Retrouver la santé en passant par Paracelse

Madeleine Préclaire

Ce serait adopter une perspective "polaire", sortir d'une vision statique, le plus souvent aristotélicienne et surtout cartésienne, mettre en valeur le fameux archétype d'Hermès Thot, l'androgyne primordial sauveur de l'ambiguïté en qui se fait la coïncidence des contraires, réintégrer de très anciennes philosophies, de très vieux savoirs, rendre enfin aux mythes et aux symboles la place qui leur revient dans une anthropologie digne de ce nom.

"Qui pourrait se dire médecin s'il ne connaît le ciel extérieur?"
Paracelse

"Il nous faut retrouver les sources."
Bachelard

"Belladone: herbe vénéneuse mais qui, prise à petite dose, peut servir de médicament". (Littré). Belladone, belladona, belle dame! À l'évocation de ce mot se réveille en nous l'odeur de ces recueils poudreux, vieilles pharmacopées, en même temps que la vision de ces innombrables bocaux bleuâtres à l'étiquette hermétique sur les étagères du vieil apothicaire de notre enfance. Mais aussi peut-être apparaît l'image de ces femmes étranges et inquiétantes des siècles d'antan qui savaient, empiriquement, doser bien des remèdes. La mode est aux sorcières! Pourquoi donc ne pas les nommer ici, au départ d'un article qui s'inscrit dans une vaste incursion dans le domaine de la santé (au risque de détourner de ces lignes le lecteur trop sage, ou trop sûr de sa science. Qu'importe!) N'étaient-elles pas, ces sorcières, en leur temps et à leur manière, des "guérisseuses" et, dans leur brûlante familiarité avec la nature, ne savaient-elles pas lire les secrets de ces mille et une plantes pour en tirer les panacées les plus bizarres, mais non moins bénéfiques, que manants, et même puissants, venaient quérir près d'elles. Il faudrait relire La sorcière de Michelet, ce beau livre qui fait frémir et qui rapporte les gestes de la fiancée du diable.

La sorcière risquait beaucoup. Personne alors ne pensait qu'appliqués extérieurement, ou pris à très faible dose, les poisons sont des remèdes. Les plantes que l'on confondait sous le nom d'herbes aux sorcières semblaient des ministres de mort. Telles, qu'on eût trouvées dans ses mains l'auraient fait croire empoisonneuse ... Elle se hasarde, cependant, va chercher la terrible plante ...

Il est certain que la plante effraie ... C'est la jusquiame ( ... ), la belladone ... qui guérit de la danse en faisant danser. Audacieuse homéopathie, qui d'abord dut effrayer, c'était la médecine à rebours.1

Pourtant, au dire de Gaston Bachelard, "ces merveilleuses "teintures" nous apportent, sagement dosées, les rares et multiples essences du monde végétal. Elles sont les sources d'une homéopathie exaltante et nous guident dans le sens de la vie accrue".2 Et François Dagognet, philosophe-médecin, élève de Bachelard, affirme que c'est à travers les remèdes les plus disparates qu'il faut chercher "et la révélation de l'organisme et surtout une rationalité en devenir"?3

Paracelse, un autre médecin, mais de la Renaissance, disait lui-même que le plus clair de son savoir provenait de ces "bonnes femmes" (c'était le nom poli qu'on donnait aux sorcières) qu'il rencontrait sur son chemin. De la belladone nous voici à Paracelse, ce médecin maudit qui brûla ces manuels dépassés servant de code à la routine médicale de son temps.

Pourquoi donc Paracelse? Voilà bien le temps de préciser le sens de notre propos. Plus que de remèdes, c'est de l'homme dont il s'agit.


L'homme défiguré

Rien ne dévoile mieux notre déchéance que le spectacle d'une pharmacie - tous les remèdes souhaitables pour chacun de nos maux, mais aucun pour notre mal essentiel, pour celui dont nulle invention humaine ne pourra nous guérir.4

Cet homme contemporain, en effet, est malade, d'aucuns diront qu'il est disparu, "mort", rendant actuelle la grande promesse de Nietzsche qui, il y a plusieurs décennies, prédisait comme imminent cet événement.

Il y a des causes à cela et déjà, du moins l'espérons-nous, des "signes avant-coureurs" d'une guérison ou d'un "retour". Des remèdes! C'est ce qu'avance, avec d'autres, Gilbert Durand, dans son dernier ouvrage: Science de l'Homme et Tradition.5

Faisant écho à la "Seconde Considération inactuelle" de Nietzsche, il dénonce "ce qu'il y a de dangereux, ce qui ronge et empoisonne la vie dans notre façon de faire la science". À savoir ces procédés réducteurs, impuissante dissection d'un cadavre à grands coups "d'expérimentalisme psychologique, de pansexualisme plus ou moins paré des plumes de la linguistique, de facteurs sociologiques dominants et contradictoires - d'analyses historique et linguistique"6 et dessine alors les traits de ce moribond, victime d'une défiguration, d'une occultation. Ainsi, oppose-t-il les thèmes de la culture moderne historique à ceux de la tradition, faisant jaillir l'antithèse de ces deux visions du monde ou, mieux, de l'homme.

Nous les connaissons bien, même si trop souvent, nous préférons le masque à la vérité et savons que toute la pédagogie de la civilisation occidentale s'est complue à séparer le monde et l'homme, le "cogito" et les "res cogitatae" dans un double souci d'angélisme et d'objectivité. "Le dualisme est la grande structure schizomorphe de l'intelligence occidentale, d'ailleurs toujours lié au totalitarisme et à l'intolérance d'une idéologie moniste et monopolisante",7 alors que le visage traditionnel, véhiculé par la philosophie occulte, n'a cessé d'être lié à l'univers et que l'unité de la Création constitue le leitmotiv de l'hermétisme. L'homme traditionnel est un anthropocosmos à qui rien de cosmique n'est étranger.

De ce dualisme fondamental, jaillissent progressivement une conscience déchirée, un savoir fragmenté, un culte de fait objectif, pour laisser aujourd'hui ce fleuve de l'absurde ou de l'absence de sens inonder cette terre vidée, silencieuse, - où nulle Parole ne retentit plus - peuplée d'êtres opaques, absents, placés au rang d'objets, n'entretenant avec autrui que des rapports extérieurs, insensés!

L'homme moderne n'est qu'un système de pensée. Pensée anonyme, collective, organisée en équipes de travail qui s'articulent entre elles pour former un immense réseau d'habitudes mentales, s'étendant, se perfectionnant dans un "réel" qu'elles s'adaptent au moins d'autant qu'elles explorent. À quelle fin? Pour inventorier les conditions du mieux-être d'une humanité moyenne, homogène bien que diverse, et dresser un ensemble de grilles directrices de son activité.8

Nous vivons, en effet, sous le signe de la quantité (signe des temps, au dire de René Guénon), du nombre, de la linéarité aplatissante, de l'unidimensionnalité. Cette déjà vieille volonté de clarté et de distinction répugne à la valeur, qu'elle soit d'ordre esthétique ou éthique. Seule vaut la pensée directe qui méprise ou méconnaît les profondeurs du symbolisme et de l'irrationnel, l'ambiguïté de la représentation, l'épaisseur des significations.

Notre science mathématique y compris, écrira Micheline Sauvage, est positive, en ce qu'elle n'admet pas que les choses aient un envers où gîterait leur vérité celée, que l'invisible derrière le visible en détienne la raison; c'est pourquoi elle ne connaît que des problèmes et point de secrets.9

Et ce modèle déterministe réducteur, au niveau du temps comme de l'espace, s'exprimera sous forme d'un enchaînement plat et linéaire ou d'un espace vide euclidien, morne vision de l'historicisme, alors que le temps qualitatif "colle" sympathiquement aux lieux et aux choses, qu'aucun déplacement n'est indifférent, que l'étendue se déploie en ilôts de "correspondances ", que l'espace se constitue en une poétique et que, pour reprendre Paracelse: "l'année d'une rose ne dure pas plus d'un demi-été"!

Ainsi le diagnostic est précisé. D'instinct, chacun de nous le sait. L'homme est en état de crise, déchiré, "aliéné". Le poète, en des mots d'une charge intense, proclame l'état d'urgence:

Dans notre société qui n'en est pas une, grégaire sans communion, agglutinante sans lien, où tout est possible mais où rien ne dure, où le passé n'est plus présent de manière organique, où les nations n'ont plus d'histoire, où la culture n'est qu'un musée, où les religions se survivent, où se caméléonisent les idéologies ... chacun sent confusément que la forme humaine était un bien commun que nous ne savons plus invoquer, donc préserver, et dont l'effritement entraîne le nôtre.10

Devant cette érosion historique de la figure de l'homme, de la dégénérescence de sa "forme", peut-on proposer un remède et espérer une guérison? Gilbert Durand le suggère, et derrière lui, en "résonance", nous dresserions bien des noms - plus officieux qu'officiels, - depuis Bachelard et Abellio, Eliade et Jung, en passant par Nerval ou von Baader, Goethe et Novalis jusqu'à Paracelse, Eckhart, Bruno et Nicolas de Cues, pour retrouver enfin le Moyen-Âge et l'image non occultée de l'homme. Véritable "avant-garde" qui dit justement la grande santé de l'homme vrai. C'est au coeur de cette pensée, nommée aujourd'hui ésotérique, que l'on découvre sans transition, avec les magies les plus délirantes, les intuitions les plus éclairantes sur l'univers. "La première tâche de l'herméneutique anthropologique doit passer par l'étude de tous ces "laissés pour compte" de la pensée occidentale officielle".11


Paracelse et le principe de similitude

"L'année d'une rose ne dure pas plus d'un demi-été."
Paracelse

Revenons donc à Paracelse. Ce médecin célèbre de la Renaissance nous offrirait peut-être la possibilité d'un remède: celui de récuser les modèles pédagogiques des sciences sociales pour voir réapparaître un "nouvel esprit anthropologique".

Paracelse est en effet une des plus curieuses aventures de l'histoire de la pensé. Esprit ouvert, inquiet, qui désire tout apprendre, mais surtout pas dans les livres (il les brûle), il refuse cette science morte des médecins à bonnet pointu, car c'est "dans le grand livre du monde", dans la vie, la nature, qu'il veut trouver sagesse. La Vie et la Nature, tels sont les grands thèmes de sa "philosophie". Il sait que cette Mère-nature dispose des "remèdes" spécifiques à toutes les maladies et qu'il faut savoir comment les employer, que le médecin a pour "seul devoir" de l'aider, d'être un allié de la vie, non son "Maître".

Cette vie exubérante, il en sent en lui les pulsations, la force. Il saisit sa "parenté" avec elle, avec le monde; c'est ainsi qu'il reprend, comme ses contemporains, la vieille doctrine de l'homme microcosme. L'homme est un petit monde, "un extrait de tout ce dont se compose la machine du monde", un microcosme, "non pas par la forme et la substance du corps, mais par toutes les forces et les vertus dont est fait le grand monde".12 L'oeuvre - de même que l'expérience médicale - de Paracelse exprime cette parfaite correspondance entre le microcosme humain et l'Univers, le macrocosme astrologique, physico-chimique, psycho-social. Lui-même est le Médicus, le "Magus", se situant au coeur de la médiation, il devient l'archée13, le nouvel Asclépios, le nouvel Hermès. Voilà où veut en venir Gilbert Durand: présenter le médecin d'Einsiedeln comme un cas typique de récurrence du vieil hermétisme.

Paracelse, médecin moderne, baigné dans l'hermétisme le plus traditionnel, est bien l'exemple ambigu le plus adéquat pour illustrer ... que l'hermétisme n'est pas resté au vestiaire des défroques démodées de la science moderne, puisque cette dernière - dans cet aspect ambigu lui aussi qu'est pour elle la médecine, science à la fois de la positivité naturelle et à la fois art anthropologique - hérite à travers tout le mouvement médical moderne d'une grande partie du Principe de Similitude.14

La thérapeutique paracelsienne serait en effet "suspendue au Principe de similitude et s'opposerait à celle de Galien qui résume en bonne partie la médecine du XVIe siècle.

La maladie, dans le galénisme, est due à un déséquilibre des humeurs, elle a une origine endogène; la thérapeutique intervient par des remèdes non spécifiques, extrêmement compliqués (telle la thériaque, remède composé d'une quarantaine de "plantes") et s'appuie sur le principe "contraria, contrarlis curantur", elle est allopathique. C'est à ces caractères que s'oppose Paracelse, les niant expérimentalement et faisant jaillir de cette expérience (Erfahrung, terme paracelsien) le fameux principe de similitude. Selon lui, la maladie est une réalité, un "Iocus morbi" et non un dérèglement endogène. L'humeur, dit-il, n'engendre aucun mal. Ce qui engendre la maladie, c'est autre chose, à savoir l'entité substantielle.15

La thérapeutique en sera alors spécifique. Chaque partie du corps a son baume particulier, sa "mumia". C'est pourquoi il faut aider la nature, intervenir le moins possible, et utiliser des remèdes simples de chaque substance.

Correspondance donc entre le mal et le remède! Enfin, Paracelse substitue, à l'allopathie galénique, l'homéopathie. Ainsi, dit G. Durand, il observe que le mercure est le prototype de l'ens substantiae, de l'entité pathogène par excellence: le mercure est un poison, il provoque paralysie, corrosion, tumeur. Cependant le poison mercurien peut devenir un remède lorsqu'on "amoindrit la vie du poison, alors il est un purgatif, sous sa forme de mercurius vitae ..., il est une jouvence efficace".16

Voilà bien le médecin "médiateur", manipulateur de la similitude. Le principe, "similis similibus curantur" n'est pas le symétrique - négatif - du "contraria contrariis". La similitude est une notion qualitative, descriptive; elle ne peut se réduire à la notion d'égalité mathématique qui n'en est qu'un cas limite. Elle procède par homologie, par un rapport de qualités, par l'extraction de l'"archée" (ou arcanum) commune et refuse l'objectivité unique comme la causalité unique. C'est ce que montre ailleurs, à propos de l'histoire, Spengler dans Déclin de l'Occident, lorsqu'il affirme que les similitudes homologiques permettent de comparer "la plastique grecque et la musique instrumentale de l'Occident, les Pyramides de la quatrième dynastie et les cathédrales gothiques, le bouddhisme hindou et le stoïcisme roman, etc.".17

Mais il n'est pas question ici de nous étendre sur les structures et les caractères du principe de similitude. Relevons simplement que Paracelse, en son temps, utilisa ce que plus tard Bachelard appellera la "philosophie du non" et qu'ainsi il opérera une révolution épistémologique en même temps qu'un "retour", véritable récurrence: le troisième hermétisme, la redécouverte d'un principe de participation à des entités-forces, principe de correspondance ou de similitude.

Plus proche de nous et venant pour ainsi dire "confirmer" ce modèle paracelsien et faire rebondir la pensée de Durand, voici l'oeuvre de François Dagognet, médecin lui aussi et philosophe par surcroît! Soulignons quelques points de cet ouvrage rigoureux, d'une lecture passionnante: La Raison et les remèdes. Et d'abord, de la suspicion, des réticences à propos du "remède causal", sourde attaque du postulat fondamental de l'objectivisme:

Comment croire à l'existence d'une thérapeutique dite causale?... En pathologie qu'est-ce que la cause, sinon une éphémère illusion du savoir? un moment d'arrêt?... La maladie concerne un ensemble de facteurs, parfois en résonance ou en cycle les uns par rapport aux autres: il n'est pas possible de les concevoir linéairement, avec au départ, un antécédant déterminant. Il est rare que l'interruption ou l'extinction d'une cause entraîne l'arrêt d'un processus morbide.18

Mais aussi - et nous sentons bien ici le philosophe sous le médecin - la description d'une conduite rationnelle à travers le cheminement sinueux de la thérapeutique de la "matière médicale", qui, dans un domaine complexe et contrasté, aboutit à la découverte d'une série d'antagonismes. Le premier, au sein de la matière elle-même, qui dit l'ambiguïté du remède, le statut contradictoriel du remède:

Le remède se met à côtoyer le poison. La pharmacologie découvre l'un à travers l'autre: le bienfaisant, en effet, se tire des herbes maudites, des épreuves ordaliques, des armes de guerre, instamment des flèches mortelles des Indiens.

et encore:

Parce que les mêmes ferments qui répandent le mal empêchent l'enkystement et donc favorisent l'entrée de la pénicilline rédemptrice, le microbe vénéneux s'expose de lui-même à ce qui l'anéantit. Le redoutable devient le bénin, le défavorable se tourne en bénéfique; c'est le toxique qui accomplit et achève la médication. Il en résulte nettement que plus le mal est mal plus il donne le bien.19

Enfin, des pages très riches consacrées à la "coincidentia oppositorum", (quel titre hermétique!) où, à travers la description des conduites remédiantes, transparaît le "surrationalisme" de la médecine moderne; analyses de médications grâce aux opposés, traitements apparemment absurdes puisqu'ils jouent des contraires:

Alors le thérapeute s'associera à l'ennemi intérieur, il empêchera ce qui gêne sa progression ... parfois même, le médecin va plus loin: il paraît directement servir le "mal" et le secourir. Il n'hésite pas devant des gestes apparemment nocifs qui amplifient ce qu'il devait corriger; à plusieurs reprises nous y aurons insisté: il donne du sucre au diabétique qui en est inondé; de l'iode à l'hyperthyroïdien; de l'alcool à l'alcoolique sevré, des principes inflammatoires à l'infecté et au fébrile.

...On achèterait la tranquillité par une soumission au démon (!) ... Ainsi un traitement à base d'opposés intègre une pluralité de vecteurs, sinon de valeurs, en vue de susciter une synthèse supérieure à un simple mélange ou à une simple addition.20


Des remèdes au remède

"Chaque homme porte en soi le Yin et le Yang."
Tao Te King

L'exemple de Paracelse, fortifié par celui de F. Dagognet, permet à G. Durand de proposer la "médecine", cette vieille science qui est aussi un art, comme "paradigme" des sciences de l'homme. Cet hermétisme médical, structuré par le Principe de similitude, pourrait-il être généralisé à l'ensemble des sciences humaines et les sortir de "ce fourvoiement sur les voies de garage de l'objectivité totalitaire du scientisme"? Ce serait adopter une perspective "polaire", sortir d'une vision statique, le plus souvent aristotélicienne et surtout cartésienne, mettre en valeur le fameux archétype d'Hermès Thot, l'androgyne primordial sauveur de l'ambiguïté en qui se fait la coïncidence des contraires, réintégrer de très anciennes philosophies, de très vieux savoirs, rendre enfin aux mythes et aux symboles la place qui leur revient dans une anthropologie digne de ce nom.

Le remède ne consisterait-il pas à reconnaître et à vivre la polarité, à retrouver cette loi de cohérence antagoniste mise en lumière aujourd'hui entre autres par Lupasco:

Toute la psychologie, normale et pathologique, toute la typologie sont à reprendre sur les bases de cette logique antagoniste des structures. Les structures morbides des névroses et des psychoses, si l'on veut bien les examiner ... dans leur énergétique interne, témoignent, en effet, de ces développements tyranniques, de ces hypertrophies des forces d'homogénéisation au des forces d'hétérogénéisation, qui enkystent la psyché ou la liquéfient, avant de la dissoudre.21

Car, précisément, la structure est polarisation, et la "destruction mentale, (individuelle, sociale ou historique) est une dépolarisation par suppression des tensions antagonistes, par "mono-polisation" homogénéisante."22 Les exemples pullulent qui démontrent que cultures autant que sociétés et même individus - ont un besoin vital d'une tension polaire qui les constitue. Ainsi, les travaux de Georges Dumézil sur La décadence de Rome montrent comment, progressivement, est disparue cette société, par "dépolarisation", c'est-à-dire par suppression de la tension antagoniste au profit d'une seule fonction, la fonction martienne. Lupasco lui-même écrira:

La structure d'une société, d'un État monolithique, quelle qu'en soit la forme.... s'achemine irrésistiblement, de par le déterminisme morbide de ses propres structures, vers sa sclérose et son anéantissement.23

Cette étude d'une réalité sociologique et historique se justifierait également lorsqu'elle vise le micro-univers qu'est l'être humain, pris individuellement. Ce "sujet anthropologique" est un noeud d'antagonismes et la "maladie", la mort mentale résultent ici encore d'un processus de monopolisation et de dépolarisation. C'est ce qu'affirme P.B. Schneider, professeur de polyclinique psychiatrique à l'Université de Lauzanne, vérifiant ainsi la thèse de Lupasco:

Que ce soit au sein de l'atome ou au coeur de notre vie psychique, il faut, pour qu'une structure existe, c'est-à-dire, pour que des parties forment un tout, des énergies antagonistes d'attraction et de répulsion, d'association et de dissociation, de liaison et de rupture ... Si l'on ne donne pas la possibilité aux antagonistes de vraiment se manifester ... la structure meurt.24

Un nihilisme mental couronne donc toujours la "monopolisation dépolarisante". C'est ce que vérifie aujourd'hui "l'Occident extrême", écrasé par des siècles de rationalisme sans cesse plus appauvrissant.

Nous pourrions évoquer, en correspondance avec cette pensée, l'oeuvre de Gaston Bachelard. Ce dernier, en effet, tout en conservant le souci d'une rationalité exigeante, a compris le malheur de l'homme moderne, enfermé dans le monde clos d'une raison étroite, dans le resserrement d'un temps morne et continu.

... Ainsi c'est toujours la même conclusion: un processus homogène n'est jamais évolutif. Seule une pluralité peut durer, peut évoluer, peut devenir. Et le devenir d'une pluralité est polymorphie comme le devenir d'une mélodie est, en dépit de toutes les simplifications, polyphone.25

Seule cette polyphonie, ce pluralisme, ou encore, écririons-nous avec Max Weber, ce "polythéisme" peut rendre l'homme heureux. "Il faut guérir l'âme souffrante ... en particulier l'âme qui souffre du temps, du spleen, par une vie rythmique, par une pensée rythmique, par une attention et un repos rythmiques". C'est dans des retrouvailles avec le cosmos, avec les choses que l'homme retrouve la santé. Vivre la polarité de la vie spirituelle, c'est vivre d'une façon rythmée. "Le rythme est la seule façon de discipliner et de préserver les énergies les plus diverses". Cette "ré-insertion" dans le concert cosmique se réalise grâce à un "médicus": l'imagination créatrice et participante, véritable "chemin" vers Siloé, le repos, le renouvellement. Ces images en effet qui nous habitent, ces innombrables constellations mythiques et symboliques qui tissent notre monde intime ne sont pas seulement des signes de situations complexuelles, mais, pour nous, des facteurs de "ré-équilibration," d'harmonie. Elles permettent cette réconciliation avec nous-mêmes comme avec le cosmos. Une authentique "Philosophie de la Nature", au sens précis du terme, permettrait alors à l'intellectualisme occidental de se délivrer des tabous obsessionnels de son éducation dépolarisante!

Pour compléter les réflexions de l'auteur de Science de l'Homme, évoquons, en terminant, les recherches de Raymond Abellio. De façon plus décisive encore, elles affirment, d'une part, la crise de l'Occident classique dont, pour ces dernières décades, la responsabilité incomberait au marxisme et à la psychanalyse freudienne, également réducteurs, puisqu'ils prétendent

... étendre aux problèmes sociaux et aux phénomènes psychiques les méthodes de décodage utilisées par la physique (classique), c'est-à-dire procéder... à des réductions arbitraires de la réalité globale et insécable en vue de dénombrements, de classifications et d'opérations "efficaces" qui ne pouvaient en fin de compte que se révéler allénants.26

D'autre part, elles soulignent que par cette révolution de la raison, qui nous fit passer de Descartes à Husserl et conquérir "l'unité d'un Moi et d'un monde transfigurés", l'Occident serait près de retrouver "par ses propres voies, qui sont celles d'une rationalité supérieure, l'enseignement fondamental de la tradition". C'est, pour Abellio, une ouverture aux symboles et aux idéogrammes les plus primitifs, recherche de "la signification ontologique de la croix, de l'énigme des hexagrammes du Yi-King, de la théogonie cachée dans l'arbre des sephiroth hébraïques", en même temps que création d'une métaphysique nouvelle.

C'est toujours, d'ailleurs, quand le rationalisme s'use en des scepticismes divers qu'Hermès revient. Alors l'homme naïvement, par "instinct de défense", pourrait-on dire, dans un sursaut ultime, se tourne vers l'astrologie, l'alchimie, toutes ces disciplines occultes par qui, confusément, il se sent concerné. Ces "vieilles" sciences constatent des couples de tensions polaires, qu'il s'agisse du Yin et du Yang, des "couleurs" des tarots, des éléments et des planètes des astrologues. Toutes ces images s'accordent avec nos âmes et en sont comme le reflet. Elles disent, en des langues concrètes, à la fois cosmiques et psychiques, cette situation antagonique, la situation de l'homme! Elles disent surtout "ce face à face de l'homme et du cosmos, mais face d'un cosmos, sauvée, façonnée par la face de l'homme qu'il reflète et qui est son homologue".27

Bella dona ... Paracelse ... Hermès. Mots-images qui renvoient à un monde à la fois secret et mythique que, trop longtemps, l'Occident a considéré avec méfiance ou mépris. Mots-clés cependant qui ouvrent sur des intuitions profondes qui seules pourront permettre de sortir des impasses dans lesquelles l'homme occidental s'est laissé emprisonner, car "c'est le poète ou le sorcier qui demeure, c'est le savant qui vieillit"; mots-clés qui ont permis à G. Durand, par le biais de la plus ancienne des sciences humaines, la médecine, et grâce au vieux principe de l'hermétisme, de retrouver l'Homme, sa figure, ses rythmes, son sens.

Volontiers donc, imitant le geste de Socrate, nous brûlerions un coq à Asclépios, pour que ce dieu "guérisseur" fasse se lever une nouvelle "aurore", une "autre" lumière et rende à l'homme cette "santé", cette vérité, fruit d'un nouvel esprit anthropologique, celui qui affirme que les sciences de l'esprit, de l'homme, sont régies par les principes de l'homologie plutôt que par ceux du déterminisme. »


Notes

1. Michelet, Jules, La Sorcière, Didier, 1952, 109 ss.
2. Bachelard, Gaston, La dialectique de la durée, P.U.F., 1963, p. 136.
3. Dagognet, François , La raison et les remèdes, P.U.F. 1964, p. 4.
4. Cioran, E.M., Le Vide, Hermès, 6, p. 266.
5. Durand, Gilbert, Science de l'Homme et Tradition. Le Nouvel Esprit anthropologique. Tête de feuilles, Paris, Sirac, 1975.
6. G. Durand, op. cit., p. 1.
7. Ibid., p. 34.
8. Emmanuel, Pierre, La face humaine, Paris, Seuil, 1965, p. 208.
9. Sauvage, M., L'aventure philosophique, Buchet-Chastel, 1966, p. 3t.
10. ?
11. P. Emmanuel, op. cit., p. 209. Il G. Durand, op. cit., p. 32.
12. Paracelse, Astronomîa magna, XIII, 43.
13. Archée. La puissance qui indique à chaque chose sa nature, sépare chaque chose d'une autre, donne à chacune la graine qui lui convient.
14. G. Durand, op. cit., p. 172.
15. G. Durand, op. cit., p. 173.
16. Ibid., p. 175.
17. Idem. Voilà peut-être de quoi faire réfléchir professeurs et étudiants oublieux du passé; de quoi rajeunir aussi bien des pédagogies.
18. F. Dagognet, op. cit., p. 323.
19. Ibid., p. 217.
20. Ibid., p. 321, 198.
21. Lupasco, S., Ou'est-ce qu'une structure?, Christian Bourgeois Éditeur, 1967, p. 3.
22. Cf. l'article de Gilbert Durand dans Eranos Jahrbuch, 1973.
23. S. Lupasco, op. cit., p. 38.
24. Cité par Lupasco, op. cit., p. 33.
25.G. Bachelard, La dialectique de la durée, p. 123.
26. Abellio, R., La fin de l'ésotérisme, p. 73.
27. G. Durand, dans Eranos Jahrbuch, op. cit., p. 293.

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