Le choc des civilisations selon Samuel P. Huntington
En substance, Huntington prétend que depuis la fin de la guerre froide, ce sont les identités et la culture qui engendrent les conflits et les alliances entre les États, et non les idéologies politiques ou l’opposition Nord-Sud. Le monde a ainsi tendance à se diviser en civilisations qui englobent plusieurs États. Il n’y a donc pas de coïncidence entre État et civilisation. Pour Huntington, la civilisation représente l’entité culturelle la plus large. Elle « est le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces. Elle se définit à la fois par des éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et par des éléments subjectifs d’auto-identification. » 2 Selon Huntington, sept à huit civilisations se partagent le monde, quoiqu’il n’en nomme que cinq, la chinoise, la japonaise, l’hindoue, la musulmane et l’occidentale. Il ne voit pas l’Afrique comme une civilisation en soi (au contraire de Fernand Braudel), préférant rattacher le continent aux autres civilisations. À l’égard de l’Amérique latine, il adopte une position ambivalente. Tantôt il la considère comme une sous-civilisation de l’Occident, tantôt il y voit une civilisation distincte, menaçante pour les États-Unis.
Le monde international de l’après-guerre froide est devenu multicivilisationnel selon Huntington, parce que l’Occident a cessé de dominer le système international avec la fin de l’impérialisme colonial et la cessation des hostilités entre États occidentaux. Les États des autres civilisations se sont à leur tour inscrits dans ce système pour interagir les uns avec les autres. Si grands qu’aient été la puissance de l’Occident et l’attrait de sa culture sur les autres civilisations, la diffusion des idées occidentales n’a pas suscité une civilisation universelle. Les civilisations exposées aux idées de l’Occident lui ont emprunté ses savoir-faire sans pour autant en épouser toutes les valeurs, comme l’individualisme, l’État de droit et la séparation entre le spirituel et le temporel. Ainsi, la modernisation des États non-occidentaux n’a pas entraîné leur occidentalisation mais plutôt renforcé l’attachement à leur civilisation propre. Il en est de même de la démocratisation de plusieurs pays non-occidentaux; la démocratie a mis au pouvoir des partis hostiles aux valeurs occidentales. Huntington bat aussi en brèche l’idée que la prolifération des médias et l’adoption de l’anglais comme lingua franca unifieraient les cultures, comme il met en doute l’idée que la libéralisation du commerce préviendrait les conflits entre elles.
Ainsi est en train de s’établir selon Huntington un nouveau rapport de forces entre civilisations. Alors que l’Occident voit son influence et son importance relatives décliner, les civilisations asiatiques gagnent en puissance économique, militaire et politique et réaffirment leurs valeurs propres. Connaissant une croissance démographique rapide, l’Islam est en proie à des rivalités intestines et déstabilise ses voisins. La poussée démographique de l’Islam s’accompagne d’une résurgence de la religion islamiste qui, dans plusieurs pays, s’est illustrée par la montée du fondamentalisme, en particulier chez les jeunes.
Huntington décrit ensuite l’émergence d’un ordre mondial organisé sur la base de civilisations. Il constate l’apparition d’organisations et de forums regroupant des États appartenant à la même civilisation. Les États coopèrent d’autant mieux les uns avec les autres qu’ils ont en commun des affinités culturelles, tandis que les efforts faits pour attirer une société dans le cercle d’une autre civilisation échouent. Au sein d’une même civilisation, les États s’unissent autour d’un État phare. La Chine, l’Inde et le Japon dominent chacun leur propre sphère civilisationnelle. L’Occident connaît deux puissances dominantes, les États-Unis et l’axe franco-allemand, la Grande-Bretagne occupant une position médiane entre les deux. Par contre, profondément divisé et dispersé, l’Islam n’a pas d’État phare, pas plus que l’Afrique et l’Amérique latine. Certains pays, comme la Russie, la Turquie et le Mexique, ont tenté de s’occidentaliser, au prix toutefois de déchirements qui ont souvent mis en échec ce processus. Société occidentale, l’Australie a tenté en vain de se définir comme société asiatique et devrait plutôt chercher à se rapprocher des États-Unis en adhérant, avec la Nouvelle-Zélande, à l'ALÉNA.
Un monde multicivilisationnel voit se conclure des nouvelles alliances entre civilisations et éclater des conflits qui s’éternisent, impliquent un grand nombre de participants et sombrent dans la violence extrême. Alors que Huntington voit les conflits de l’Occident avec l’Inde, l’Afrique et la Russie s’amenuiser, il craint que l’Occident ne s’oppose davantage à la Chine et à l’Islam. Celui-ci, se rapprochant de la Chine, aura des relations plus antagonistes avec l’Inde et la Russie. Les guerres frontalières qui se multiplient entre musulmans et non-musulmans susciteront des alliances nouvelles et inciteront les États dominants à intervenir pour calmer le jeu.
Enfin, Huntington lance à l’Occident un appel au ressaisissement. Il estime que la survie de l’Occident dépendra de la capacité et de la volonté des Américains de réaffirmer leur identité occidentale fondée sur l’héritage européen. La persistance du crime, de la drogue et de la violence, le déclin de la famille, le déclin du capital social, la faiblesse générale de l’éthique et la désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle, notamment aux États-Unis, sont autant de signes indiquant le déclin moral de l’Occident. Le livre de Huntington est à la fois une théorie des relations internationales et une critique du multiculturalisme comme politique intérieure. Huntington reproche aux multiculturalistes américains de vouloir créer « un pays aux civilisations multiples, c’est-à-dire un pays n’appartenant pas à aucune civilisation et dépourvu d’unité culturelle. » Il croit que l’affrontement entre les partisans du multiculturalisme et les défenseurs de la civilisation occidentale constitue le « véritable conflit » aux États-Unis. Si ces derniers devaient se désoccidentaliser, l’Ouest se réduirait alors à l’Europe, elle-même aux prises avec l’irruption de l’Islam. Pour enrayer le déclin de l’Occident, l’Europe et l’Amérique du Nord devraient envisager une intégration politique et économique, de même qu'aligner les pays d'Amérique latine sur l'Occident, empêcher le Japon de s'écarter de l'Ouest, freiner la puissance militaire de l'Islam et de la Chine en maintenant la supériorité technologique et militaire de l'Occident sur les autres civilisations.
Dans un monde multicivilisationnel, la prévention de la guerre repose sur deux principes : 1. — l’abstention, les États phares devront d’abstenir « d’intervenir dans les conflits survenant dans des civilisations autres que la leur »; 2. — la médiation, les États phares devront s’entendre pour « contenir ou stopper des conflits frontaliers entre des États ou des groupes, relevant de leur propre sphère de civilisation ». L’Occident devra également renoncer à l’universalité de sa culture, croyance par ailleurs fausse, immorale et dangereuse, accepter la diversité et rechercher les points communs avec les autres civilisations.
Notes
1. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Éditions Odile Jacob, 2000, 545 p.
2. Op. cit., p. 47.