L'Ange et l'Icône

Madeleine Préclaire
Pour une approche du symbolisme religieux.
« ... car celui qui fait l'hommage, à genoux, tient ses mains dans les mains du seigneur et lui fait l'hommage; par promesse, il promet sa foi et le seigneur en signe de foi réciproque, lui donne un baiser. Guillaume Durand, Speculum juris, 1271.

Et si tu supprimes ce qui est entre l'Imparticipable et les participants - 0 quel vide! tu nous sépares de Dieu, en détruisant le bien et en établissant un grand et infranchissable abîme.
Grégoire Palamas, Icône du Dieu invisible, Col., 1, 15.

S'aventurer dans cette vaste et opaque forêt du monde symbolique n'est pas chose aisée. On risque à tout instant de s'y perdre tant les sentiers qui la sillonnent sont multiples et secrets. J'essaierai toutefois de marquer quelques repères - les miens - ceux qui m'aident à cheminer, espérant qu'ils mènent à un abri ou mieux à une "percée" ouverte sur la lumière.


Promenade vers une cathédrale

C'est dimanche, je marche le long des remparts à travers les rues étroites et sinueuses de cette petite ville médiévale qui surplombe la plaine picarde; tout à coup, je débouche sur le parvis de cette merveille architecturale: Notre-Dame de Laon. J'entre. Vitraux flamboyants dans le soleil, riches de vieilles histoires, stalles usées des chanoines, confessionnaux, tableaux vétustes, statues de saints, reliquaires. Dans une petite chapelle latérale, une Vierge noire et même curieusement, un peu plus loin, l'icône de la Mère de Dieu. Une cloche sonne, un homme revêtu d'une chasuble s'avance vers l'autel où les cierges se consument, la célébration eucharistique commence, précédée d'une liturgie de la Parole. J'écoute: des "images" se succèdent à travers les lectures bibliques et l'homélie. Le "symbole" des Apôtres est proclamé, debout, par les fidèles. Puis une succession de gestes accompagnés de formules et de chants: les rites de l'eucharistie, L'office s'achève alors que les grandes orgues retentissent sous la voûte ogivale.

Des touristes reprennent leur marche et regardent, curieux et distraits, ces images qui semblent d'un autre monde.

Je sors et, nostalgique, j'imagine, il y a 800 ans, cette même ville grouillante du commerce des marchands, ce parvis animé où les gens se retrouvaient devant des amuseurs. Je revois les chevaliers chrétiens dont le Dieu était à l'image du seigneur féodal devant lequel les vassaux, à genoux, venaient faire acte d'allégeance, lui jurant leur "foi" et attendant de lui, en retour, aide et protection. Leur religion "se résolvait tout entière en des rites, des gestes, des formules".

Lorsqu'un guerrier prêtait serment, ce qui comptait à ses yeux d'abord, ce n'était pas l'engagement de son âme mais une posture corporelle, le contact que sa main posée sur la croix, sur le livre de l'Ecriture ou sur un sac de reliques, prenait avec le sacré. Lorsqu'il s'avançait pour devenir l'homme d'un seigneur, c'était une attitude encore, une position des mains, une suite de mots rituellement enchaînés et dont le seul fait de les proférer nouait le contrat. Et lorsqu'il entrait en possession d'un fief, ce geste qui lui faisait prendre dans sa main une motte de terre, une bannière, un objet symbolique. Ecrasé par les puissances inconnues de la nature, tremblant à l'idée de la mort et de ce qui s'ouvre devant elle, le chevalier s'agrippait encore à des rites (1).


"Quand les Anges disparaissent"

On ne prie pas assez les Anges. Ils font un peu peur aux théologiens, rapport à ces vieille hérésies des Églises d'Orient, une peur nerveuse, quoi ! Le monde est plein d'Anges.
Bernanos

Cette allusion à la cathédrale et au Moyen Age (même si elle est restrictive et que beaucoup d'autres perspectives étaient possibles) m'a permis de "faire mon plein d'images", comme dirait Bachelard, et d'amorcer cette réflexion à partir du symbole d'un moment de l'histoire occidentale où la fonction symbolique a joué, comme une toile de fond, aussi bien dans l'ordre du discours que dans celui de la vie quotidienne (2). En effet, écrira à ce propos J. Huizinga, "la foi attendrie de l'époque tendait vers une représentation riche et colorée; l'esprit croyait saisir le mystère en lui donnant une forme perceptible. Le besoin d'adorer l'ineffable sous des signes matériels ne cessait de créer de nouvelles figures". Mais l'abondance des images "n'aurait été qu'une fantasmagorie chaotique, si la conception symbolique n'avait tout embrassé dans ce vaste système où chaque figure trouvait sa place" (3).

La condition fondamentale du symbolisme médiéval est une vision unitaire du monde, un système réglé sur l'idée d'une nature parcimonieuse. Un Ordre, auquel rien n'échappe, un Cosmos. "Ce terme, écrit K. Papaioannou (4), était revêtu d'une multitude de significations. Cosmos signifie ... en même temps "parure" et toute "splendeur" en général; univers ou totalité des êtres et constitution politique fondée sur la loi; principe d'ordre et d'harmonie qui règle aussi bien les rapports entre les êtres particuliers qu'entre les éléments de chaque être; "vertu" ou "bien" immanent à chaque être en lui permettant de devenir ce qu'il est et de se maintenir tel qu'il est." C'est ce qu'exprimeront, entre autres, deux traditions qui ont marqué le mysticisme d'Occident et l'esprit médiéval: l'augustinisme, d'une part, avec sa théorie des signes et, d'autre part, le mysticisme du pseudo-Denys (5). Celui-ci marqué très précisément par le sentiment de la Distance et par le symbole de la Hiérarchie, définie comme "une ordonnance sacrée", "une certaine mise en place universelle", "mise en place de toutes choses sacrées". Le but de la hiérarchie sera "la conformation et l'union à Dieu, autant qu'il est possible. L'achèvement, pour chacun des êtres à la hiérarchie, c'est de remonter, selon leur capacité propre, vers la semblance de Dieu". Les hiérarchies (légale: Ancien Testament; ecclésiastique: Eglise du Christ; céleste: monde angélique) constituent les modèles d'intelligibilité spirituelle de la communion des Saints et trouvent leur principe dans le Christ, "icône du Père invisible" (Coloss. 1, 15) (6).

Ce symbolisme de style mystique reprend celui de Platon, mais rompt aussi avec lui. Le grand problème, pour ce dernier, était en effet la reconduction des objets sensibles au monde des Idées, mais aussi la descente du divin vers les degrés inférieurs. Ce qui se révèle progressivement, de Dialogue en Dialogue, c'est la montée d'une doctrine qui affirme qu'entre des formes (eidos) et la matérialisation sensible de l'ici-bas existent des Médiateurs (symboles?), que la forme - en tant qu'intelligence et qu'intelligible -est cette médiation même qui soumet le monde aux ordres de l'Esprit; médiation qui se manifestera sous des images multiples: cette sorte d'ange personnel, le "daïmon", qui souffle à Socrate l'ordre du Dieu, le Démiurge du Timée, la procession astrale du Phèdre et, bien sûr, la théorie de la "réminiscence", qui permettra d'initier, grâce aux mythes, à l'invisible. Les symboles, et ces ensembles symboliques que sont les mythes, sont chez Platon " le lieu d'élection des épiphanies de l'invisible, le domaine intermédiaire qui est le royaume des Médiateurs, des Grands intermédiaires" (7). C'est pourquoi, au ch. X de la République, Platon critiquera les "imitateurs", peintres et poètes, qui ne font que copier le réel et qui n'auront pas de place dans la cité. Ils se contentent de "Simulacres" figés, ils mystifient, alors que "l'anamnesis", contrairement à la "mimesis" aristotélicienne, est itinéraire, chemin symbolique, ouverture à l'Etre. L'esthétique ici est "ontophanique".

A la question qui hante le platonisme et que cite G. Durand: "Comment l'Etre sans racine et sans lien est-il parvenu aux choses?", Valentin répondra par une doctrine des "anges" intermédiaires - une angélologie -, les éons qui sont les modèles éternels et parfaits d'un monde imparfait parce que séparé (8); "les anges, symboles de la fonction symbolique elle-même qui est, comme eux, médiatrice entre la transcendance du signifié et le monde manifesté des signes concrets, incarnés, qui par elle deviennent symboles".

Mais le Moyen Age s'éteindra lorsque disparaîtront les Anges (9) et que, par un durcissement doctrinal, l'art occidental, oubliant l'icône, deviendra allégorique. Triomphe progressif d'une pensée "iconoclaste", d'un art d'imitation réaliste, au détriment d'une pensée symbolique, d'un art de suggestion, de mystère. Si la philosophie et les sciences humaines souffrent encore aujourd'hui d'un dessèchement rationaliste, c'est en partie du moins parce que le Moyen Age finissant a répudié Platon et Avicenne, donnant la préférence, officiellement du moins, à la vision du monde d'Aristote, d'Averroès, de Guillaume d'Occam (10). Ne faut-il pas voir là, dans cette attitude de refus, l'origine déjà d'une certaine "mort de Dieu" en même temps que le danger de bien des idolâtries. L'Imagination active - théophanique -, celle du soufisme d'Ib'n Arabi, qui guidait, devançait la perception sensible, celle qui transmuait les données sensibles en symboles, est devenue suspecte. Désormais, l'argumentation conceptuelle de la raison se substituera aux grandes images des Ecritures et de la vie. Ainsi que l'écrira Henri Bréhier:

Dans cette vue synthétique de l'âme, ne sont mis en évidence que deux pôles: sensation et intelligence, l'entre-deux, c'est-à-dire tous les mouvements de pensée où nous sommes nous-mêmes, réflexion, opinion, imagination, sont absorbés dans leur relation à l'un de ces pôles fixes où l'âme se fait purement intuitive et représentative de la réalité (11).

L'histoire officielle de l'Occident, pendant des siècles, privilégiera la pensée directe et l'on peut affirmer, sans risquer d'erreur grave, que le triomphe de cette perversion, de cette réduction, se situe dans le cartésianisme et dans ses séquelles: triomphe du "signe" sur le "symbole", de la clarté sur l'opacité, du déterminisme linéaire et causal sur la similitude et l'homologie. L'agnosticisme moderne, la mentalité technicienne et scientiste expriment quelques-uns des visages de cette "pédagogie du savoir", derniers épiphénomènes de ce courant de dé-symbolisation, de dé-spiritualisation auquel la chrétienté d'Occident n'est pas restée étrangère.


Réhabilitation du poétique

L'imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l'analogie universelle, ou ce qu'une religion mystique appelle la correspondance. Mais quand je veux faire imprimer ces choses-là, on me dit que je suis fou ...
Charles Baudelaire

Il faudra attendre le XIXe siècle pour voir poindre l'aurore qui redonnera à l'imagination ses lettres de noblesse. Les philosophies de la vie, les différents romantismes ouvriront, petit à petit, des brèches dans le monde fermé du rationalisme. La grande découverte du second romantisme français, et après lui du surréalisme, aura été de mettre en valeur la densité ontologique du monde imaginaire. "Je crois, disait G. de Nerval, que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres." Après Nerval, après Poë, après Baudelaire, après Rimbaud, André Breton procédera à une "révision générale des modes de connaissance". En 1924, dans son Manifeste, il exprimera sa révolte en même temps que sa quête d'absolu: "La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit; assez aussi pour que je m'abandonne à elle sans crainte de me tromper (12)". Par la suite, G. Bachelard saura proposer, en même temps qu'un "rationalisme ouvert", une philosophie de l'Imagination basée sur une lecture des poèmes et sur le retentissement poétique. "L'image poétique est une émergence de langage, elle est toujours un peu au-dessus du langage signifiant ( ... ) à vivre les poèmes, on a donc l'expérience salutaire de l'émergence (13)."

C'est cette imagination qui en l'homme, comme pouvoir "métamorphosant" dans sa rencontre avec le monde, avec le réel, donnera naissance au symbole, défini comme "essentiel et spontané pouvoir de retentissement". Il importe donc de bien distinguer " l'image habituelle" qui arrête les forces imaginantes et qui bloque l'imagination, de l'image "suggestive". La première réduite à sa forme est un concept poétique, la seconde un symbole.

Or, verrons-nous bientôt, les concepts créent des "idoles" de Dieu. C'est pourquoi il "faudra toujours que meure l'idole afin que vive le symbole (14)."


La tentation idolâtrique

Non d'avoir renversé l'idole, mais d'avoir brisé l'idolâtre en toi, c'est cela qui fut ton courage.
Nietzsche, Dithyrambes, 202.

Une rencontre avec la pensée de Nietzsche est toujours provocante. Si j'évoque ici, trop brièvement, la philosophie "au marteau", ce n'est pas pour minimiser la partialité de la lecture du christianisme qu'a faite Nietzsche, mais c'est parce que sa critique peut "donner à penser" et qu'il n'est guère possible de la mettre entre parenthèses lorsqu'on s'interroge sur le symbolisme religieux. Elle me permettra, négativement pourrait-on dire, d'éclairer la notion de symbole, et ce, à travers le thème de la "mort de Dieu" et de l'effondrement des idoles. Ecoutons d'abord le philosophe:

"L'imagination religieuse, pendant une longue période, n'est pas l'intention de croire à l'identité du Dieu et d'une image; l'image doit faire paraître le "numen" de la divinité comme un fait localisé d'une manière en quelque sorte secrète, mais non explicitement pensable. La plus ancienne image du dieu doit celer et aussi receler le dieu - l'indiquer mais non le mettre en vue."
Humain, trop humain, II, I, 222.

"... et si Dieu n'était pas la vérité, que cela même puisse se démontrer? S'il était la frivolité, la convoitise de puissance, l'impatience, l'effroi, l'illusion enfin, charmée et terrorisée des hommes?"
Aurores, I, 33.

"Ah! mes frères, ce Dieu que j'ai créé, il était ouvrage de mains d'hommes et illusion humaine."
Zarathoustra I.

"Il y a dans le monde plus d'idoles que de réalités: c'est ce que m'apprend le "mauvais oeil" que je jette sur le monde, et aussi la "méchante oreille" que je lui prête."
Le Crépuscule des idoles, avant-propos.

Paroles de soupçon, certes, mais importantes pour nous, car elles interrogent. N'indiquent-elles pas un "statut idolâtrique" que l'on aurait donné à "Dieu"? N'a-t-on pas créé un "concept de Dieu"? N'a-t-on pas forgé une image de "Dieu", une idole, figée, réductrice, qui permet de voir Dieu de trop près, éliminant la Distance? Il y a "arrêt" à l'image. (Pour Nietzsche, celle-ci s'appellera morale, volonté de vérité comme figure de la Volonté de Puissance). C'est ainsi qu'en formant des dieux, en créant des images, l'homme se prend au piège de ses propres illusions et permet à "l'insensé qui cherche Dieu" de s'écrier: "Dieu est mort. Nous l'avons tué." Quel est donc ce dieu qui meurt? Quelle idole meurt donc? C'est la question posée par J.L. Marion qui affirme:

"La mort de Dieu" ne demeure événement sérieusement pensable qu'en encadrant de guillemets le "Dieu" qui y meurt. Elle ne garde sa puissance que sur une idole vaine de ce que Dieu, s'il "est", n'est pas. Le crépuscule ne tombe irrémédiablement que sur une idole. Rien d'aussi étranger à la "mort de Dieu" que l'athéisme commun; il s'agit à la fois de beaucoup moins (d'une idole) et de beaucoup plus d'un événement que les convictions n'atteignent pas plus que les incroyants ne le provoquent (15)."

La critique dénonciatrice de Nietzsche invite ainsi à la vigilance, à la "rectification" constante du regard pour ne pas risquer de substituer - dans cette quête de l'Absolu, du Tout Autre - une image à une autre image, un concept à un autre concept, pour ne pas risquer une aliénation. Une lecture de Nietzsche, à ce niveau, peut donner un certain souci, celui de la dé-mystification. Etape nécessaire, première, dans le "devenir soi-même" comme dans l'histoire des peuples que ce moment de négativité qui toutefois ne dit qu'un des visages de "l'homo viator".


La médiation symbolique

C'est la perte du Paradis qui est le chiffre
du monde symbolique.
A. Vergote

Faisons une halte. Il est temps de préciser le sens de ce terme aux connotations multiples, utilisé par bon nombre de disciplines et d'en délimiter son emploi dans le domaine religieux. Une des tentations dans l'étude des symboles serait en effet de vouloir trouver un dénominateur commun à des pratiques, des fonctions, des significations réellement différentes.

Au sens étymologique d'abord, "symballein" veut dire "jeter ensemble, mettre ensemble" un certain nombre d'opérations physiques ou matérielles qui ont en commun l'idée de rencontre; par exemple, rapprochement des lèvres, jonction des routes, rencontre au sens de lutte. "Symbolon" veut dire un signe matériel de reconnaissance. Primitivement, ceux qui se quittaient brisaient une petite tablette ou un anneau pour garder un signe d'amitié, chacun prenait pour soi un des morceaux et le transmettait au besoin à ses héritiers; ces morceaux s'appelaient "symboles" et signifiaient cette amitié pour la suite des temps. Les deux parties rapprochées servaient à faire reconnaître les porteurs et à prouver que l'union était demeurée intacte. La "relation" entre les partenaires fait le symbole qui crée le pacte de reconnaissance mutuelle et se présente comme un élément médiateur. Le champ sémantique du terme s'est par la suite étendu à tout objet, parole, geste, personne qui, échangé au sein d'un groupe, permet à celui-ci de s'identifier.

Aujourd'hui encore, le symbolique désignera le rapport social d'échange. Il est donc de l'ordre de la culture et peut être envisagé soit comme système culturel rendant possible ce rapport (CL. Lévi-Strauss), soit comme registre psychique de l'altérité (J. Lacan), soit comme processus réversible de réciprocité (J. Baudrillard).

Comprendre le fonctionnement symbolique exige de plus le recours à l'analyse anthropologique. On ne peut guère en faire l'économie à moins d'ignorer les motivations multiples qui donneront naissance au réseau culturel, donc aux symboles. Et reconnaître d'abord notre assujettissement à la loi du langage. "C'est dans et par le langage que l'homme se pose comme sujet (16)." Le langage est constitutif de toute expérience comme "expérience humaine", il est une médiation.

L'être humain parle. Nous parlons éveillés; nous parlons en rêve. L'homme est le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu'à côté d'autres facultés l'homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c'est bien la parole qui rend l'homme capable d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme. L'homme est homme en tant qu'il est celui qui parle (17)."

Ainsi, ce que nous appelons le symbolique (la culture) se tiendra dans l'ordre du langage, mettant le "réel" à distance, car si nous parlons, c'est parce qu'il existe un vide, un manque, une brèche entre nous et notre désir, nous et autrui, nous et le monde, nous et l'Absolu. Une blessure, une béance. C'est ce qu'avait entrevu Platon en élaborant la notion de "chôrismos". C'est de cette impossibilité de coïncider avec soi, de cette absence (appelée angoisse, inquiétude humaine) que jaillit le langage, le symbole. C'est lui qui nous permet de bâtir, d'habiter le monde. Sans cette médiation, nous vivrions dans une immédiateté fermée sur elle-même. En ce sens, le symbole constitue le "meurtre de la chose", il nous délivre du pouvoir de l'imaginaire en nous obligeant à croire que nous ne pouvons atteindre directement le réel. Vivre humainement c'est renoncer à l'immédiateté imaginaire pour symboliser son existence, c'est sortir du narcissisme de la relation duelle pour s'ouvrir à l'autre.

Nous saisissons ici un caractère essentiel du symbolisme, celui d'être pétri de négativité; car si le symbole constitue un lieu de rencontre, cette rencontre est provisoire, située dans le temps, dans le devenir de l'homme, dans son histoire. Elle obligera, sous peine de réification ou de mystification, un dépassement, un délaissement afin de ne pas tenir pour définitif et absolu (idole) ce qui nécessairement est ambigu et éphémère. La "structure" symbolique doit être ressaisie dans des ensembles, dans le mouvement de la vie. C'est ce que risque d'oublier le structuralisme et que précise E.A. Lévi-Valensi:

Il y a une tentation structuraliste de la structure et une vocation structuraliste qui est celle du sens. La tentative structuraliste ne trouve son sens que dans le dépassement d'une tentation.

Lire la Structure "en coupe", ce n'est pas réintégrer dans son histoire, ce n'est pas lui faire dire ce qu'elle tente de dire. Il y a toujours dans le rêve, dans le mythe, dans le récit, un processus d'émergence qui, à quelque niveau qu'il se situe, implique cette permanente vigilance au mouvement en train de se trahir en se traduisant. Et celui qui se pose en chercheur devant cette traduction se fait complice de la trahison ou au moins de cette déperdition de sens qu'implique, à chaque niveau, la traduction. Il relève au contraire le défi s'il se situe au niveau de ce qui, à travers ce qui est dit, a tenté de se dire, et tente de déchiffrer au-delà des structures le mouvement qui, de proche en proche, s'y inscrit (18).

Ce texte me permettra d'introduire un autre "repère" de cette approche du symbole; ou, plus exactement, après avoir marqué un premier vecteur - horizontal si l'on veut -, faisant du symbole un opérateur de communication, d'alliance, je me propose de mettre en évidence un second vecteur - vertical -, celui de l'ouverture à la transcendance. Ainsi, le visage apparaît comme symbolique, car il peut être révélateur d'un sens, créer un "espace", une "distance" autour de lui, rayonner (19). Mais encore, dans le même sens, le poème, l'oeuvre d'art en général. On pourrait s'attarder longuement à ce caractère "ontophanique" de l'art. L'oeuvre, en effet, est plus que ce simple geste quotidien, plus que cette activité éphémère qui jalonne nos vies. Elle est, pour l'artiste, une expression de lui-même; elle symbolise certes sa vie, un moment de sa vie. Mais elle porte en elle-même plus que ce caractère évanescent, plus que cette négativité toujours présente. L'oeuvre demeure. Elle est là, selon le mot de Heidegger, comme "éclosion de la vérité". La "paire de chaussures" du tableau de Van Gogh n'est pas simple description. "La toile est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est, en vérité." Ainsi du temple grec (ou de la cathédrale). Il ne représente rien. Il est présent.

Un bâtiment, un temple grec, n'est à l'image de rien. Il est là, simplement debout dans la vallée rocheuse. Il renferme en l'entourant la statue du Dieu qui, en un tel enclos, peut s'ouvrir, à travers le portique, sur l'enceinte sacrée.

"... C'est le temple qui, par son instance, donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes. Cette vue reste ouverte aussi longtemps que l'oeuvre est oeuvre, aussi longtemps que le Dieu ne s'est pas enfui. Il en est de même pour la statue du Dieu ... Ce n'est pas une représentation du Dieu, destinée à fixer les idées quant à l'aspect extérieur du Dieu. C'est une oeuvre qui laisse advenir à la présence le Dieu lui-même et qui est aussi le Dieu lui-même (20)."

Voilà ce terme carrefour, ce concept analogique, ce "foyer" où se rejoignent notre immanence et la transcendance qui nous dépasse. Je ferai mienne, ici, cette affirmation qui marque précisément les deux champs du symbolisme.

D'une part, nous le retrouvons (le symbole) à un niveau strictement anthropologique, comme une conduite essentielle, comme une des formes privilégiées du langage; d'autre part, (avec Heidegger) nous rencontrons une pensée qui lui accorde sa pleine dignité sémantique, sa place d'honneur comme mode "d'éclosion de la vérité" dans le langage et dans les choses, son rôle dans l'appel que l'être adresse à l'homme (21).


Visages du symbolisme chrétien

La Bible n'est qu'un vaste vocabulaire qui nous apprend à employer les choses dans leur signification divine (22).
Claudel

Qu'en est-il du symbole religieux? C'est un peu à tâtons qu'il m'a semblé possible de l'approcher. Par un présupposé anthropologique d'abord, l'exercice du langage: le quotidien, le poétique; poétique cependant qui demeure nostalgique tant que l'on n'atteint pas l'existence humaine en sa racine, tant surtout qu'un regard nouveau, celui de la foi, ne transforme pas cette "nostalgie" en "efficience", qui seule permet l'entrée dans le Mystère. Les images, en effet, peuvent exprimer les rêves légitimes de l'humanité inquiète de son destin, mais non la Réalité effectivement présente. A un premier niveau, le symbole religieux est un "symbole" au même titre que les autres formes symboliques, oniriques, poétiques, et tout ce qui a été dit à leur sujet peut lui être appliqué. Il reste qu'à un second niveau il possède un caractère spécifique, celui de l'efficacité. Son "interprétation" doit être consciente de la solution de continuité entre les deux paliers symboliques.

Je tenterai simplement, dans cette dernière partie, d'en montrer les différents visages.

Un premier que j'appellerai "symbolique sociale" (faute de meilleur terme) constitue l'existence chrétienne en tant que telle et est déterminé par le fait d'adhérer à ce réseau de vie, de pratiques, de réflexion qu'est le christianisme, le fait de lire cette cohérence à travers les différents éléments de l'Eglise. Entrer dans la cathédrale, proclamer le symbole de la foi, participer à un Baptême ou à l'Eucharistie, c'est être introduit dans l'ordre de la chrétienté. Ces actes nouent un rapport avec le christianisme où s'effectue une identité. De même tous les visages de l'iconographie médiévale: bestiaires, sculptures, tableaux, miniatures, tous les rites vécus étaient vus comme "signes", porteurs des traces de Dieu et entraient en communication avec les valeurs éthiques portées par cette société unifiée vivant à l'ombre de son clocher. Il y a là référence à l'institution, au "système", symbolisation de l'appartenance au groupe et reconnaissance d'une identité chrétienne et ecclésiale.

Le second visage renvoie à la symbolique scripturaire. La Bible est, par excellence, le lieu des grandes images, ce qu'avaient compris les hommes du Moyen Age, qui avaient fait de leurs cathédrales de magnifiques bibles de pierre. La terre et le ciel, l'homme surtout, sommet de la Création, deviennent insérés dans la trame de la longue histoire d'Israël, éléments d'un symbolisme d'une richesse inouïe, annonciateur d'un nouveau type d'existence, d 1 une nouvelle alliance, d'un nouveau Royaume. "Nous n'entendrons la voix qui chante le cantique de l'Agneau que si nous avons d'abord entendu le cantique d'Abraham, celui de Moïse et celui de David (23)."

Nous parvenons au coeur de la symbolique chrétienne qui culminera dans l'Eucharistie avec ce nouveau visage du symbole: le symbole liturgique.

Dire que l'Eucharistie est symbole, c'est dire qu'elle réunit dans la simplicité indivisible d'un geste qu'éclaire une parole et que manifeste une matière (pain et vin) cette double Communion de l'esprit avec les choses et des hommes entre eux. Par l'Eucharistie est posée une communion absolue, "la" communion, pas de plus haute unité que celle qui réunit les "espèces" du pain et du vin à la signification d'un Dieu pleinement offert; pas de plus large communion que celle qui appelle tous les hommes au partage du même pain, du même vin, en qui ils vérifient la même filiation (24).

La symbolique sacramentelle dit bien "l'ambivalence" du symbole. Elle introduit au coeur de la réalité spirituelle en même temps qu'elle apprend à habiter la terre. Mais surtout, le sacrement, en disant ce mystère de la rencontre entre Dieu et l'homme, constitue, non pas un "instrument" (à utiliser pour obtenir des grâces), mais une médiation expressive de l'homme croyant en dépendance de "l'humanité" du Christ; car Jésus est "l'image du Dieu invisible", l'Icône qui souligne l'écart d'avec Dieu, qui creuse la Distance au lieu de l'abolir. Selon le mot de J.L. Marion, "l'icône manifeste la distance nuptiale qui marie, sans les confondre, le visible et l'invisible, c'est-à-dire le divin et l'humain (25)."

J'évoquerai un dernier visage, celui du symbole mystique. Ici, le mot "symbole" retrouve sa force originelle, expérience de lutte à la fois dure et joyeuse, avant de se manifester en clair-obscur, comme rencontre. Le symbole naît de la vie métaphysique, de la rencontre de l'Absolu et de la contingence.

Personnellement, c'est ici, me semble-t-il, que le symbole acquiert sa plénitude de sens. Il s'inscrit dans l'histoire d'un homme, dans le devenir d'une conscience spirituelle, en route vers le Réel, qui avance par étapes (celle des "Nuits", selon Jean de la Croix). Le mouvement de la conscience est négation, renoncement, dépassement des illusions, mais en vue d'une reconnaissance de plus en plus intense de la Réalité.

O fontaine cristalline,
Si dans le miroir de tes eaux argentées
Tu me laissais voir soudain
Les yeux que sans fin je cherche
Et que je garde à l'ébauche dans mon coeur.
Jean de la Croix

Ces images symboliques traduisent ces instants du cheminement, de la "montée" jusqu'au moment où le mystique n'a plus d'autre ressource que le silence.

L'âme perd image et figure et toute distinction.
Hadewich

Il faut redire que ce symbolisme a sa source dans le Mystère absolu, c'est ce qui permet de distinguer l'expérience mystique de l'expérience esthétique. C'est l'expérience de l'Ineffable, ici, qui fonde l'expérience poétique.
* * *

De retour dans la petite ville médiévale, les cloches de nouveau carillonnent; par les rues étroites je marche vers la cathédrale mais cette fois, ce sont les paroles du poète qui me reviennent dans un dernier et grandiose symbolisme: cette pierre vivante, Violaine, la femme, "lépreuse dans la gloire" qui a su écouter et vivre et mourir dans un "juste accord".

Pierre DE CRAON - O que la pierre est belle et qu'elle est douce aux mains de l'architecte! et que le poids de son oeuvre tout ensemble est une chose juste et belle!
(...)
Avez-vous vu ma petite église de l'Epine qui est comme un brasier et un buisson de roses épanouies?
(...)
Mais Justitia que j'ai faite la dernière, Justitia ma fille est plus belle!

Anne VERCORS - J'irai y faire ex-voto de mon bâton.

Pierre DE CRAON - Elle-même est dédiée dans mon coeur, rien n'y manque plus, elle ne fait plus qu'un morceau.
Et pour le faîte,
J'ai trouvé la pierre que je cherchais, non détachée par le fer, Plus douce que l'albâtre et d'un grain plus serré que la meule.
Comme les frêles os de la petite Justitia servent de base à
mon grand édifice,
C'est ainsi qu'à son sommet en plein ciel je mettrai cette
autre Justice,
Violaine, la lépreuse dans la gloire, Violaine l'aveugle dans le
regard de tous.
Et je la représenterai les mains croisées sur la poitrine,
comme l'épi encore à demi-prisonnier de ses téguments,
Et les deux yeux bandés.

Anne VERCORS - Pourquoi les yeux bandés?

Pierre DE CRAON - Afin qu'elle écoute mieux, ne voyant pas, le bruit de la ville et des champs, et la voix de l'homme avec la voix de Dieu en même temps. Car elle est Justice en elle-même qui écoute et conçoit dans son coeur le juste accord (26). »


Notes

1. DUBY, Georges, Le temps des cathédrales, Paris, Gallimard, 1976, p. 62.

2. Cf. LE GOFF, J., Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, p. 349. "Toute société est symbolique dans la mesure où elle utilise des pratiques symboliques et où son étude peut relever d'une interprétation de type symbolique. Mais ceci est d'autant plus vrai de la société médiévale que celle-ci a renforcé la symbolique inhérente à toute société par l'application d'un système idéologique d'interprétation symbolique à la plupart de ses activités."

3. HUIZINGA, J., L'automne du Moyen Age, Paris, Petite Bibliothèque Payot, no 273, p. 211.

4. Cité par ALLARD, Guy, "La pensée symbolique au Moyen Age", dans Cahiers internationaux du symbolisme, no 3.

5. Denys l'Aéropagyte, introduit au VIIe siècle en Occident par Scot Erigène.

6. Sur cette question, cf. MARION, J.L., L'icône et la distance, Paris, Grasset, 1977, pp. 196 ss.

7. Cf. DURAND, Gilbert, L'imagination symbolique, ch. II, "La victoire des iconoclastes", Paris, P.U.F., 1964.

8. CORBIN, Henry, présente le système avicennien comme une ontologie des Intermédiaires. Les âmes célestes ou humaines, dans leur individuation même, sont le Monde de l'intermédiaire (Mundus imaginalis): "Ces Ames, exemptes des perceptions sensibles et de leurs déficiences, possèdent l'Imagination; elles sont même l'Imagination à l'état pur. Elles sont par excellence les Anges de ce monde intermédiaire où ont lieu les inspirations prophétiques et les visions théophaniques; leur monde est en propre le monde des symboles et des connaissances symboliques." L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ib'n Arabi, p. 77.

9. Affirmation d'Henri Gouhier citée par G. DURAND, op. cit.

10. Le "Monde de l'Ame" (Mundus Imaginalis) une fois disparu, c'est la fonction imaginative comme telle qui s'est trouvée désaxée, dévalorisée. On comprend l'avertissement que donnera plus tard Paracelse mettant en garde contre toute confusion de l'"Imaginatio vera", comme disaient les alchimistes, avec la "fantaisie", "cette pierre angulaire des fous". CORBIN, H., op. cit., p. 133.

11. BRÉHIER, Henri, Histoire de la philosophie, 1, 1, p. 239.

12. BRETON, André, Manifestes du surréalisme, Paris, NRF, "Idées", 1963, p. 13.

13. BACHELARD, Gaston, La poétique de l'espace, Paris, P.U.F., 1967, P. 10.

14. RICOEUR, Paul, De l'interprétation, Paris, Seuil, 1965, p. 510.

15. MARION, J.L., op. cit., p. 55.

16. BENVENISTE, E., Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 259.

17. HEIDEGGER, M., Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 13.

18. LÉVI-VALENSI, E.A., La nature de la pensée inconsciente, p. 370.

19. Sur ce caractère révélateur du visage, voir LÉVINAS, E., Totalité et infini, La Haye, 1961: "La dimension du divin s'ouvre à partir du visage humain." (p. 50).

20. HEIDECGER, M., Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 31.

21. MANIGNE, J.P., Pour une poétique de la foi, Paris, éd. du Cerf, 1969, p. 97.

22. CLAUDEL, P., Toi qui es-tu?, Paris, Gallimard, p. 50.

23. DUPLOYÉ, Pie, dans Cahiers Sainte-Jeanne, mars 1951, "L'hymne à la joie".

24. MANIGNE, J.P., op. cit., p. 150.

25. MARION, J.L., op. cit., p. 26.

26. CLAUDEL, P., L'Annonce faite à Marie (1ère version), La Pléiade, pp. 107-108.

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