La complexité de l'économie mondiale

Andrée Mathieu

Banques en faillite, crise du peso, dégringolade boursière, crise asiatique, faillite russe... l'économie mondiale semble avoir été amputée de sa «main invisible».

Il y a deux méthodes possibles pour expliquer l'évolution de l'économie. Le courant dominant utilise des modèles linéaires qui doivent avoir recours à des chocs externes et à des événements inattendus pour expliquer les perturbations des cycles économiques. L'autre approche abandonne la linéarité et l'hypothèse simplificatrice des «causes» extérieures pour affronter l'extrême complexité de l'économie réelle, et tenter de l'expliquer par le caractère fondamentalement non linéaire de sa dynamique. La mentalité de croissance illimitée qui domine l'économie du monde résulte en partie des approches linéaires adoptées par les économistes pour envisager un monde non linéaire.

Systèmes linéaires et non linéaires

Rappelons d'abord, en les simplifiant, quelques notions qui nous permettront de comprendre les différences entre les deux approches.

Avez-vous déjà remarqué à quel point le vocabulaire des économistes s'apparente à celui de la mécanique et de la thermodynamique classiques: équilibre, stabilité, élasticité, expansion, inflation, contraction, flux, force, pression, résistance, leviers, réaction, mouvement, friction, etc.? Les lois qui sous-tendent leurs modèles linéaires s'inspirent des mêmes disciplines.

Les checks and balances que l'on retrouve dans la Constitution des États-Unis, et qui agissent comme des boucles de rétroaction négative, ont aussi été utilisés par Adam Smith dans sa description de la «richesse des nations». Rappelons qu'une boucle de rétroaction négative est un élément qui garantit la stabilité et la direction d'un système, par exemple un thermostat dans un système de chauffage. Les modèles linéaires se caractérisent par une constante recherche de l'équilibre, comme en témoignent les noms que l'on donne, dans le jargon économique, aux «fondamentales»: l'équilibre de l'offre et de la demande, la balance des transactions courantes, etc. Dans l'approche linéaire, pour rompre l'équilibre ou déranger la stabilité d'un système, il faut agir de l'«extérieur». Ainsi, la première loi de Newton stipule qu'on doit exercer une action (force) sur un système pour modifier son mouvement. Il en est de même pour les cycles économiques qui ne peuvent être perturbés que par des pressions exogènes.

À toute action correspond une réaction. Les mêmes causes produisent les mêmes effets et des causes voisines produisent des effets voisins. Ce principe de causalité est au coeur de l'approche linéaire. C'est lui qui rend les systèmes prévisibles. Si on connaît les conditions initiales, le «passé» d'un système, et si on comprend bien sa dynamique (les lois économiques), il est relativement facile de prévoir son état futur. Il est alors possible d'exercer une action (ex: baisse des taux d'intérêt) pour obtenir un effet désiré. Bien sûr, la science économique n'est pas aussi simple et on a développé une pléthore d'équations mathématiques pour tenir compte des multiples facteurs qui influencent l'économie. Mais l'approche linéaire y est dominante et comme l'a dit le prix Nobel Wassily Leontief: «En aucun domaine de la recherche empirique, un arsenal de techniques statistiques aussi important et sophistiqué n'a été utilisé pour obtenir des résultats aussi médiocres.»1

Nous verrons maintenant qu'avec l'approche non linéaire, comme dirait Ilya Prigogine, c'est «la fin des certitudes».

Un système fermé est un système isolé, constitué uniquement de quelques corps en interaction. Nous avons vu que les scientifiques classiques étaient convaincus que toute perturbation d'un tel système ne pouvait provenir que de facteurs extérieurs. Pourtant, dès la fin du XIXe siècle, le brillant mathématicien français Henri Poincaré fit une découverte déconcertante: dans un système fermé, si l'on passe simplement de deux à trois corps (par exemple, en tenant compte de l'influence du Soleil sur le système Terre-Lune), les équations de Newton deviennent insolubles! Pour des raisons mathématiques, leur solution nécessite une série d'approximations pour «cerner» une réponse. Jusqu'à Poincaré, on avait toujours considéré le chaos comme une infection provenant de l'extérieur; désormais, il apparaissait qu'un système enfermé dans une boîte étanche pouvait développer ses propres instabilités, à cause des rétroactions entre ses composantes. Poincaré est le génial précurseur des théoriciens du chaos. Plus récemment, «Richard Day, professeur d'économie à l'Université de Californie du Sud, a montré que bon nombre des équations importantes de la science économique sont sujettes aux types d'itérations qui mènent au chaos et sapent la prévisibilité».2 Selon lui, les cycles économiques sont intrinsèquement chaotiques.

Nous avons vu que la rétroaction négative opère une régulation sur un système. Mais il existe aussi une rétroaction positive qui, elle, effectue plutôt une amplification. Cette rétroaction non linéaire est une des clés de la compréhension du comportement des systèmes complexes. Des choses sans importance peuvent avoir une influence immense dans un univers non linéaire, car des petits effets peuvent être amplifiés par une boucle de rétroaction positive (les causes voisines ne produisent pas nécessairement des effets voisins). Nous en verrons plus loin quelques exemples.

Le comportement des systèmes complexes se caractérise donc par sa non-linéarité, son instabilité, sa sensibilité aux conditions initiales et son imprévisibilité. Alors, «plutôt que de tenter de déterminer toutes les chaînes de causalité, le créateur de modèles (non linéaires) recherche les noeuds liant des boucles de rétroaction et tente de capturer le plus grand nombre possible de boucles importantes dans l'"image" du système. Plutôt que de façonner le modèle pour donner une prévision d'événements futurs ou pour exercer une sorte de contrôle central, le créateur de modèles non linéaires se contente de perturber le modèle, testant différentes variables afin d'en apprendre plus sur les points critiques du système et sur son homéostase (résistance aux changements). Il ne tente pas de contrôler le système complexe en le quantifiant et en maîtrisant sa causalité; il désire augmenter ses "intuitions" en ce qui concerne le fonctionnement du système, afin de pouvoir interagir avec lui de manière plus harmonieuse.»2

Mondialisation = complexification de l'économie

Si les modèles linéaires des économistes sont si déficients, comment expliquer la crédibilité dont ils jouissent depuis si longtemps?

Dans un système fermé, moins les interactions, et donc les rétroactions, sont nombreuses et plus les modèles linéaires constituent de bonnes approximations de la réalité. Aussi longtemps que les économies ont été relativement bien «circonscrites» à l'intérieur des frontières nationales, supportées par toutes sortes de règlements, de politiques douanières ou de mesures protectionnistes, et que l'«extérieur» était constitué par le reste du monde, les modèles linéaires se sont montrés satisfaisants. Mais en facilitant la libre circulation des personnes, des biens et surtout de l'argent, la vague de déréglementation des dernières années a emporté les économies locales dans un tourbillon complexe. Dans cette économie «globale», les interrelations ont été multipliées de façon exponentielle et il n'y a plus d'«extérieur» pour expliquer les perturbations des cycles et les comportements chaotiques.

La «complexification» de l'économie s'est effectuée sur plusieurs fronts. Nous nous concentrerons sur les marchés financiers, bien que la mondialisation des échanges concerne aussi les biens et les personnes, et qu'elle a de graves conséquences dans bien d'autres secteurs, notamment sur le niveau de l'emploi, la distribution des richesses, la souveraineté des États et leur capacité de se gouverner. Si vous voulez saisir le portrait de la nouvelle réalité, nous vous recommandons un ouvrage qui «raconte» les événements dans un style digne des meilleurs thrillers économiques. Ce livre s'intitule Le Piège de la mondialisation. Il a été écrit par deux journalistes du Spiegel, Hans-Peter Martin et Harald Schumann, qui sont allés sur le terrain, «là où se prennent les décisions, là aussi où on en subit les effets. Ils ont vu des hommes politiques, des responsables de grandes institutions financières, des patrons et des syndicalistes, des chômeurs et des laissés-pour-compte»3. La majorité des données et des exemples, qui serviront à illustrer les relations complexes omniprésentes dans tous les aspects de la vie financière, en sont tirés.

Les marchés monétaires

Les gouvernements des grands pays industriels «ont abattu systématiquement depuis le début des années soixante-dix toutes les barrières qui permettaient jusqu'ici de réguler le trafic international des fonds et des capitaux et donc de le rendre maîtrisable». «Le processus qui a permis à l'argent d'échapper aux restrictions imposées par l'État a débuté, en 1973, avec la suppression des taux de change fixes entre les monnaies des grands systèmes internationaux. Jusqu'alors, les règles en vigueur étaient celles du système de Bretton Woods.»3

Les acteurs Dans ce marché devenu mondial, le nombre et la diversité des intervenants défient l'entendement. Il y a les professionnels (banquiers, gérants de portefeuilles, analystes financiers, agents de change, etc.) et les petits porteurs. «Il y a des flambeurs et des fonctionnaires, des risque-tout et des gestionnaires prudents». Il y a des spéculateurs, mais surtout «de simples professionnels de l'argent qui s'efforcent de gérer au mieux les intérêts de ces dizaines de millions de petits porteurs, salariés ou retraités, qui leur ont confié leurs économies»4. Il y a aussi les agences, comme Moody's, qui classent les pays du monde en fonction de la fiabilité de leur crédit; les négociants convertissent directement leur rating en suppléments de risques pour l'achat d'obligations d'État. Il y a les agences de presse, qui diffusent l'information économique le plus vite possible, et les journalistes qui cherchent à lui donner un sens. Il y a même un intervenant «sans visage et bourré de puces»: l'ordinateur.

Nous vous invitons à découvrir quelques-uns de ces acteurs dans le très intéressant dossier du Nouvel Observateur qui s'intitule: Enquête sur les spéculateurs.

Les produits Les produits financiers sont presque aussi nombreux et diversifiés que les acteurs. Certains sont bien connus comme les obligations d'épargne, les dépôts à terme, les assurances, les actions en bourse, etc. Mais il y a aussi ceux qu'on appelle les produits dérivés qui font peser l'incertitude sur l'économie. Ils se nomment swaps et collars, futures et options, dingos et zebras. «Ils reposent sur les valeurs que la majorité des participants aux marchés prévoit pour les actions, obligations ou monnaies dans trois ou douze mois, un ou cinq ans». «Leur point commun à tous est le fait que leur valeur n'est que dérivée, c'est-à-dire qu'elle repose sur les cours dans lesquels on paie, aujourd'hui ou plus tard, les titres ou devises réelles»3. Il y en a chaque mois de nouveaux sur le marché, toujours plus tordus que les précédents. Il y a même des hurricane bonds (obligations ouragan), «vendus par un assureur à des investisseurs privés. Si les dégâts causés par l'ouragan sont faibles, cela peut être le jackpot. Mais si l'assureur paie plus de 1,5 milliard de dollars d'indemnisation à la suite de cet ouragan - une chance sur 250 - les investisseurs perdent la totalité de leur mise. Une variante existe pour les tremblements de terre en Californie»4... Selon le banquier Thomas Fischer: «Le commerce des produits dérivés a permis au monde financier de s'émanciper de la sphère du réel».3

Les instruments L'architecture high-tech du marché électronique est une parfaite illustration de la complexité d'un réseau de réseaux. Et le fait que les opérations ne soient pas toutes effectuées par des ordinateurs ajoute à cette complexité. «Une fois négociées aux tables de vente et à la corbeille, les affaires sont loin d'être conclues. Leur donner une forme juridique, mandater les paiements, effectuer dans les faits le transfert de propriété des titres de valeur: tout cela est organisé après coup, par les légions d'auxiliaires qui travaillent dans ce que l'on appelle les back offices. Mais contrairement à celui des négociateurs, leur système à eux fonctionne lentement - trop lentement pour un secteur capable de mettre le monde entier en faillite en quelques heures»3. La liquidation proprement dite passe par l'intermédiaire des réseaux nationaux d'échanges interbancaires. Dans le négoce international des titres de valeurs, cette opération est encore plus compliquée. Ne serait-ce qu'en raison des différents fuseaux horaires, les procédures peuvent durer de deux à trois jours. En cas de problème sérieux, ce délai pourrait être fatal au monde financier tout entier.

Les établissements financiers La plupart des grandes institutions financières ont pignon sur rue dans les grands centres urbains de la planète. Cependant, des petites communautés, de plus en plus nombreuses, offrent à ces institutions des havres de capitaux; on les appelle souvent les places financières offshore. «Des Caraïbes à Singapour en passant par le Liechtenstein, on trouve déjà aujourd'hui une centaine de lieux, répartis tout autour du globe, depuis lesquels les banques, les assurances et les fonds d'investissements gèrent l'argent des clients fortunés et le font échapper, de manière systématique, à l'emprise des États d'origine. Ces pilotes de la fuite des capitaux appliquent partout la même recette: ils promettent une fiscalisation basse ou nulle pour les placements des étrangers et interdisent sous peine de sanction pénale toute divulgation de l'identité des titulaires de comptes, même lorsque ce sont des autorités officielles qui en font la demande. Au royaume des paradis fiscaux, les princes du marché sont les îles Caïmans (...) Plus de 500 banques sont enregistrées sur l'île principale, qui mesure tout juste 14 kilomètres carrés et abrite 14 000 habitants». «Si l'on en croit les statistiques du FMI, ce sont au total plus de 2000 milliards de dollars qui sont gérés sous le pavillon des différents nains offshore, et qui échappent ainsi à l'emprise des États où cette richesse est créée». «Ce qui est grotesque, c'est que d'un point de vue matériel, tout cela n'a rigoureusement aucun lien avec ces structures politiques qui mettent leur pavillon à la disposition du monde des finances et dont la souveraineté nationale est, dans le meilleur des cas, achetée à crédit». «Physiquement, c'est dans les réseaux informatiques des banques et des entreprises que se réalise l'évasion des capitaux. Leurs centrales se trouvent certes sur le sol allemand, britannique, japonais ou américain. Mais avec son système de connexions, le secteur financier a vite fait de proclamer l'extraterritorialité d'une bonne partie de ses disques durs».3

On ne pourrait imaginer meilleur terreau pour les criminels organisés à travers le monde. «La police fédérale suisse estime que, depuis 1990, plus de cinquante milliards tirés de sources illégales et provenant de la seule Russie ont été stockés à l'Ouest. La tête de pont financière des différentes mafias russes est le centre offshore de Chypre, où 300 banques russes entretiennent des filiales pro forma et font état de chiffres d'affaires annuels de douze milliards de dollars»3. Selon une commission mise en place par les sept plus grandes nations économiques, «en 1990, le chiffre d'affaires du marché mondial de l'héroïne avait doublé en l'espace de deux décennies, tandis que le commerce de la cocaïne avait été multiplié par cinquante. Les cigarettes détaxées, les armes, les voitures volées et le passage d'immigrés clandestins prennent aujourd'hui la place du trafic de drogue au sommet des sources de revenus de l'économie clandestine».3

Ces activités criminelles nous donnent l'occasion d'illustrer une première boucle de rétroaction positive qui, à la longue, perturbe l'économie mondiale. Notez bien l'effet d'amplification. Les administrateurs des fonds criminels replacent souvent la plus grande partie de l'argent «évadé» dans leur pays d'origine. Ils le font même en achetant des obligations de l'État, qui devient ainsi débiteur de ceux qui échappent frauduleusement à l'impôt. L'État paie alors des intérêts qui assurent aux criminels un revenu supplémentaire et défiscalisé. Et plus ils accumulent de capital, plus les cartels criminels sont en mesure de prendre le contrôle d'entreprises légales ou corrompre certaines instances du Gouvernement.

Le volume des transactions «Depuis 1985, les chiffres d'affaires du commerce des devises et du commerce international des actions ont plus que décuplé». Selon la Banque des règlements internationaux, environ 1500 milliards de dollars changent de mains pendant une journée moyenne de transactions. Cela est dû en grande partie à ces dizaines de millions de salariés et petits épargnants qui ont placé leurs économies dans les fonds de retraite et les fonds d'investissement. Par exemple, «tandis qu'il y a encore vingt ans, 75% des économies privées, aux États-Unis, étaient placées sur des livrets de caisse d'épargne ou des titres de valeur à taux fixe, le rapport s'est inversé au cours des années quatre-vingt-dix: les trois quarts des dépôts servent à spéculer en bourse».3

Nous rencontrons ici un autre paradoxe du système économique. En imposant leurs exigences de profit aux gestionnaires des fonds de placement, les épargnants leur demandent de faire pression sur les entreprises, dont ils détiennent des actions, afin qu'elles aient recours aux trois Érinyes que sont le downsizing (réduction), l'outsourcing (délocalisation) et le re-engineering (réorganisation). Dans tous les cas l'opération se solde par des diminutions de salaire et des compressions de personnel. Un employé peut donc se retrouver dans la position loufoque d'exiger, par l'intermédiaire de son fonds de retraite, une baisse de salaire ou son propre congédiement! «Grande conquête sociale du siècle, éléments de sécurité et de stabilité, le financement des retraites est devenu, par la magie des marchés, un levier d'insécurité et
d'instabilité...»4

La réalisation des transactions Dans un article de la revue de l'Observatoire français des conjonctures économiques, Mathias Emmerich a bien résumé la réalité des marchés financiers: «Loin d'être un lieu technologique froid et déshumanisé (...), le marché est au contraire un espace social où une multitude d'acteurs peuvent interagir en échangeant des informations, des opinions, des sentiments, voire des rumeurs, avec une vélocité inusitée et des conséquences souvent brutales et instantanées»4. Le nerf de la guerre, c'est l'information. Les stratèges financiers veulent «connaître tous les secrets, soulever les bâches, visiter les laboratoires, être informés du calendrier de sortie des produits»4. Leur inspection va parfois très loin, jusque dans la vie privée des cadres des entreprises dont ils convoitent les actions. Dans la jungle des marchés financiers, Steve Trent est un lion. Il dirige, avec deux autres cadres, un important » (placements particulièrement risqués, mais construits avec une extrême intelligence). Il ne cherche pas des informations quantitatives: «Les données actuelles, chacun les a dans son ordinateur. Ce qui compte, en revanche, c'est l'ambiance, les conflits souterrains. L'histoire, toujours l'histoire. Quand on connaît l'histoire d'un pays, il est plus facile de prévoir ce qui va se produire en cas de crise aiguë»3. Car le flair seul est hautement insuffisant. Il faut plonger dans les différences culturelles qui ne manquent pas d'ajouter à la complexité des échanges. «Ce que les uns décrivent comme du fair play et du fair treatment est absolument incompréhensible pour les autres, du point de vue de l'histoire culturelle», affirme le manager de pointe Anton Schneider, directeur d'un grand groupe allemand. Par exemple, en Chine, il n'y a aucun système juridique pour protéger les droits des investisseurs. «Il n'existe pas de protection de l'investissement, pas de protection du know-how. (...) Chaque joint venture signé a une durée de vie maximale de trente ans; ensuite, tout appartient aux Chinois»3.

Il faut bien constater que les marchés financiers ne sont pas aussi rationnels qu'on pourrait le croire. La rumeur et l'émotion y règnent en maîtres. La plaisanterie court que lorsque Alan Greenspan, président de la banque centrale des États-Unis, est sorti au pas de course de l'auto qui le conduisait à son bureau, certains spéculateurs ont immédiatement présumé qu'il allait se passer quelque chose d'important. C'est le jour où il a annoncé une baisse des taux d'intérêt... Plus sérieusement, lorsque Paul Tellier, président du CN, a annoncé l'éventuelle mise à pied de 2000 employés, la valeur de l'action de la compagnie ferroviaire a grimpé en flèche. Une simple déclaration d'un acteur financier important provoque des réactions sur les marchés. Les ministres des Finances se doivent d'être prudents.

L'industrie des finances est sensible à des événements et à des réactions en chaîne échappant à tout pronostic. Voici un autre bel exemple d'amplification (rétroaction positive). Lorsque des négociateurs connus dans leur secteur et travaillant pour des banques et des fonds renommés prennent de grands risques, l'instinct grégaire a tôt fait de se réveiller. Alors, ce n'est plus chez un seul, mais chez des milliers d'individus que la cupidité endort la raison. Et si d'autres fonds et d'autres banques se rallient à la même stratégie d'investissement, ils induisent eux-mêmes, par ce biais, l'évolution des cours. De même, les ordinateurs possèdent un stop-loss-signal: quand un courant de vente pousse rapidement les cours vers le bas, ce signal force la vente chez tous les autres participants au marché.

Pour calmer la volatilité des marchés: la taxe Tobin

«Même sans remonter dans le temps et sans revenir à un système dans l'esprit de Bretton Woods, il serait possible de brider la force destructive de l'armée électronique des négociateurs. Dans les années soixante-dix, l'économiste et prix Nobel américain James Tobin a élaboré un plan pour y parvenir. L'argument de Tobin était que le flot de capital dérégulé, avec ses changements de direction brutaux et ses variations de cours chaotiques, nuit à l'économie matérielle. Il a recommandé de glisser "un peu de sable dans les rouages de nos marchés financiers internationaux, démesurément efficaces", et de prélever une taxe de 1% sur toutes les transactions en devises»3. Cette taxe aurait pour effet de diminuer les mouvements spéculatifs, et l'évolution des cours suivrait plutôt l'économie réelle. Le volume de capitaux liquides en circulation dans le système étant bien moins important, les banques centrales retrouveraient leur capacité de stabiliser les cours par des achats de soutien, ces derniers étant exonérés de la taxe. De plus, la taxe compenserait, au moins partiellement, l'évasion fiscale organisée par l'industrie financière. Mais les personnes concernées la refusent et, comme pour les impôts, font jouer les États du monde les uns contre les autres. La taxe Tobin ne pourrait donc fonctionner que si elle était adoptée par la totalité des États du monde.

Cet argument ne devait pas décourager le prix Nobel d'économie qui, dans une nouvelle étude publiée à l'été 1995, a montré que les pays pourraient agir seuls. «Mais ils devraient faire un pas supplémentaire dans la fiscalisation et soumettre aussi à un impôt le prêt de leur monnaie à des instituts étrangers, y compris les filiales expatriées des banques ayant leur siège sur leur territoire. Une telle mesure serait imparable: quand on veut spéculer contre le dollar canadien, on doit d'abord se procurer des (dollars canadiens). Même si l'on en commande auprès d'une banque à New York ou à Singapour, celle-ci devra au bout du compte se refinancer auprès des banques canadiennes), qui récupéreront le surplus fiscal sur leurs clients»3. L'impôt toucherait la spéculation indésirable à sa source: celle des crédits qui permettent de financer les transactions spéculatives portant sur une monnaie nationale, opérant sur des marges très réduites et tirant profit de variations de cours s'élevant à quelques centièmes de point. «Le commerce et l'économie réelle n'en seraient pourtant pas affectés. Cette taxe supplémentaire ne jouerait pratiquement aucun rôle sur les investissements étrangers réalisés sous forme de placements industriels ou sur les échanges de marchandises»3. Mais les adeptes du marché considèrent qu'une telle stratégie est une dangereuse hérésie. Ils ont pu compter, jusqu'à ce jour, sur le soutien de nombreux journalistes économiques.

Jusqu'ici, aucun gouvernement n'a osé affronter les marchés financiers. Tous ceux qui ont voulu lancer des réformes ont été réprimandés. Pourtant, tôt ou tard, on devra soumettre de nouveau les marchés des capitaux à une surveillance de l'État. Car la dynamique interne et chaotique du monde des finances échappe même à ses acteurs.

Dans son livre intitulé Le Chaos management5, Tom Peters, célèbre consultant en management, avertit les gestionnaires que dans les marchés volatiles du monde d'aujourd'hui, la seule manière de prospérer est «d'aimer le chaos» en créant un environnement hiérarchique hautement non linéaire au sein de la société. Peters prêche l'implication de chacun en toute chose afin d'encourager les découvertes créatives, parce que l'intuition est la clé permettant d'apporter des changements significatifs aux systèmes complexes, de les aider à évoluer et d'évoluer avec eux.

Notes
1. James Gleick, La théorie du chaos, Vers une nouvelle science, Paris, Albin Michel, 1989
2. J. Briggs/F.D. Peat, Un miroir turbulent, Paris, InterÉditions, 1991
3. Hans-Peter Martin/Harald Schumann, Le piège de la mondialisation, Solin, Actes Sud, 1997
4. Le Nouvel Observateur, no 1770, 8 au 14 octobre, Dossier Enquête sur les spéculateurs, p. 4-12
5. Thomas Peters, Le Chaos management: manuel pour une nouvelle prospérité de l'entreprise, Paris, InterÉditions, 1988

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