Religion et 3e âge

Madeleine Préclaire
« Pourquoi, dans un colloque intitulé Religion et culture, consacrer un atelier spécial à ce qu'on nomme "Le 3e âge"? Serait-ce, une fois de plus, sacrifier à la mode? Il semble de bon ton aujourd'hui de parler de cette portion de la société, plutôt que de la laisser parler! Et, comme dans cette société tout se consomme, se récupère - même parfois les personnes - on devient vite "soupçonneux".

Mais, jouons le jeu, honnêtement ...

Je considère, pour ma part, fort important de nous arrêter à la situation des personnes âgées, lorsqu'il s'agit de religion et de culture. En effet, écrit Fernand Dumont, "si on ne situe pas la religion en face du travail, du loisir, de la vie familiale - et j'ajoute des âges de la vie - on risque fort de ne pas saisir en quoi elle est le sommet d'une existence à laquelle, par définition, elle tient par de multiples liens (1)."

J'avancerai donc, en vue d'engager le dialogue, quelques propositions, puis je formulerai quelques questions.


Quelques propositions

1. Les grandes religions font partie d'un ensemble culturel. Elles se sont insérées au coeur des civilisations et ont contribué à leur donner un caractère original.

2. La religion chrétienne s'est d'abord développée en Occident, et là, par ses rites, ses pratiques, ses dogmes, son art, a pris la forme d'une institution sociale. Selon les temps et les lieux, le message de Jésus-Christ s'est traduit de manière différente dans la vie quotidienne, donnant forme à des spiritualités, des attitudes, des "symbolisations" diverses. Ainsi, durant les siècles de chrétienté, le Dieu des chevaliers de l'an mil était à l'image du seigneur féodal. A cette époque, le fonctionnement des symboles religieux tenait à leur intégration à une société dont les différentes dimensions (économique, politique, idéologique) formaient une certaine cohérence culturelle. Tout "se tenait ensemble", permettant ordre, stabilité, sécurité.

3. Nous avons connu et vécu, au Québec, cette cohérence. "L'unanimité catholique, écrit Lucien Campeau, non pas absolue, mais générale, a été le principal facteur de cohésion de notre société, jusqu'à la seconde guerre mondiale (2)." Nous avons vécu cette stabilité. Ecoutons de nouveau le sociologue:

"Les homme de naguère vivaient de traditions. Sans avoir besoin de s'interroger sans cesse sur le sens des situations où ils étaient placés ci sur les réformes à donner, ils trouvaient quasi instantanément dans une sorte de réservoir culturel, les schémas tout faits pour les moments divers de la vie ... L'homme était alors un empiriste. Selon les signaux périodiques de la nature et de la société, il n'avait qu'à puiser au bon moment dans des modèles tenus en réserve. L'incessante prise de conscience, l'incertitude et l'évaluation critique qui sont le défi capital des hommes d'aujourd'hui n'avaient alors ni fondement, ni signification (3)."

Benoît Lacroix ira jusqu'à écrire: "On se retrouve avec une religion "médiévale" marquée par une continuité étonnante, cléricalisant à peu près toutes les activités et fortement portée à rejeter ou à ranger tout ce qui n'est pas strictement catholique au sens historique du mot (4)."

4. Les temps ont changé. Il est superflu de répéter que nous traversons une crise profonde, que nous vivons une période de mutations! Chacun la ressent plus ou moins profondément, selon sa nature, selon son âge, aussi (5).

5. Quelle est alors la situation des personnes âgées en cette fin du XXe siècle? D'une part, on peut avancer qu'elles occupent une situation unique dans l'histoire. En effet, elles constituent une génération privilégiée par l'envergure de leur expérience: celle-ci prend son origine, à bien des égards, dans l'expérience millénaire de l'humanité pré-industrielle; elle touche maintenant aux débuts d'une nouvelle phase historique, écologique, post-industrielle.

"Il faut espérer qu'à l'avenir des peuples entiers pourront accéder du stade pré-industriel de leur existence actuelle à l'ère nouvelle économique qui conservera le bénéfice des progrès scientifiques et des technologies douces avec les bénéfices d'une symbiose avec le milieu, l'air, l'eau, la végétation et le monde vivant (6)."

D'autre part, elles se trouvent dans une situation ambiguë, à plusieurs niveaux, et même paradoxale, au plan social et au plan religieux. Au plan social, on peut affirmer que beaucoup de personnes âgées, mises à l'écart, ont des difficultés à "symboliser" leur vie, à échanger; elles se sentent désemparées devant l'impossibilité de vivre et de partager les richesses que pourtant elles possèdent.

Là aussi, cette conquête de la science sur la mort entre en contradiction avec la rationalité du système: le troisième âge devient un poids mort considérable dans la gestion sociale. Toute une part de la richesse sociale (argent et valeurs morales) s'y engouffre sans pouvoir lui donner un sens. Un tiers de la société est ainsi mis en état de parasitisme économique et de ségrégation. Les terres conquises sur cette marche de la mort sont socialement désertiques. Colonisée de fraîche date, la vieillesse des temps modernes pèse sur cette société du même poids que jadis les populations indigènes colonisées. Le Troisième Age dit bien ce qu'il veut dire: il est une sorte de Tiers-Monde.

Ce n'est plus qu'une tranche de vie, marginale, asociale à la limite - un ghetto, un sursis, un glacis d'avant la mort. C'est proprement la liquidation de la vieillesse. A mesure que les vivants vivent plus longtemps, à mesure qu'ils "gagnent" sur la mort, ils cessent d'être reconnus symboliquement. Condamné à une mort qui recule toujours, cet âge perd son statut et ses prérogatives. Dans d'autres formations sociales, la vieillesse, elle, existe véritablement, comme pivot symbolique du groupe. Le statut de vieillard, que parachève celui d'ancêtre, est le plus prestigieux. Les "années" sont une richesse réelle qui s'échange en autorité, en pouvoir, au lieu qu'aujourd'hui les années "gagnées" ne sont que des années comptables, accumulées sans pouvoir s'échanger. L'espérance prolongée de vie n'a donc abouti qu'à une discrimination de la vieillesse: celle-ci découle logiquement de la discrimination de la mort elle-même. Le "social" là encore a bien travaillé. Il a fait de la vieillesse un territoire "social" (qui figure dans les journaux sous cette rubrique, avec les immigrés et l'avortement), il a socialisé cette part de vie en l'enfermant sur elle-même. Sous le signe "bénéfique" de la mort naturelle, il en a fait une mort sociale anticipée (7)."

Au plan religieux, il n'est pas toujours facile de comprendre les nouvelles manières de vivre le christianisme. Ainsi, la sécularisation (i.e. la revendication d'autonomie de la politique et de la morale par rapport à la religion) entraîne une "métamorphose" du sacré qui se fixe sur de nouveaux objets non religieux: la révolution, la libération des minorités, la non-violence, l'écologie, ou pseudo-religieux: certaines mystiques, ou même les phénomènes charismatiques.

Ce nouveau modèle du sacré - distant du sacré cosmique et saisonnier - est entrevu comme un projet collectif ouvert sur un avenir nouveau dans lequel les personnes âgées ont peu de place. Il a ses incidences sur la prière liturgique qui risque de se transformer (parfois) en bavardage sans pudeur, en "informations", en instruction "idéologique"; sur l'éthique aussi: que valent les principes traditionnels reçus, les valeurs d'antan, face aux problèmes nouveaux posés par la technologie? Savons-nous les utiliser pour répondre aux défis qui nous sont posés (pensons à l'euthanasie, l'avortement, l'environnement ou la pauvreté de masse)?

Ces discours nouveaux, ces pratiques nouvelles choquent parfois. D'ailleurs, n'est-il pas fréquent d'entendre dire: "On nous a changé la religion".

Les personnes âgées devront-elles vivre une double exclusion? Dans l'incapacité de symboliser leur vie, et devant la menace de perdre leur identité, elles risquent de sombrer dans une vie "imaginaire" qui tôt ou tard peut devenir confusionnelle, voire infantile, ou dans des attitudes dépressives frôlant parfois le désespoir.

Je reviens alors à la double dimension que j'ai donnée ailleurs au "symbolique", et à laquelle je me permets de renvoyer (8): la dimension "horizontale" qui fait du symbole un opérateur de communication et qui se vit au niveau de l'institution, et l'autre, "verticale", qui est ouverture à la transcendance, à l'Infini, et qui se vit au niveau de l'Esprit et concerne davantage la prière, la vie contemplative.

Et je pose alors quelques questions sur lesquelles nous pourrons débattre, car elles nous interrogent tous.


Quelques questions

(Niveau de la symbolique "sociale" horizontale)

Les personnes âgées peuvent-elles participer à cette nouvelle "culture" religieuse, à cette nouvelle symbolique?

Peuvent-elles connaître des expériences qu'elles n'ont jamais faites?

Y a-t-il possibilité d'échange entre les symbolisations d'hier et celles d'aujourd'hui? Les Anciens ont-ils un rôle nouveau dans la transmission de l'héritage, des valeurs, etc. Leur expérience est-elle désuète, annulée ou, au contraire, peut-elle être éclairante pour le monde de demain?

Quelle est, en ce domaine, l'importance de la relation entre jeunes et personnes âgées?

La vie des personnes âgées, "l'histoire" de leur vie, peut-elle être "révélatrice" d'un sens, et même peut-être prophétique pour la génération qui monte?

La "religion", au sens large, la "vie ecclésiale" pourrait-elle être un "espace privilégié" pour vivre de nouvelles relations de partage, de service de la communauté? Ne pourrait-elle être un lieu culturel par excellence pour permettre à ceux et à celles qui avancent en âge de "relire" leur vie, de lui donner sa pleine signification, d'en déchiffrer les sens profonds, ultimes ? Un lieu aussi pour ré-interpréter et approfondir une culture religieuse acquise autrefois et permettre des échanges avec les autres âges ou les autres cultures ?

(Niveau de la symbolique "verticale")

A quelles conditions les personnes âgées peuvent-elles accepter les détachements successifs: familiaux, amoureux, sociaux; la diminution des forces physiques, des revenus matériels, etc.? Toutes ces transformations apparemment "négatives" peuvent-elles être acceptées et assumées comme des moments "positifs", comme des possibilités ultimes de la réalisation de soi?

Le temps de la retraite peut-il être envisagé comme un temps d'approfondissement personnel, de réflexion, de service des autres, de prière?

La "religion" ne permet-elle pas cet "espace intérieur" et ce silence trop souvent oubliés dans la vie active? L'isolement peut-il prendre le visage d'une solitude riche de sens?

Les dernières années de la vie et la préparation à la mort peuvent-elles être l'occasion d'une découverte de l'espérance?

Voilà bien des interrogations. Il vaut peut-être d'en parler afin de voir si la vieillesse peut retrouver - à un autre niveau de profondeur que durant la vie active - la dimension symbolique qu'elle semble avoir perdue. Un peu à l'image de cette jeune femme d'une pièce de Paul Claudel, Violaine, la lépreuse, que le bâtisseur de cathédrale représente les mains croisées sur la poitrine et les yeux bandés, "afin qu'elle écoute mieux, ne voyant pas, le bruit de la ville et des champs, et la voix de l'homme avec la voix de Dieu en même temps. Car elle est Justice en elle-même qui écoute et conçoit dans son coeur le juste accord." Ou encore à l'image de ce vieillard de 80 ans qui déclarait que "l'homme a le droit de faire entendre sa voix en cessant de travailler". »


Notes

1. DUMONT, F., Pour une conversion de la pensée chrétienne, Editions HMH, 1964, p. 59.

2. Revue Critère, no 31 (printemps 1981), p. 84.

3. DUMONT, F., op. cit., p. 63.

4. Revue Critère, no 31 printemps 1981), p. 180.

5. A ce sujet, voir dans la Revue Critère, no 31 (printemps 1981), les témoignages de Lucien Campeau (p. 84), Louis Racine (p. 80) et Remi Parent (p. 206).

6. BERRY, Thomas, (document d'étude), Forum international sur un 3e âge actif, cité dans Gérontologie, janvier 1981, no 37.

7. BAUDRILLARD, Jean, L'échange symbolique et la mort, Gallimard, 1974, pp. 249-250.

8. PRECLAIRE, M., "L'Ange et l'icône", dans Critère, no 30 (printemps 1981), p. 180.

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