Grèce antique: le sport et la paideia

DANS LES LOIS, Platon affirmait que le but suprême est pour l'homme libre, qui ne saurait s'adonner à la pratique d'un métier ou aux travaux agricoles, «de vivre toute sa vie en s'amusant de certains amusements bien déterminés». Si le citoyen libre se doit de se préparer à défendre sa cité, une telle préparation ne saurait toutefois être considérée la «chose la plus sérieuse». «C'est en s'amusant aux amusements les plus beaux possibles que tout homme et toute femme doivent passer leur vie.» Par le jeu, l'homme jouant à la façon des dieux qui mènent une vie heureuse, harmonieuse et joyeuse, se divinise. L'historien Jacques Ulmann, qui cite ce passage dans son ouvrage De la gymnastique aux sport modernes1, estime qu'on ne force pas la pensée platonicienne en voyant dans le jeu l'accomplissement de la nature humaine.
Les Grecs ne furent pas les premiers à avoir mêlé jeux et rites sacrés. Mais alors que, sous d'autres cieux, le jeu ne permettait de se rapprocher des dieux que dans la mesure où il était associé au culte, chez les Grecs, le jeu, loin d'être réservé aux compétitions sacrées qui se déroulaient, comme celles d'Olympie, à l'ombre de la demeure des dieux, se pratiquait dans les gymnases et les stades, faisant ainsi pénétrer dans l'existence quotidienne le sentiment de goûter à une part du bonheur réservé aux dieux.

L'âme et le corps sont encore, dans la pensée grecque ancienne, indissociés: la force et la beauté qu'acquiert l'athlète par la gymnastique participent autant que la bonté ou la qualité de l'âme à l'atteinte de l'aretè, idéal aristocratique qui constitue le fondement de la paideia, la formation de l'homme grec inspirée des valeurs chevaleresques de l'antique aristocratie. Chez l'athlète, soutient Ulmann, l'idéal humain s'accomplit lorsque celui-ci «trouve l'harmonie corporelle qui exprime en l'âme de l'homme celle du Cosmos». Chez le philosophe, ce même idéal se réalise lorsque «maître de son corps, il médite dans la joie». Pour Platon, ce n'est pas faire honneur au corps que de le cultiver pour lui-même, en développant sa beauté, sa force ou son agileté. Du microcosme au macrocosme, du plus petit au plus grand, il y a une continuité dans la pensée grecque qui fait défaut dans notre culture: c'est parce que «le rapport de ce corps à son âme reproduit le rapport du Corps du Monde à l'Âme du monde» que l'homme doit en prendre soin. Il faut recourir au concept de kalokagathia, dont Marrou fait état, pour saisir ce rapport intime. Kalokagathia signifie, quel que soit le contexte, beauté ou bonté, «le fait d'être un homme bel et bon». Avant que l'éducation grecque ne devienne, comme la nôtre, une culture de l'esprit, il y avait là anciennement un aspect moral, et c'est «dans et par le sport qu'il se réalise». Le kalos kagathos, c'est avant tout le sportif. Et «autant que le caractère, ce que cette éducation vise à former, c'est le corps».
À cette complémentarité de l'éducation de l'âme et de celle du corps, s'ajoute la conception de la finitude des choses. Chez les Anciens, sa nature étant déterminée, l'homme était confronté à une sorte d'intemporalité qui l'obligeait à reconnaître des limites. Il ne pouvait que se rapprocher ou s'éloigner de cet état de perfection qu'incarnaient les dieux. Par contraste, le record, dans le sport moderne, n'est qu'une limite qui appelle un dépassement, il n'est qu'un jalon dans la route de l'homme vers l'avant. L'éternité n'est plus le fait de la fixité des choses dans leur perfection; l'éternité n'est qu'une succession de bornes kilométriques le long d'une route qui conduit au seul terme que l'on puisse envisager: le corps devenu immortel grâce au progrès scientifique.
Note
1. Voir la bibliographie plus loin pour les références aux ouvrages cités.