Le lichen

René Dubos

Dialogue de René Dubos avec James Park Morton, doyen de la Cathédrale Saint John the Divine de New-York, à l'occasion d'un sermon de carême donné par René Dubos le 9 mars 1975. Après avoir découvert le premier antibiotique, la gramicidine, René Dubos a joué un rôle clé dans le développement de l'écologie, comme science et comme mouvement politique grand public. Il admirait le style imagé des Évangiles et s'en inspirait dans ses réflexions sur la condition humaine et la science. L'Évangile du  9 mars 1975 était celui de la multiplication des pains et des poissons et donc celui de la pauvreté et du partage. Dans  le lichen, fruit d'une symbiose, Dubos voyait un merveilleux exemple de partage dans la pauvreté. En 1975, l'idée que la coopération est aussi importante que la compétition comme facteur de l'évolution, était encore nouvelle.

 

Dr. DUBOS: Tout d'abord, laissez-moi reconnaître que j'ai une grande difficulté à comprendre au fond de moi-même le sens que vous donnez au mot «pauvreté». J'ai toujours considéré, et je suppose que beaucoup d'entre vous le croient, que la pauvreté est une privation, une privation des biens terrestres, une privation de ne pouvoir satisfaire des contacts humains. Et quoique ayant commencé durant ces deux dernières semaines - poursuivant ma conversation avec vous, prenant conscience qu'il y avait quelque chose de plus que ce concept de pauvreté - c'est tout à fait récemment, en fait avant hier, que j'en suis venu à réaliser que, au sein de ma discipline scientifique, celle d'un biologiste, il existe de nombreuses perceptions qu'une insuffisance est non seulement créatrice mais indispensable à l'acte de création.

Ainsi ce que je vais faire maintenant, si vous me le permettez, est de me conformer au modèle académique en présentant l'essentiel de façon abstraite, mais heureusement, sous la forme d'une parabole! Et ensuite je m'efforcerai de transposer ces considérations abstraites dans la réalité d'aujourd'hui.


Laissez-moi commencer par la parabole. C'est une parabole biologique.

 



Je vous inviterai à marcher avec moi presque partout dans le monde. Partout où il y a des arbres, où il y a des rochers, des murs de pierre appartenant à d'anciens bâtiments, si vous observez ces rochers, ces troncs, ces murs de pierre et ces vieux bâtiments, vous verrez que leurs surfaces sont en général recouvertes d'une sorte d'excroissance, présentant toutes sortes de couleurs, toutes sortes de différentes structures, souvent incroyablement magnifiques.

Vous les avez tous vus et vraisemblablement vous avez employé le mot «mousse». Ce dont je parle ne sont pas des mousses: c'est ce que les biologistes et beaucoup d'entre vous, vraisemblablement, reconnaissent comme des «lichens».

Et bien maintenant, direz-vous, les lichens sont simplement des petites plantes, et c'est ce que les scientifiques avaient l'habitude de croire. Mais on sait maintenant que les lichens sont en réalité une association de deux formes de microbes élémentaires: un champignon et une algue microscopique. Et remarquable phénomène, ce qui constituera le thème de ma parabole, quand ces deux microbes élémentaires deviennent associés - en un seul organisme, pour ainsi dire - alors ils élaborent des quantités de formes magnifiques et complexes, des couleurs subtiles et splendides, ils créent toutes sortes de nouveaux produits chimiques (beaucoup d'entre eux étant employés dans l'industrie de la parfumerie), et ils acquièrent toutes sortes de nouvelles propriétés qu'il aurait été impossible d'imaginer en prenant simplement en considération le champignon en lui-même ou l'algue en elle-même.

Nous voyons, alors, que chacun de ces microbes élémentaires a la potentialité de fabriquer toutes sortes de formes magnifiques, tous types de qualités extraordinaires, mais ce potentiel ne peut seulement s'exercer que lorsque les deux deviennent étroitement associés. Ainsi la première leçon que je tire de ma parabole est que s'associer et travailler ensemble est essentiel, dans le cours de la vie, pour la réalisation de valeurs nouvelles.

Maintenant il y a une seconde partie de la leçon, se rapportant peut être plus directement et de façon plus évidente au problème de pauvreté - pour tout dire, ceci: s'il y a trop de nourriture,  les microbes mettent fin à leur association; ils commencent à pousser chacun de leur côté. Ils ne voient plus la nécessité de s'associer, de s'aider mutuellement. Séparément, ils continuent à pousser comme un champignon ou une algue microscopique, mais rien n'est intéressant à leur sujet. Une abondance, une excessive abondance les fait retourner à un mode de vie obscur et sans inspiration. Ainsi de façon tout à fait particulière, les lichens et leurs richesses sont une expression de la pauvreté de l'environnement dans lequel ils se développent. Ce que j'ai décrit ici pour les lichens a été observé il y a juste une centaine d'années. Le mot pour ce type d'association, inventé à cette époque est «symbiose». Ce mot grec signifie «vivre ensemble». En réalité, c'est plus que vivre ensemble: c'est travailler ensemble, s'intégrer pour n'être qu'un seul organisme.

Analysons, pendant quelques instants, le mot «symbiose». Considérons la nature, et nous constaterons, partout où nous regardons, à tout niveau de développement des êtres vivants, qu'il existe de telles multiples formes d'associations et de coopération. Elles ont été exprimées par toutes sortes de mots. Un qui est devenu très populaire il y a un demi-siècle a été inventé par le naturaliste et anarchiste russe Kropotkine: il parlait d«'aide mutuelle» entre différents êtres vivants, vivant dans des conditions difficiles. Si vous transposez ce concept à la vie humaine, vous verrez que, sans aucune difficulté, vous en arrivez au mot «communion». En fait, le mot «communion» est l'équivalent exact en latin du mot Grec «symbiose». Je tire la conclusion de ma parabole que la communion est plus que de se trouver associé. Ce n'est pas seulement partager. C'est partager d'une manière telle qu'on en arrive à une interrelation créative. Vous pouvez adapter le mot «communion» à toutes sortes de situation: vous pouvez penser à communion avec la nature, vous pensez à communion avec les autres êtres humains, et naturellement, vous pouvez penser à communion avec le Cosmos comme un absolu et de ce fait au grand sens théologique, au sens divin, du mot «communion».

Dean MORTON: Vous voudriez dire, alors, que la communion n'est seulement possible que si il y a une ouverture, ce que j'emploierai comme une autre expression du mot «pauvreté». La tendance de l'homme, plus souvent que son contraire, est de s'isoler - de telle sorte que ses biens ne puissent être volés - en opposition à être ouvert et se trouver vulnérable. La vulnérabilité est un autre mot pour cette ouverture à la pauvreté. Le leitmotiv de notre société est de considérer qu'une vie agréable consiste à posséder de plus en plus. Ce qui, nous en arrivons à le reconnaître, représente une société à haut niveau d'énergie. Professeur Dubos, devons-nous être aussi insensés en ce qui concerne l'énergie? Pourriez-vous appliquer le concept de pauvreté, comme vous l'avez montré qu'il s'applique dans la nature, à une économie de l'énergie?

Dr. DUBOS: Comme vous le savez, dans les discussions publiques sur l'énergie et sur les ressources en matières premières, la seule considération qui compte est de savoir combien on peut en obtenir, combien cela coûtera, quels en seront les effets désastreux si on vient à en manquer. Mais je ne suis pas sans être informé des problèmes causés par un épuisement des ressources et de l'énergie. Mais ce qui est important n'est pas de combien nous disposons, mais comment nous l'utilisons. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, souvent nous détériorons la terre et nos propres vies par une utilisation excessive de ses ressources et de l'énergie. Dans de nombreux cas, la créativité exige que nous limitions leur consommation.

Laissez-moi prendre trois exemples concrets. Je les ai choisis non pas pour des raisons théoriques mais parce qu'ils représentent des problèmes  de notre vie quotidienne. Les trois exemples que j'ai choisis concernent l'agriculture, l'architecture et ce qui touche notre santé physique et mentale.

Pour parler d'agriculture, je me dois être un peu pédant, une fois de plus intervenant de façon académique dans le cadre de ma profession. Je vous demanderai d'imaginer ces nombreuses parties du monde où, il y a plus de 20 000 ans, les populations ont créé la terre à partir de la nature sauvage. Depuis, elles l'ont façonnée avec circonspection en conservant ses qualités et sa beauté, mais en l'améliorant par leur comportement avisé. Durant les 50 dernières années ou presque, nous avons décidé qu'il fallait changer tout cela, que nous pouvions augmenter considérablement les rendements de l'agriculture par apport d'énergie dans son exploitation, soit au moyen d'équipements surpuissants, comme les tracteurs ou les moissonneuses, ou sous forme de fertilisants et de pesticides industriels. Je sais combien ceci a pu être bénéfique; je sais combien nous sommes devenus dépendants d'une utilisation clairvoyante de ces formes d'énergie pour la production des denrées pour l'ensemble du monde. Mais je sais aussi que si nous sommes négligents dans notre utilisation de l'énergie et des matières premières en agriculture, nous détruisons le système même dont nous dépendons. Il est bien connu scientifiquement - et les anciens fermiers le savaient empiriquement - que le sol, le sol naturel, possède des mécanismes biologiques fondamentaux qui lui permettent de fabriquer de l'humus et d'accumuler de nombreux fertilisants. Il existe dans le sol certains types de microbes qui captent l'azote de l'air et l'incorporent dans les plantes. Et bien, nous apprenons que dès que nous utilisons trop de moyens énergétiques dans le système agricole, il y a tendance à une inhibition de l'action de ces mécanismes fondamentaux. L'humus est détruit et les bactéries qui fixent l'azote à partir de l'air ne peuvent plus opérer. Ainsi nous constatons une situation dans laquelle des moyens énergétiques trop puissants rendent impossible le fonctionnement des mécanismes récupératifs et curatifs du sol.

Maintenant le cas de l'architecture: jusqu'à il y a cinquante ans, dans le monde entier, bâtisseurs et architectes avaient l'habitude d'adapter leurs constructions aux contraintes locales. La forme du toit, l'épaisseur des murs, la forme des fenêtres, l'orientation de la maison, l'ensemble, tout cela était déterminé par la neige, les précipitations, les vents, la température, etc... Par leur connaissance de ces contraintes essentielles imposées par l'environnement, les architectes des anciennes populations - et en l'occurrence populations simples - avaient développé partout une architecture locale qui, pour répondre à la question de Dean Morton, était d'une immense diversité et possédait un grand charme, et dont la consommation en énergie était peu coûteuse. Ceux d'entre vous qui souhaiteraient parfaire leurs connaissances dans ce domaine, devraient lire «Architecture Without Architects », qui montre comment les gens pendant des générations possédaient le sens d'une construction qui correspondait aux conditions naturelles. Et bien, pendant les cinquante dernières années, comme je l'ai dit nous avons introduit dans nos constructions des processus énergétiques afin d'éviter d'avoir à respecter ces contraintes. Nous sommes devenus si insouciants dans notre utilisation de l'énergie que nous surchauffons nos bâtiments pendant l'hiver et que nous les sur rafraîchissons pendant l'été. Tout ceci provient de ce type anonyme d'architecture qui défigure toutes nos villes dans le monde entier. Je suis persuadé que si nous devenions plus économiques, plus raisonnables, dans notre utilisation de l'énergie, une fois de plus nous pourrions conférer à l'architecture cette forme de qualité qui correspondrait aux conditions locales.

Dean MORTON: Vous pourriez même utiliser de nouveau un autre mot: «communion». Les gratte-ciel en verre de New York, avec leurs fenêtres qui ne peuvent être ouvertes, rejettent précisément toute communion avec l'environnement. Ils refusent ce principe de co-symbiose avec la vulnérabilité. C'est tordre le cou à l'architecture de l'environnement. Au diable l'environnement dans laquelle elle s'est installée.

Dr. DUBOS: Le dernier exemple que je veux vous donner concerne notre santé physique et mentale. Sans être des biologistes professionnels, chacun d'entre nous sait que nous sommes tous nés avec un large potentiel de facultés physiques et mentales. Et vous savez que ce potentiel ne peut s'exprimer que si nous lui donnons une chance de s'exprimer.

Pensez seulement à un muscle. Chacun d'entre nous est né avec un potentiel pour disposer de muscles vigoureux, mais ils ne le deviennent qu'à condition que nous les fassions fonctionner. Les enfants naissent avec une capacité d'acquérir de l'expérience et d'aimer. Ces dons potentiels, que nous avons à la naissance, deviennent réalité à condition que nous fassions l'effort d'apprendre à partager avec les autres, de faire l'expérience de l'amour de la nature.

Mon sentiment personnel est que durant les cent dernières années ou presque, une tendance croissante s'est manifestée dans nos civilisations occidentales, s'accroissant dans le monde entier, d'utiliser l'énergie pour éviter tout effort plutôt que de l'utiliser pour apprendre le monde avec nos corps et avec toutes les facultés de notre esprit. Pour être très dogmatique sur ce plan (par manque de temps), notre santé physique et mentale dépend dans une large mesure de la façon dont nous utilisons notre potentiel et commençons à l'épanouir aussi tôt que possible. Si nous pouvions reconsidérer notre société de telle façon que nous ne dépensions pas l'énergie pour éviter l'effort mais que nous la dépensions pour devenir partie prenante - en tout ce qui concerne l'homme et la nature - nous améliorerions notre santé physique et notre santé mentale.

Dean MORTON: En conclusion, pourriez-vous, Professeur Dubos, nous dire quelque chose sur la place de l'homme au sein du grand ordre créatif, au sein de cette compréhension de la communion et de la pauvreté?

Dr. DUBOS: C'est le type de question que je me pose moi-même et à laquelle je réponds en mon for intérieur. Pour répondre à une telle question, je devrais aller bien au-delà des domaines de connaissance que j'ai maîtrisées ...

Dean MORTON: ... devenez un théologien

Dr. DUBOS: ... et devrais m'engager dans des considérations de nature intimement personnelles. Aussi laissez-moi parler d'une parabole - pour tout dire, la parabole biblique dans laquelle il est décrit que Adam a été créé avec de la terre. Pour moi, en tant que biologiste, il y a une signification hautement scientifique dans cette parabole. C'est un symbole que nous ayons été créés comme espèce et que nous nous créions nous-même en tant qu'individus, par notre comportement à l'intérieur de l'ordre naturel de la création, par notre découverte de l'ensemble de la création au cours de notre évolution en tant qu'espèce et au cours de notre développement individuel. Ainsi sous cette forme scientifique d'explication, j'ai redécouvert ou remémoré les mots du théologien grec Origène, qui affirme que l'homme est le miroir du Cosmos.

De ceci j'en tire la conclusion, ce que je m'efforce d'appliquer à ma propre vie, que nous sommes sains - et le mot «sain» possède une relation étymologique avec le mot «tout» - seulement à la condition que nous participions de façon active avec notre propre énergie, avec l'énergie qui est en nous, à la vie de la nature et à la vie des autres êtres humains.

Dean MORTON: nous pouvons pousser l'Étymologie un pas plus loin: santé, globalité, sainteté! Amen.

Sermon de carême - 9 mars, 1975
Cathedral of St John the Divine - Manhattan, NY

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