCH, Ernst, Le principe espérance, tome I, Paris, Gallimard, 1976.