Civilisation et immobilité
Il me semble désormais entrevoir mieux ce qu’est une civilisation. Une civilisation est un héritage de croyances, de coutumes et de connaissances, lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique, mais qui se justifient d’elles-mêmes, comme des chemins, s’ils conduisent quelque part, puisqu’elles, puisqu’elles ouvrent à l’homme son étendue intérieure.
Une mauvaise littérature nous a parlé du besoin d’évasion. Bien sûr, on s’enfuit en voyage à la recherche de l’étendue. Mais l’étendue ne se trouve pas. Elle se fonde. Et l’évasion n’a jamais conduit nulle part.
Quand l’homme a besoin, pour se sentir homme, de courir des courses, de chanter en chœur, ou de faire la guerre, ce sont déjà des liens qu’il s’impose afin de se nouer à autrui et au monde. Mais combien pauvres ! Si une civilisation est forte, elle comble l’homme, même si le voilà immobile.
Dans telle petite ville silencieuse, sous la grisaille d’un jour de pluie, j’aperçois une infirme cloîtrée qui médite contre sa fenêtre. Qui est-elle? Qu’en a-t-on fait? Je jugerai, moi, la civilisation de la petite ville à la densité de cette présence. Que valons-nous une fois immobiles?
Dans le Dominicain qui prie il est une présence dense. Cet homme n’est jamais plus homme que quand le voilà prosterné et immobile. Dans Pasteur qui retient son souffle au-dessus de son microscope, il est une présence dense. Pasteur n’est jamais plus homme que quand il observe. Alors il progresse. Alors il se hâte. Alors il avance à pas de géant, bien qu’immobile, et il découvre l’étendue. Ainsi Cézanne immobile et muet, en face de son ébauche, est d’une présence inestimable. Il n’est jamais plus homme que lorsqu’il se tait, éprouve et juge. Alors sa toile lui devient plus vaste que la mer.
Étendue accordée par la maison d’enfance, étendue accordée par ma chambre d’Orconte, étendue accordée à Pasteur par le champ de son microscope, étendue ouverte par le poème, autant de biens fragiles et merveilleux que seule une civilisation distribue, car l’étendue est pour l’esprit, non pour les yeux, et il n’est point d’étendue sans langage.