L'Encyclopédie de L'Agora : une vision organique du monde
Écologie et économie. Même étymologie : oikos, maison, logos, science, nomos, loi. La dissociation de ces deux disciplines aura été une grave erreur. Ou bien nous rétablirons bientôt la convergence entre elles, ou bien la nature nous obligera à le faire avec des moyens plus violents que ceux auxquels nous pourrions recourir pour prévenir le pire. Pour entrevoir ce pire, il suffit de situer la consommation annuelle d’énergie fossile (charbon, pétrole, gaz) par rapport aux centaines, voire aux milliers, aux millions d’années que la nature a mises à enfouir tout ce carbone. Nous pouvons depuis longtemps observer les conséquences de cette disproportion : l’extinction des espèces, les diverses formes de pollution dont celle des océans par le plastique, le dérèglement climatique…
Les remèdes à ces maux supposent plus de mesure dans la consommation des biens innombrables dérivés du carbone. Chose improbable, voire impossible à en juger par la croissance de l’économie depuis le jour où que nous avons tous été avertis du danger, il y a plus de cinquante ans. De nombreux écologistes, parmi lesquels bien des modérés, en concluent qu’il faudra recourir à un rationnement portant e atteinte à la liberté et à l’égalité. Allez donc supprimer l’accès au paradis sur terre au moment précis où il s’ouvre enfin à des milliards de pauvres. On verrait là un totalitarisme vert !
Reste le remède technologique dont chacun sent et sait qu’il est illusoire sauf peut-être pour ce qui est de la réduction de la pollution de l’air dans certaines grandes villes riches où l‘on n’hésitera pas à rendre les véhicules électriques obligatoires, n’en déplaise aux pauvres.
Ultime espoir, la simplicité volontaire à grande échelle. De l’ordre du rêve, du moins tant que se poursuivra l’étalement humain inauguré par les grandes découvertes, moment où, en Occident, les regards se détournèrent du clocher voisin pour se tourner vers les vastes espaces nouveaux; moment bientôt suivi de celui où l’on commença à douter de l’existence de l’âme et à plus forte raison de son immortalité dans ce e Royaume qui n’est pas de ce monde
Si le paradis sur terre se concrétise malgré l’effondrement prévisible, il sera d’une durée limitée. Tôt ou tard cette pensée de Gustave Thibon prendra pour tous le sens qu’elle a déjà pour ceux qui lui ont accordé un peu d’attention : «Ce qui n’est pas de l’éternité retrouvée est du temps perdu.» Cette conversion de l’horizontal au vertical, de la quantité à la qualité, a un sens en elle-même, indépendamment de la question écologique. On l’instrumentalise si on y voit d’abord un remède aux maux de la nature.
Exemple à suivre : celui des pionniers de l’écologie. La vie de ceux que nous avons identifiés était, sauf exception axée sur la contemption.
Parmi les conditions de la grande convergence, il y la connaissance des auteurs qui, depuis un siècle ont sonné l’alarme à propos des trois dimensions du progrès devenues le lieu d’une démesure contreproductive : l’argent, la technique, les diverses pollutions.
Ces auteurs, de John Muir à René Dubos, sont des êtres qui possèdent au plus haut degré la sensibilité et les connaissances permettant d’apercevoir et de signaler les atteintes à la nature. Ce sont des canaris dans la mine. À leur contact notre sensibilité et notre intelligence se réveillent et nous font rompre les habitudes qui rendent tout tolérable à nos yeux. C’est ainsi par exemple que sous l’influence de Rachel Carson, l’auteur de Silent Spring, en français Le printemps silencieux, j’ai commencé à m’intéresser au sort d'oiseaux insectivores, comme l’hirondelle. J’avais d’abord été alerté par l’absence d’hirondelles dans ma campagne au cours des dernières années. Signe des temps inquiétant : personne autour de moi n’avait fait la même observation, même s’il avait été question de la chose dans les médias. À croire que ces oiseaux danseurs nous fuient parce que nous sommes devenus indifférents à leur endroit.
«La terre a besoin des hommes.» C’est cette phrase qui résume le mieux la pensée de Dubos. Il admirait la nature sans l’idéaliser. Plus qu’à la nature sauvage, il était attaché aux paysages que l’homme a créés en composant avec elle.
«Il me faut affirmer immédiatement que je ne crois pas à la perfection des systèmes naturels, même guidés par l'évolution darwinienne. […] Je reconnais, il va sans dire, qu'un environnement abandonné à lui-même tend à évoluer vers un état d'équilibre dans lequel la plupart de ses produits sont constamment recyclés. Mais l'établissement d'un tel équilibre n'est pas la preuve que la nature, dans sa sagesse, ait trouvé la meilleure solution possible pour le système écologique en question. La célèbre formule des écologistes américains "Nature knows best" est une profession de foi quasi religieuse plutôt qu'une loi fondamentale de l'écologie.
Publié en 1988, The Dream of the Earth s’est imposé comme référence pour la pensée écologiste à composante spirituelle. En puisant aussi bien dans la sagesse philosophique occidentale, la pensée asiatique et les traditions des autochtones d’Amérique, que dans la physique contemporaine et la biologie évolutive, Thomas Berry nous montre pourquoi il est important que nous réinventions notre rapport à la Terre en nous libérant de l’envoûtement collectif qui nous piège dans une conception totalement absurde du progrès. Ce n’est qu’en remplaçant cet envoûtement anthropocentrique par une véritable passion envers la Terre, suggère-t-il, que nous pourrons entrer dans l’ère écologique dont il entrevoit des signes prometteurs, mais qui ne se réalisera pas sans un effort gigantesque et généralisé de notre part pour passer d’une relation d’agression à une relation mutuellement bénéfique entre les humains et la Terre, et contribuer ainsi à la guérison d’une biosphère traumatisée par des siècles d’assaut brutal et d’indifférence
Dans la biographie de David Suzuki sur le site de la Fondation du même nom, on nous dit ce qu’il a fait : généticien, journaliste, auteur de 40 livres, animateur de l’émission The Nature ou Things. Il a reçu le Prix scientifique UNESCO et une médaille du Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE). Il est titulaire de 22 doctorats honorifiques qui lui ont été décernés par des universités canadiennes, américaines et australiennes. Il a eu l'honneur de recevoir six noms autochtones et d'avoir été officiellement adopté par deux tribus en raison du soutien indéfectible qu'il a accordé aux Premières Nations canadiennes.
[…]
Elle se distinguait aussi, ce qui n’a rien d’étonnant dans son cas, par une approche globale, holistique du vivant. Le livre commence sur un ton virgilien : elle y présente un paysage américain rappelant l’Arcadie mythique ou le printemps de Méléagre. On assiste ensuite à la mort lente de ce paysage sous l’effet des pesticides chimiques, du DDT en particulier. « Il y avait un étrange silence dans l’air. Les oiseaux par exemple – où étaient-ils passés ? On se le demandait, avec surprise et inquiétude. Ils ne venaient plus picorer dans les cours. Les quelques survivants paraissaient moribonds ; ils tremblaient, sans plus pouvoir voler. Ce fut un printemps sans voix... Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde naturel, duquel dépend toute vie »
Exiger de vivre plutôt que de se contenter de durer
«Avons-nous donc sombré dans un état d’hypnose qui nous fait considérer comme inévitable ce qui est inférieur ou dégradant, comme si nous avions perdu plus assez de volonté et vision pour exiger ce qui est bon? Cette façon de penser, note l’écologiste Paul Shepard équivaut à réduire l’idéal de vie à un minimum consistant à se tenir la tête hors de l’eau, quelques pouces au-dessus du seuil de tolérance de la corruption de l’environnement. Pourquoi donc devrions-nous tolérer une diète à faible teneur en poisons, une maison dans un quartier insignifiant, un cercle de connaissances qui ne sont pas encore ouvertement nos ennemies, le bruit de moteurs qui nous laisse juste assez de répit pour éviter de devenir fous. Qui voudrait vivre dans un monde dont la seule qualité est de pas être encore mortifère?»
[…]
Écologie et religion
Lors de la grande rencontre inter-religieuse à Assise en 1986, le respect de la création a été affirmé comme l'un des points communs entre les différentes religions. Pourtant, cette déclaration est restée pratiquement sans suite concrète. Or, comme le montre ici Teddy Goldsmith en introduction de ce dossier, la vie en harmonie avec l'univers ne devrait pas être une option facultative mais bien l'essence même de la religion !
Il y a six ans, lors d'une conférence donnée lors d'une croisière qui nous menait à l'île de Patmos - là ou saint Jean avait rédigé l'Apocalypse - le métropolite Jean de Pergame déclara que la destruction de l'environnement devait être considérée comme un péché. Cela a été très encourageant de voir les dignitaires des Eglises anglicane et catholique romaine abonder ensuite dans le même sens, ainsi que les intervenants hindous, jaïns et zoroastriens. Aucun d'eux ne semblait pourtant prendre pleinement conscience des implications de cette déclaration : elle n'aboutit pas moins qu'à la condamnation de la société industrielle elle-même.
En effet, la destruction accélérée de la nature résulte nécessairement de l'entreprise dans laquelle la société industrielle moderne s'est lancée à corps perdu et dont le « progrès » - ou en d'autres termes le développement économique - est la caractéristique principale. Ce processus a rarement été défini avec précision. Il implique principalement la substitution systématique d'un univers artificiel à la nature - le monde réel, fruit de 3 000 millions d'années d'évolution biologique et écologique.
Pour que l'idée selon laquelle la destruction de l'environnement est un péché ne reste pas lettre morte, pour que ses implications soient enfin prises en compte concrètement, il est nécessaire qu'elle s'inscrive dans notre vision du monde. Cela est vrai pour tout un chacun, artistes de rue, théologiens ou scientifiques, même si ces derniers disent ne reconnaître comme « scientifique » qu'une proposition qui aura été vérifiée (ou falsifiée dans les termes de Karl Popper) en laboratoire. En fait, il s'agit là d'une illusion car cette soi-disant vérification ne sert qu'à rationaliser ou légitimer des croyances - croyances correspondant le mieux à notre paradigme et à notre vision du monde. Pour citer le grand épistémologue Michael Polanyi (1891-1976): ''le test de validation ou d'invalidation est en réalité non pertinent en ce qui concerne l'acceptation ou le rejet des croyances fondamentales. Dire que vous vous interdirez de croire quelque chose qui aura été invalidé revient à afficher une prétention fausse à une auto-critique rigoureuse.'' » Publié dans L'Ecologiste n° 9, février 2003
Barbara Ward fut co-présidente, avec René Dubos, du premier Sommet de la Terre, celui de Stockholm en 1972. Auparavant elle avait signé, toujours avec René Dubos, le rapport, Nous n'avons qu'une terre, qui devait lancer les travaux du Sommet. À la lecture de ce rapport, on ne peut manquer d’être étonné par la précision des connaissances déjà acquises sur le réchauffement climatique. Dans le chapitre sur l’air et les climats, que nous reproduisons plus loin on peut lire ce qui suit :
«Il pourrait suffire d'un très petit pourcentage de changement dans l'équilibre énergétique de la planète pour modifier les températures moyennes de deux degrés centigrades. Si cette différence s'exerce vers le bas, c'est le retour à une période glaciaire; au cas contraire, un retour à une terre dépourvue de toute glace. Dans les deux cas, l'effet serait catastrophique.»
«Pour parler comme Schumacher, le célèbre auteur de Small is Beautiful: Economics as if People Mattered, on pourrait dire que la bioéconomie, c'est l'économie comme si la Terre (Gaïa) avait de l'importance. En d'autres termes, la bioéconomie est la théorie de l'économie humaine dans le contexte évolutif et écologique global de la Biosphère de la planète Terre. Elle tient compte non seulement de l'ensemble de l'humanité présente mais encore des générations futures, non seulement du bien-être des êtres humains, mais encore de la santé de toute la Biosphère (Gaïa), dont la biodiversité est essentielle à son homéostasie. Comme dans l'écologie systémique, la cybernétique ou la théorie générale des systèmes, les considérations thermodynamiques jouent ici un rôle fondamental, paradigmatique.
La naissance de la bioéconomie, en tant que nouveau paradigme scientifique (avec sa dimension éthique: "Aime ton espèce comme toi-même"!), réclamait un immense effort intellectuel, à contre-courant de l'actuelle division du savoir en disciplines académiques de plus en plus spécialisées. Pour notre mathématicien roumain devenu économiste américain, ce fut une "aventure" (c'est son terme), inséparable de l'histoire des idées scientifiques et philosophiques du XXe siècle. Dans les années à venir, Georgescu-Roegen fera figure, j'en suis pour ma part convaincu, de géant de la pensée critique du XXe siècle, de prophète injustement méconnu de ses contemporains. Son esprit encyclopédique lui a déjà valu parfois d'être comparé aux hommes universels de la Renaissance. Il est conscient lui-même de faire partie du petit nombre des esprits lucides et novateurs, ceux qui pensent en avance sur leur temps.
Il y a deux méthodes possibles pour expliquer l'évolution de l'économie. Le courant dominant utilise des modèles linéaires qui doivent avoir recours à des chocs externes et à des événements inattendus pour expliquer les perturbations des cycles économiques. L'autre approche abandonne la linéarité et l'hypothèse simplificatrice des «causes» extérieures pour affronter l'extrême complexité de l'économie réelle, et tenter de l'expliquer par le caractère fondamentalement non linéaire de sa dynamique. La mentalité de croissance illimitée qui domine l'économie du monde résulte en partie des approches linéaires adoptées par les économistes pour envisager un monde non linéaire.
Systèmes linéaires et non linéaires
Rappelons d'abord, en les simplifiant, quelques notions qui nous permettront de comprendre les différences entre les deux approches.
Avez-vous déjà remarqué à quel point le vocabulaire des économistes s'apparente à celui de la mécanique et de la thermodynamique classiques: équilibre, stabilité, élasticité, expansion, inflation, contraction, flux, force, pression, résistance, leviers, réaction, mouvement, friction, etc.? Les lois qui sous-tendent leurs modèles linéaires s'inspirent des mêmes disciplines.
Les checks and balances que l'on retrouve dans la Constitution des États-Unis, et qui agissent comme des boucles de rétroaction négative, ont aussi été utilisés par Adam Smith dans sa description de la «richesse des nations». Rappelons qu'une boucle de rétroaction négative est un élément qui garantit la stabilité et la direction d'un système, par exemple un thermostat dans un système de chauffage. Les modèles linéaires se caractérisent par une constante recherche de l'équilibre, comme en témoignent les noms que l'on donne, dans le jargon économique, aux «fondamentales»: l'équilibre de l'offre et de la demande, la balance des transactions courantes, etc. Dans l'approche linéaire, pour rompre l'équilibre ou déranger la stabilité d'un système, il faut agir de l'«extérieur». Ainsi, la première loi de Newton stipule qu'on doit exercer une action (force) sur un système pour modifier son mouvement. Il en est de même pour les cycles économiques qui ne peuvent être perturbés que par des pressions exogènes.
À toute action correspond une réaction. Les mêmes causes produisent les mêmes effets et des causes voisines produisent des effets voisins. Ce principe de causalité est au coeur de l'approche linéaire. C'est lui qui rend les systèmes prévisibles. Si on connaît les conditions initiales, le «passé» d'un système, et si on comprend bien sa dynamique (les lois économiques), il est relativement facile de prévoir son état futur. Il est alors possible d'exercer une action (ex: baisse des taux d'intérêt) pour obtenir un effet désiré. Bien sûr, la science économique n'est pas aussi simple et on a développé une pléthore d'équations mathématiques pour tenir compte des multiples facteurs qui influencent l'économie. Mais l'approche linéaire y est dominante et comme l'a dit le prix Nobel Wassily Leontief: «En aucun domaine de la recherche empirique, un arsenal de techniques statistiques aussi important et sophistiqué n'a été utilisé pour obtenir des résultats aussi médiocres.»1
Nous verrons maintenant qu'avec l'approche non linéaire, comme dirait Ilya Prigogine, c'est «la fin des certitudes».
Notre modèle économique néglige de comptabiliser les plus grands stocks que nous utilisons: les ressources naturelles et les écosystèmes, aussi bien que les systèmes sociaux et culturels qui constituent la base du capital humain. Nous liquidons notre capital naturel en l’inscrivant dans la colonne des «revenus». Mais cette «erreur comptable» ne peut être corrigée simplement en assignant une valeur pécuniaire au capital naturel, car plusieurs des services que nous recevons des systèmes vivants n’ont pas de substituts connus. L’évaluation des services rendus par la biosphère est, au mieux, un exercice difficile et imprécis, car tout ce qui nous est essentiel pour vivre et que nous ne pouvons remplacer à aucun prix devrait avoir une valeur infinie. Soulignons, en outre, que le mot «services» doit être utilisé avec prudence puisque les écosystèmes effectuent leur travail naturellement et non pour servir l’humanité. Si nous voulons déterminer les coûts réels de la production industrielle, il nous faudra donc trouver un moyen de tenir compte du capital naturel et des services écosystémiques, notamment en appliquant progressivement une fiscalité verte.
Dans Natural Capitalism, Paul Hawken, Amory Lovins et son épouse L. Hunter proposent une stratégie en quatre volets pour fonder le capitalisme naturel:
Il y a quelques années, la direction d'une nouvelle usine construite par le fabricant d'automobiles Mazda proclamait avoir mis au point la chaîne de montage la plus efficace de toute l'industrie: en effet, les ingénieurs étaient parvenus à maintenir un taux record d'occupation du temps des ouvriers: 57 secondes par minute, 15 secondes de plus que la moyenne de l'industrie. Ils étaient parvenus à éliminer quelques secondes de plus de ce «temps poreux» à travers lequel, disait Marx, l'âme du travailleur, contraint sans cesse par la machine, parvient à respirer. Quelques mois plus tard, on apprenait que l'entreprise avait dû revoir complètement son organisation car il s'y produisait 2 fois plus d'accidents que dans les autres usines, les employés étant incapables de faire face au stress généré par une cadence trop intense et trop soutenue.
Ce ne sont là que quelques exemples des effets de ce que l'on nomme l'«intensification du travail», ou ce que Zaki Laïdi a surnommé la «tyrannie de l'urgence»2 à laquelle est soumise de plus en plus notre culture du travail. «Dans la société en réseaux, explique-t-il, le temps séquentiel, chronologique, irréversible a cédé la place à un temps immatériel fondé sur la technologie, un temps "intemporel", arrimé au seul présent, affranchi de la durée…».3 Incapable de réconcilier le temps du travail avec les cycles temporels profonds qui forment la trame de la vie familiale, de la vie amoureuse ou de la vie sociale, l'«homme-présent» est incapable de s'extraire de l'«ici-et-maintenant». L'urgence et l'instantanéité constituent désormais les deux modalités essentielles de son action et de son rapport au temps. Par l'instantanéité, il s'efforce d'abolir le temps. En acceptant de se soumettre à l'urgence, il pense triompher du temps.
Les révolutions américaine et française ne sont que les manifestations les plus aigües d’une révolution culturelle fondamentale qui se réalise dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : l'ordre naturel n'est plus le domaine intouchable de manifestation de la puissance divine, il est désormais pleinement ouvert aux entreprises humaines.
Cela signifie que le marchand a fait triompher sa vision du monde. Il peut enfin s’atteler à restructurer la société selon la primauté de valeur accordée à l’économie marchande
.
Cachez cette beauté que l'on ne saurait voir
«Dans le Québec défiguré, paru en 2023, le géographe Luc Bureau note que les environnementalistes, pour parler des effets de l’étalement urbain, considèrent d’abord et avant tout les effets de la pollution atmosphérique liée aux usines ou à l’usage accru de l’automobile, la perte des terres agricoles, le durcissement et l’imperméabilisation des sols, la destruction des écosystèmes (forêts, marais), le retrait de la faune, mais sans jamais vraiment oser poser la question de la beauté brisée. Dans ce même sillon, la question de la déforestation canalise toutes les analyses du côté des habitats naturels, de la faune, de la flore, de l’érosion, du ruissellement, des glissements de terrain, de l’augmentation des taux de carbone dans l’atmosphère et désormais peut-être des feux de forêt. Sans parler de la beauté.
Pourtant, écrit Bureau, il existe une complémentarité évidente entre l’écologie et l’esthétisme. Est-il seulement possible d’envisager l’avenir sur terre sans prendre en compte davantage la laideur dont nous nous entourons sans faillir ? Nos paysages, que sont-ils devenus ? Ce mot même de paysage, écrit Luc Bureau, peut désormais désigner tout et n’importe quoi, à commencer, chez nous, par « les signes d’un anti-urbanisme avéré : fonctionnalité abêtissante, architecture délirante, délabrement sinistre, homogénéité et continuité défaillantes, laisser-faire débilitant ». (Jean-François Nadeau, Le Devoir, 10 juillet, 2023)
Le titre ndique bien le contenu de cet article, où l'art de remodeler les paysages est comparé à l'art de remodeler les visages. Viennent ensuite quatre encadrés évoqués dans le texte : Cet art sans visage (Jean Onimus), Les reines de village (Pascal), Une philosophie de l'ameublement (Edgar Poe), L'homme et ses jardins (Benoist-Méchin)
Visages
Ue certaine chirurgie esthétique consistant à refaire les visages ou à les nettoyer de leurs rides, est le contraire des soins de beauté respectueux de l'identité des personnes. Dans l'arsenal des moyens utilisés par les chirurgiens, il y a un produit toxique, le botox, dont l'efficacité consiste à inhiber le processus par lequel les mouvements de la peau du visage expriment les émotions et les sentiments. Ce sont ces mouvements de la peau qui à force de se répéter, font apparaître les rides.
Le génie de la langue est ici admirable. « C'est l'âme qui nous ride ou nous aplatit le front en un instant, selon ses mouvements intérieurs. » (La Mothe le Vayer) « La vieillesse nous attache encore plus de rides en l'esprit qu'au visage. » (Charron) « J'ai honte que desjà ma peau descoulourée se voit par mes ennuis de rides labourée. » (La Boétie)
N'ayez crainte, cher ami de Montaigne, Botox viendra à bout de vos rides... et de vous-mêmes, hélas! car quand la maladie mortelle vous aura privé de la parole, il ne vous restera que la mobilité de votre visage pour exprimer vos sentiments. Or votre visage aura été désanimé.
Paysages
Peut-on dire tels visages, tels paysages? Nous disions qu'il y a en ce moment risque d'uniformisation des visages et des corps. Observez bien le paysage à la campagne. Vous y verrez partout les mêmes vaches, noires et blanches, objets d'une sélection génétiquement contrôlée en vue de la production de lait. Vous y verrez à perte de vue des champs où ne poussent, selon les régions, que du maïs, du blé ou des pommes de terre. Les clôtures ont disparu et avec elles la variété qu'elles délimitaient. Quelques Anglais entêtés luttent encore pour protéger les dernières clôtures de pierre qui avaient si fortement caractérisé le paysage de leur pays. Et si le Botox fait disparaître les rides, le round up de Monsanto fait disparaître les mauvaises herbes.
Mais personne n'aime au fond l'uniformité. On ne fait que s'y résigner au nom de la sacro-sainte productivité. Hélas! on est souvent réduit à ne pouvoir y échapper que par une variété arbitraire, dépourvue de toute nécessité, dont on trouve un exemple parfait dans ces faux pignons ornant les façades des nouvelles maisons de banlieue, une banlieue, soit dit en passant, dont la campagne a cessé de se distinguer. Ces pignons et toitons surgissent partout sur les façades, comme des faux sourcils qu'on colleraient sur les joues ou les mâchoires alors que de toute éternité, leur place est au-dessus des yeux. La rénovation des façades, leur facelift, consiste très souvent à leur ajouter de tels sourcils.
C'est en bordure des routes d'accès aux villes que le caractère arbitraire de la variété produit les pires effets. Sur des kilomètres, on voit se succéder des enseignes aux formes et aux couleurs agressives, des baraquements munis de façades ressemblant à des décors de cinéma. On a le sentiment que ces ensembles improvisés sont le résultat d'un grand concours où le prix (le prix du consommateur) est accordé, non à l'entreprise qui a fait preuve du meilleur goût, mais à celle qui a utilisé les moyens les plus extravagants pour retenir, en les choquant, des regards blasés parce que surmenés et malmenés. C'est la chaîne MacDonald, avec son M d'un design mou, qui gagne le plus souvent ce concours. Essayez d'imaginer un livre imprimé avec de tels caractères! Et puisque nous en sommes aux analogies entre la typographie et l'architecture des avenues commerciales de banlieue, comment ne pas souligner la ressemblance entre l'architecture de ces avenues et la mise en page des tabloïds qui font leur publicité?
Et pourtant nos ancêtres, venus ici à l'époque où Pascal ridiculisait « les reines de village », avaient tous du goût, comme en témoignent les nombreux voyageurs illustres dont Luc Bureau a rassemblé les récits.
L'Encyclopédie de l’Agora n’est pas une somme des connaissances établie par une myriade de spécialistes sans grandes affinités entre eux. Elle est une œuvre, celle d’un auteur principal entouré d’amis ayant des affinités intellectuelles avec lui et ébauchant séparément leur propre synthèse. [En savoir davantage]
Plus nous avançons sur le chemin de la paix intérieure et de l'intégrité, plus le sens de l'appartenance croît et s'approfondit. Ce n'est pas seulement l'appartenance [...] à une communauté qui est en cause, mais aussi l'appartenance à l'univers, à la terre, à l'eau, à tout ce qui vit, à toute l'humanité.
À l’heure où les astrophysiciens décrivent la farandole des galaxies et la valse des étoiles, la conception dominante de l’univers se réduit au mot Big Bang, évoquant une explosion, comme celle d'Hiroshima. La tradition, et une certaine science depuis peu, nous invitent à lui préférer, métaphore pour métaphore, celle de l'éclosion, associée à celle de l'oeuf cosmique. S'il est incontestable qu'il y eut violence à l'origine, faut-il en conclure que cette violence doit être absurde comme dans une explosion, faut-il exclure qu'il puisse s'agir d'une violence ayant un sens, comme celle de l'éclosion?
«Seule la vie peut donner la vie. L’intelligence peut façonner, mais étant morte, elle ne peut donner une âme. De la vie seulement peut jaillir le vivant.» Goethe, Zahme Xenien
«Est dit éternel ce qui par soi ne peut changer ni vieillir ni périr. Une sublime amitié est éternelle en ce sens qu'elle ne peut être atteinte qu'obliquement et par des événements qui lui sont tout à fait étrangers. L'amour prétend être éternel. Les pensées les plus assurées, comme d'arithmétique et de géométrie, sont éternelles aussi. La durée, au contraire, est essentielle à tout ce qui change et vieillit par soi. L'idée de rassembler tout l'éternel en Dieu est raisonnable, quoique sans preuve à la rigueur, comme au reste tout éternel, amitié, amour, arithmétique.» (Alain, Les dieux et les arts)
«On va à Dieu par des commencements sans fin», écrit un Père de L’Église. Cette page est notre premier commencement… Une parfaite définition de Dieu par le plus grand des théologiens serait moins à sa place ici que nos balbutiements. Étant les auteurs d’une oeuvre qui comporte déjà mille allusions à Dieu, c’est à nous, cohérence oblige, qu’il appartient d’évoquer le foyer vers lequel convergent ces allusions.
L’humanisme est une vision du monde où tout gravite autour de l’homme comme tout gravitait autour de Dieu dans la vision antérieure en Occident. Ainsi défini, l’humanisme est le produit d’une révolution copernicienne inversée: l’homme, auparavant satellite de Dieu, devient l’astre central.
La plante est immobile et choyée. Sa nourriture lui est donnée. Il lui suffit pour l’accueillir de laisser croître ses racines dans la terre et dans le ciel. L’animal doit chercher sa nourriture, et pour cela, il est libre dans ses déplacements. Sans doute est-ce la raison pour laquelle on l’a associé étroitement à l’homme, mais ainsi amputé de sa dimension plante, ce dernier n’allait-il pas s’éloigner de ce qui deviendrait un jour un idéal pour les jeunes et pour les vieux une nécessité i : contempler et à cette fin rester immobile.
Tout dans l’univers, et l’univers lui-même, tend vers le froid uniforme, et un désordre qui n’est rien d’autre que la rupture des liens unissant les éléments constitutifs du vaste ensemble. Dans ce monde qui se défait, les êtres vivants sont des points d’ordre qui contredisent la loi générale. En eux l’énergie, qui se dégrade tout autour, se concentre pour former tantôt une plante qui grimpe, tantôt un animal qui vole, tantôt un animal qui pense... qui aime, qui aime ô merveille! au-delà de ce que l’espèce exige de lui pour assurer sa propre reproduction.
Qu’est-ce que la vérité ? Pourquoi nous donnons-nous tant de mal pour la trouver, la défendre et la répandre ? Tentons d’abord de répondre par le recours le plus simple et le plus spontané à la raison. La vérité c’est la vie, ce qui assure sa persistance et sa croissance : distinguer la plante toxique de la plante nourricière, la vraie beauté, celle qui élève par opposition à celle qui dégrade. La preuve est dans le résultat, dans le degré d’accomplissement des êtres en cause.
En bas de cette échelle, l’élan impétueux de l’animal sauvage bondissant hors de sa cage-piège; en haut un sage ébloui par ses principes, un mystique ravi par son Dieu. Impulsion dans le premier cas, contemplation dans le second. Point de choix en ces extrêmes. «Les instincts des animaux survivent dans l’homme à l’état d’ébauche.» (K.Lorenz). À leur place, un grand vide angoissant. Ce vide est le lieu de naissance de la liberté.
Le mal dont le bien doit triompher en nous pour nous rendre meilleur n’est pas une simple carie dentaire qu’on peut obturer en quelques secondes, mais une infection centrale résistant aux antibiotiques. La vie de celui qui désire vraiment en guérir ressemblera à un chenin de croix ou à la marche d’un Bouddha à recherche de la voie du milieu.
« C'est à coups de tonnerre et de feux d'artifice célestes qu'il faut parler aux sens flasques et endormis. Mais la voix de la beauté parle bas: elle ne s'insinue que dans les âmes les plus éveillées. Doucement mon bouclier a vibré et a ri aujourd'hui : c'était le frisson et le rire sacré de la beauté! » Nietzsche
«Si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l'amitié.» ARISTOTE, Éthique à Nicomaque
Proche du scepticisme sur le plan intellectuel, la neutralité est aussi proche de l'indifférence sur le plan affectif et de l'indifférentiation sur le plan physiologique.
D’abord la justice et bien commun! Il sera souvent question de la démocratie dans cette synthèse. Trop peut-être, car en ce moment, dans les démocraties occidentales du moins, dont certaines sont en voie de désintégration, on a recours au concept de démocratie lui-même comme critère pour juger de la situation concrète dans les démocraties en cause. Funeste tautologie contre laquelle Aristote nous avait mis en garde.
C'est dans l'indignation devant l'injustice qu'il faut d'abord chercher la voie de la justice. Il faut toutefois au préalable pouvoir distinguer le sentiment authentique et universel d'injustice de l'insatisfaction personnelle qui est à l'origine des revendications.
Quelques regards critiques dans un contexte, celui du progrès technique, où l’approbation inconditionnelle et universelle va de soi, en dépit de cette mise en garde maintes fois formulée : « ce qui est possible devient nécessaire.» Qui donc en ce moment veut et peut s’opposer aux innovations, souvent discutables pourtant, dans le domaine des techniques de reproduction humaine?
Sapere : goûter et savoir. Associer ces deux expériences pour mieux comprendre l’une et l’autre et s’habituer ainsi à distinguer la vraie culture, nourricière, de la fausse, réduite au divertissement. Deux sujets vastes.
La perspective historique la plus longue possible est la voie royale pour préciser le diagnostic et trouver les meilleurs remèdes au mal qui frappe l’éducation.
La caractérologie, une science en plein essor au début du XXème siècle, semble être aujourd’hui en voie d’extinction. Ne serait-ce pas parce que le caractère des personnes a disparu ? Certains maîtres en cette discipline, dont Ludwig Klages, en avaient prédit l’extinction pour cette raison.
Le mot ordinateur a des origines théologiques. Celui qui a proposé de traduire computer par ordinateur, Yves Perret, a justifié son choix en précisant que le mot ordinateur se trouve dans le dictionnaire Littré comme adjectif désignant Dieu en tant qu'Il est celui qui met de l'ordre dans le monde. L'ordinateur ressemble pourtant moins à Dieu qu'à l'homme [...]
Plus un sport est naturel, plus il y a de chances qu'on puisse le pratiquer longtemps, parce qu'on en aura toujours le goût et les moyens. Quel que soit le sport choisi, il ne restera durable que si on le pratique avec mesure, dans le respect de l'ensemble de l'organisme et de chacun des organes et des muscles sollicités, avec en outre le souci de rendre toujours plus harmonieux les rapports de l'âme et du corps.
«C'est par le truchement de l'expression artistique que les valeurs les plus hautes acquièrent une signification éternelle et une force capables d'émouvoir l'humanité. L'art possède la faculté illimitée de transformer l'âme humaine — faculté que les Grecs appelaient psychagogia. Seul, en effet, il dispose des deux éléments essentiels à l'influence éducative: une signification universelle et un appel immédiat. Parce qu'il combine ces deux moyens susceptibles de faire autorité sur l'esprit, il surpasse à la fois la réflexion philosophique et la vie réelle.» Werner Jaeger, Paideia: la formation de l'homme grec
Faire acte de science c’est échapper à la contrainte sous toute ses formes : préjugés personnels, conformisme, tradition, pression sociale, financière, opinion majoritaire, y compris celle des pairs. Serait-ce la raison pour laquelle la science a fleuri dans la Grèce antique puis dans l’Europe moderne. Et n’est-ce pas en raison de l’oubli de cette règle qu’elle tombée en disgrâce dans la Russie stalinienne et les États-Unis de Donald Trump ?
L'attente active, celle qui consiste à soumettre à la critique les réponses imparfaites, Socrate l'appelait philosophie, mot qui signifie amour (philein ) de la sagesse (sophia). Cet amour s’accomplit à deux conditions : la rigueur dans la pensée et le souci de la purification dans la vie personnelle.
Quelques regards critiques dans un contexte, celui du progrès technique, où l’approbation inconditionnelle et universelle va de soi, en dépit de cette mise en garde maintes fois formulée : « ce qui est possible devient nécessaire.» Qui donc en ce moment veut et peut s’opposer aux innovations, souvent discutables pourtant, dans le domaine des techniques de reproduction humaine?
Le mot ordinateur a des origines théologiques. Celui qui a proposé de traduire computer par ordinateur, Yves Perret, a justifié son choix en précisant que le mot ordinateur se trouve dans le dictionnaire Littré comme adjectif désignant Dieu en tant qu'Il est celui qui met de l'ordre dans le monde. L'ordinateur ressemble pourtant moins à Dieu qu'à l'homme [...]
Selon Marguerite Yourcenar, Marc Aurèle,le sage Marc-Aurèle, le divin Marc, est le Romain de l’antiquité dont il subsiste le plus de sculptures. Preuve qu’il a été le plus admiré, aimé. S’il est vrai que la qualité d’un amour se mesure à la beauté, à la variété et au nombre des œuvres d’art qu’il a inspirées, le christianisme est une prodigieuse histoire d’amour.
Ce catholicisme qui nous a faits ! Plusieurs sont d’avis qu'il nous a défaits à la fois politiquement et psychologiquement. Depuis 1960, ils ont eu toutes les tribunes dont ils pouvaient rêver pour exposer leurs regrets et leurs doléances. Dans cette synthèse, nous voulons donner la parole à ceux qui, sans avoir renoncé à leur esprit critique, veulent bien reconnaître que le catholicisme nous a aussi faits… un peu, a contribué à notre épanouissement et à notre accomplissement, en tant que peuple comme en tant qu’individus. Même si elle ne devait être qu’un dernier adieu reconnaissant, cette synthèse est nécessaire [...]
Le Québec est un microcosme. Se trouve-t-il un seul groupe humain sur la planète auquel il ne ressemble pas par quelque côté?
On y parle les deux langues qui ont le plus contribué à faire le monde tel qu'il est aujourd'hui: le français et l'anglais. La société de ce Québec était traditionnelle, médiévale même, il y a à peine cinquante ans; elle devance aujourd'hui la Californie dans certaines expérimentations.