Religion et politique
Pour répondre à l'objectif de notre rencontre, j'aborderai la question très complexe des rapports entre la religion et la politique du point de vue de la théologie de la libération. Plus précisément, j'indiquerai 1) la problématique à l'intérieur de laquelle la théologie de la libération pose ces rapports et 2) quel type de réponse elle veut apporter aux questions suivantes: la religion a-t-elle un mot à dire en politique? et peut-elle inspirer un projet de société?
La théologie de la libération
Il convient d'abord d'établir la problématique de la théologie de la libération1 à partir de deux faits sur lesquels elle s'appuie: la maturation de la conscience politique dans le Tiers-Monde, comme ailleurs dans nos sociétés contemporaines, et son effet de sensibilisation sur les chrétiens.
1. En premier lieu, sous l'impact de plusieurs faits historiques, dont le développement des sciences et particulièrement des sciences sociales, un nombre de plus en plus considérable d'hommes seraient devenus conscients d'être sujets de l'histoire, de plus en plus engagés dans la transformation des structures sociales injustes et décidés à participer à la gestion politique. Ce fait témoignerait d'une nouvelle compréhension du politique comme dimension englobant toute l'activité humaine et non plus comme un secteur de la vie humaine, à côté de la famille, des loisirs et du métier.
En plus de cette vision englobante plutôt que sectoriale de «la chose publique», s'ajoute une conception plus démocratique ou populaire: la politique n'est pas une activité réservée à une petite partie de l'humanité, à une élite aux mains de laquelle reviendrait le gouvernement des peuples et toute la responsabilité politique. Elle serait plutôt le champ collectif de la réalisation de l'humanité, le lieu d'exercice de la liberté pour tous, majorités, masses populaires ou peuples. Et la politique dans son sens restreint, à savoir l'exercice du pouvoir, se situerait à partir de cette globalité de la chose publique.
Une telle conception de la politique n'ignore pas les autres dimensions de la vie, mais s'oppose à une compartimentation des activités qui risque de distraire les citoyens des conditions concrètes de leur vie. Par ailleurs, le développement des sciences sociales a permis d'identifier les causes de l'aliénation des masses, les mécanismes du système capitaliste, enfin de prendre conscience des facteurs aussi bien économiques que socio-culturels qui produisent les injustices, les aliénations, les oppressions. Aussi la praxis sociale se radicalise. On veut construire une société plus juste, «mettre fin à la soumission de certains pays à d'autres pays, de certaines classes sociales à d'autres classes sociales, de certains hommes à d'autres hommes».2 En un mot, on veut remplacer l'ordre actuel des choses par un autre qualitativement différent: nous voici avec une conception révolutionnaire de la politique. De cette radicalisation s'ensuit l'aspect particulièrement conflictuel du domaine politique: il faut prendre pour acquis la lutte des classes et assumer les affrontements nécessaires à l'établissement de la paix et de la justice sociales.
2. En second lieu, les chrétiens traditionnellement peu habitués à une telle approche de la réalité politique en sont venus, peu à peu et en nombre de plus en plus grand, à accepter une telle vision et à s'engager dans des luttes de libération. Ils ont ainsi montré, comme l'affirme Gutierrez, que «la praxis sociale devient graduellement le lieu même où le chrétien joue avec d'autres son destin d'homme et sa foi au Seigneur de l'histoire».3 La foi ou la religion4 - serait une réalité d'ordre existentiel qui se vit dans le monde, dans l'histoire, et donc dans le champ du politique, au lieu d'être une réalité séparée que l'on pourrait vivre en dehors et d'une certaine façon à l'abri des engagements historiques.
En un mot, la religion n'a pas un domaine propre à l'écart des choses de ce monde, soit dans la vie privée opposée à la vie publique, soit dans le coeur de chaque croyant, mais elle se vit au coeur même des réalités humaines, dans des conditions concrètes, culturelles, économiques, sociales et politiques. Il apparaît alors de plus en plus clair que la conscience humaine - et la conversion du coeur - est en «rapport de dépendance réciproque»5 avec les structures de la société.
C'est dire que le rapport de la religion à la politique n'existe pas seulement par l'intermédiaire de l'éthique, le croyant devant accomplir son devoir sur le plan politique, comme ailleurs, à la lumière de sa conscience. Il n'existe pas non plus purement au niveau du rapport entre l'Eglise et l'Etat, le fidèle devant défendre les intérêts de l'Eglise-institution. Mais dans cette problématique, la foi elle-même a une dimension politique comme toute réalité humaine. Elle ne se réduit pas à cette dimension comme d'autres réalités (l'amour, la famille); mais elle ne peut s'y soustraire non plus.
La religion et la politique seraient dans une «union historique... sans division ni confusion».6 De telle sorte que les chrétiens vivent leur Foi et en découvrent le sens dans leurs engagements terrestres, y compris politiques.
Religion et politique
Avec une telle problématique, la théologie de la libération affirme prendre ses distances vis-à-vis les réponses données au cours de l'histoire à ce problème du rapport de la religion à la politique, réponses qui ont encore, d'ailleurs, des répercussions dans nos sociétés. D'une part, par son type de réponse, la théologie de la libération prétend dépasser le modèle unitaire de la «chrétienté» où, par suite de la collusion des pouvoirs civils et religieux, religion et politique (entendons Eglise et Etat) sont deux réalités qui s'appuient l'une sur l'autre pour défendre leurs intérêts réciproques quand elles ne se font pas la guerre au nom de ces mêmes intérêts. Dans une telle mentalité de chrétienté, les réalités terrestres n'ayant pas de consistance propre, la religion s'impose à la politique. Au nom de la vérité révélée, l'Eglise croit posséder le meilleur modèle de société et devoir corriger les insuffisances et les faiblesses du pouvoir politique. Selon ce modèle, non seulement la religion a un mot à dire dans la politique, mais elle a une parole prépondérante; de plus, elle est convaincue d'être le seul architecte d'une cité parfaite.7
D'autre part, la problématique sur laquelle s'appuie la théologie de la libération remet aussi en question la réponse donnée par le modèle dualiste qui a suivi le phénomène de sécularisation. Reconnaissant l'autonomie de la société temporelle, la société ecclésiale lui abandonne aussi la construction du monde pour se réserver une mission propre: l'évangélisation, et ce qu'on appellera, à cette époque des mouvements d'Action catholique, l'animation du temporel.8 Cependant, une telle conception de la présence de l'Eglise dans le monde (symbolisée par l'image du ferment dans la pâte) ne supporte pas d'intervention directe dans le domaine politique: le résultat en est que la foi se réfugie dans le domaine de l'intériorité, dans le privé et ne se veut d'impact dans le domaine public que par l'intermédiaire de la conscience du citoyen ou militant chrétien. A la limite, la religion n'a pas son mot à dire en politique et peut même se laver les mains de toute compromission politique. Le projet de cité parfaite que l'Eglise proposait dans les siècles antérieurs est remis à plus tard, dans l'au-delà, dans un Royaume éternel. Il ne reste plus qu'un modèle de comportement individuel selon la place qu'on occupe dans la société.9
Le type de réponse prôné par la théologie de la libération concernant l'articulation religion-politique veut permettre à la fois leur unité concrète et leur spécificité. En réaction, particulièrement, avec le dernier modèle où la non-intervention politique est utilisée par les groupes dominants pour leurs intérêts et sert à maintenir le statu quo, les chrétiens conscients de la situation aliénante de grandes masses populaires s'engagent dans les luttes de libération. Leur option pour les exploités est en même temps option de foi: leur foi se fait praxis de libération. A partir de cette option de solidarité, les chrétiens repensent leur foi et celle-ci interpelle à son tour leurs pratiques de libération. Cette unité concrète de deux réalités humaines spécifiques se fait indubitablement dans la personne-individu, mais elle se fait en même temps dans une collectivité, une communauté. Une telle option pour les pauvres entraîne «une nouvelle façon d'être homme et d'être chrétien».10 Mais elle implique aussi une nouvelle manière de vivre en commun qui se traduit dans un projet politique: négativement, contre le système capitaliste ou la propriété privée des biens de production; positivement, pour un certain socialisme ou la propriété collective des biens de production.
De cette façon, la théologie de la libération met de l'avant un nouveau rapport foi-politique où non seulement la foi a son mot à dire en politique, par la dénonciation des distorsions d'un certain système socio-économique, mais aussi la conscience et la pratique politiques telles qu'indiquées plus haut permettent une compréhension nouvelle de la foi. Il s'agit donc d'une circulation vivante, dynamique, concrète entre deux réalités qui ne s'identifient pas, mais sont unies par la même visée: l'humanisation, le salut, le Royaume de Dieu.
«Le parti-pris pour les pauvres et les groupes sociaux opprimés, les luttes du prolétariat d'Amérique latine - et d'ailleurs - une nouvelle perception du monde politique, les exigences d'une praxis historique de libération - tout cela nous situe dans un monde différent et nous fait expérimenter une "spiritualité" nouvelle au coeur même de cette praxis. C'est cette expérience qui devient pour nous la matrice d'une nouvelle compréhension de la Parole, don gratuit de Dieu qui pénètre l'existence humaine et la transforme.»11
Pour la théologie de la libération, il n'y a pas de doctrine révélée qui permette à l'Eglise de proposer un modèle de société: la politique n'a pas à recevoir ses règles, ses projets ou ses utopies de la religion. Par ailleurs, la religion n'a pas un domaine propre à l'écart des options et des enjeux politiques.
En ce qui concerne le christianisme, le rapport à Dieu se vit dans les conditions mêmes de l'ordre créé tout en y introduisant une brèche qui l'ouvre constamment sur un monde meilleur:
«L'Evangile ne nous fournit pas une utopie: celle-ci est une oeuvre humaine, tandis que la Parole est un don gratuit du Seigneur. Mais l'Evangile n'est pas étranger au projet historique, au contraire: projet humain et don de Dieu s'impliquent mutuellement.»12
Notes
1 Pour cet expposé, je me réfère surtout à G. Gutierrez.
2 G. GUTIERREZ, Théologie de la libération, Lumen Vitae, 1974, p. 61.
3 Ibid., p. 62.
4 Je n'entrerai pas ici clans cette distinction.
5 G. GUTIERREZ, Praxis de libération et foi chrétienne (cours donné aux E.U., 1974), p. 20.
6 J.C. SCANNONE reprend ainsi la formule de Chalcédoine dans Les luttes de libération bousculent la théologie, Paris, Cerf, 1975, pp. 146-149.
7 Cf. AUGUSTIN, La cité de Dieu.
8 Domaine d'ailleurs réservé aux laïcs: ce qui amplifie la distinction clercs-laïcs.
9 Morale du Patron, morale du travailleur, morale des riches, morale des pauvres.
10 G. GUTIERREZ, op. cit., p. 14.
11 Ibid., p. 24.
12 G. GUTIERREZ, Théologie de la libération, p. 248.