Les éléments constitutifs de la valeur religieuse

Louis Lavelle
Une définition de la religion par le philosophe Louis Lavelle.
« Si l'on voulait définir les éléments constitutifs de la valeur religieuse il faudrait dire :

1. Qu'elle implique une affirmation de l'insuffisance du monde tel qu'il nous est donné, mais qu'en nous élevant du réel à la valeur elle refuse de considérer celle-ci comme un simple idéal qu'il nous appartiendra de réaliser. Elle la considère comme l'être même qui donne sa signification au monde tel qu'il nous est donné. […] La religion, c'est donc d'abord l'affirmation du caractère ontologique de la valeur, non seulement la valeur est être mais elle est l'être véritable.

2. Mais cet être est invisible, il échappe à toute expérience sensible. Et l'on peut dire que l'expérience même que nous avons des choses ne cesse de le nier. Il ne peut être affirmé par conséquent que par une sorte de défi à l'égard de cette expérience commune dont on peut dire qu'elle est un écran qui nous le cache. C'est ce défi qui constitue l'acte de foi. Et il ne peut être fait par ceux qui n'ont de confiance que dans le témoignage des sens, puisque son caractère propre c'est précisément d'aller au-delà de tout ce que les sens peuvent nous fournir, ou encore de nier que les sens soient le critère de l'être. […]

3. La pensée religieuse réside dans l'analyse de cette génération spirituelle. C'est au moment où notre moi se dépasse lui-même qu'il assiste pour ainsi dire à sa propre naissance. Et son existence est tout à la fois une existence qu'il reçoit et une existence qu'il se donne à lui-même. Là est le mystère propre de la vie religieuse, mystère dont il faut dire qu'il est aussi le seul trait de lumière qui traverse nos ténèbres : à savoir que nous avons le sentiment de notre absolue dépendance, mais que c'est ce sentiment même qui nous délivre de notre esclavage et fait jaillir en nous toute notre puissance propre. […]

4. Comme l'art la religion est la négation de l'abstrait. C'est pour cela que ce tout de l'être auquel elle nous unit ne peut être ni une idée générale, ni une chose qui serait objet pour une conscience. Il est cette intériorité absolue qui fonde notre propre intériorité, toujours imparfaite et mêlée d'extériorité. […] C'est cette intériorité souveraine à laquelle nous donnons le nom de Dieu. Aussi ne faut-il pas s'étonner que nous considérions Dieu comme une personne, non pas parce que nous lui attribuons les caractères qui font de nous une personne, mais parce que nous ne devenons nous-même une personne que dans la mesure où nous lui ressemblons et où nous l'imitons. […]

5. Loin de demander par conséquent si Dieu s'occupe des affaires des hommes, il réside au point même où chaque conscience réalise son union avec lui. Ce n'est que par une sorte d'image extérieure qu'on lui attribue le gouvernement du monde visible. II habite seulement au-dedans de moi ; y croire, c'est ne pas cesser de s'entretenir avec lui, de lui parler et d'écouter ses réponses. Ici réside même le caractère le plus profond de la foi religieuse : celui qui n'a pas la foi est toujours seul, l'univers est pour lui muet, il est lui-même comme un créateur impuissant, réduit à formuler des vœux qui ne sont point entendus. Le propre de la foi, ce n'est pas seulement de découvrir cette intimité de l'être dans laquelle s'alimente ma propre intimité, c'est de croire qu'il n'y a aucun mouvement de mon âme, même le plus secret, qui ne trouve un écho dans une autre conscience à laquelle rien n'échappe. Ce n'est pas assez de dire qu'elle est ma propre lumière; il y a entre elle et moi une intentionnalité réciproque de tous les instants. Loin d'abolir mon existence personnelle et subjective, c'est Dieu qui la fonde, qui lui donne à la fois son aliment et sa valeur. […]

6. On dira encore que le propre de toute religion, c'est d'exiger et de produire cette purification intérieure par laquelle cessant de nous attacher aux choses telles qu'elles nous sont données, qui ne cessent de nous disperser, nous remontons vers leur source première où elles puisent à la fois leur essence et leur raison d'être : c'est grâce à cette purification que la conscience s'unifie. […]

7. Cette purification présente toujours le caractère d’une conversion. On se trompe sans doute quand on considère la conversion comme étant simplement un changement de valeur, dans lequel on renonce à l'une d'elles pour en adopter une autre. Ce n’est même pas une simple élévation dans l'échelle des valeurs, dont on gravirait un degré. C'est un changement de front. Or les valeurs ne peuvent pas se contredire. D'où il faut conclure que la conversion, c'est la découverte même de la valeur, c'est le passage de la nature à l'esprit, d’une vie dont le moi est le centre à une autre dont Dieu est le centre. […]

8. Ce serait donc une erreur grave de penser que la religion nous détourne du monde pour nous absorber dans une contemplation spirituelle où il s'anéantit. Car dans cette contemplation au contraire le monde reconquiert une lumière et une signification qu'il avait perdues. Il n'y a même aucun aspect du monde, même le plus misérable, que la religion ne transfigure. Loin de mépriser le relatif au profit de l'absolu, elle suspend le relatif à l'absolu, et en un sens introduit l'absolu partout. A l'inverse de la science qui cherche l'abstrait comme le signe maniable du concret, qui est à la mesure de toutes les opérations auxquelles nous pouvons le soumettre, la religion restitue sa valeur au donné comme tel. Et peut-être faut-il dire que c'est dans cette aptitude à trouver dans chaque être et dans chaque chose la marque de l'absolu que réside la piété véritable.

9. On peut dire encore que le propre de la religion c'est de nous transporter du temps dans l'éternité mais dans une éternité qui féconde le temps au lieu de l'abolir. […]

10. On peut dire encore que la valeur religieuse abolit l'opposition qui sépare la nature de la volonté. Ou plutôt qu'elle fait apparaître en nous une nature spirituelle qui est pour ainsi dire l'inverse de la nature instinctive. Car tandis que la volonté résiste à l'instinct pour nous affranchir de son esclavage, elle achève de se réaliser dans la spontanéité spirituelle. C'est la grâce qui agit en nous, qui dénoue la liberté de ses entraves, au lieu de l'abolir, et qui nous permet indivisiblement de tout nous donner et de tout recevoir.

En résumé, la religion fait de la valeur non pas un idéal vers lequel on tend, mais une présence dont on participe. Elle ne propose pas une valeur à notre pensée, mais elle nous invite à la vivre. »

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