Coubertin: l'autonomie par le sport
On ne refera ici ni l'histoire de la restauration des Jeux olympiques, ni le procès de l'olympisme et de ses dérives politiques ou économiques. Nous nous efforcerons de faire ressortir un côté moins connu du «coubertinisme», celui qu'ont tenté de mettre en lumière Louis Callebat et Pierre-Yves Boulonge dans leurs biographies respectives de Coubertin. Le seul principe qui permet de déceler une continuité à travers l'oeuvre de Coubertin est celui de l'autonomie, autonomie des individus, autonomie des institutions. À travers ce principe directeur, on peut établir que sa compréhension de la pédagogie arnoldienne n'était pas si superficielle que certains auteurs ont pu le laisser croire.
Coubertin avait fréquenté dans sa jeunesse l'École des Sciences politiques, fondée avec l'appui de Taine, par Edmond Boutmy en 1872. Le corps professoral était formé de maîtres venus des horizons les plus divers, le plus souvent étrangers aux milieux académiques, et choisis «sans aucune condition de grade ou d'agrégation» parmi les penseurs les plus réputés. Il y eut pour maîtres, Albert Sorel, Alexandre Ribot, Boutmy, les Leroy-Beaulieu. On pratiquait déjà à l'époque l'approche transdisciplinaire: ainsi, Boutmy, critique littéraire et autrefois professeur d'architecture, enseignait l'histoire constitutionnelle comparée. Coubertin développe au contact de ces professeurs une totale indépendance d'esprit à l'égard des dogmes, des doctrines. Il apprend que l'esprit doit se forger ses propres outils pour pouvoir arpenter le monde et s'y tailler une place.
L'influence de Tocqueville se traduit chez lui en une attitude critique à l'égard de l'emprise toute puissante de l'État moderne. Il adhère aux Unions de la Paix sociale, groupement fondé en 1871 par Frédéric Le Play, qui vise à propager les idées de décentralisation et le culte de l'initiative privée de l'individu opposée à l'action de l'État. Libéralisme économique, self-government et décentralisation administrative, indépendance et responsabilité intellectuelles sont les principes qui guident l'action de Coubertin.
L'antique préjugé contre le sport est le même que celui qui condamne le travail manuel. À la jeunesse française, il cite l'exemple de saint Benoît de Nursie, fondateur des bénédictins. «C'est à saint Benoît, dit-il, qu'il faut se rapporter pour trouver la formule applicable à l'époque présente. En obligeant ses moines à manier l'outil une partie du jour et à mener le travail des bras concuremment à celui de l'esprit, saint Benoît visait à préparer une élite de "regénérateurs de la vie".» Au sport, encore plus que le travail manuel, il faut consacrer cette partie du jour que l'homme doit reprendre au travail de l'esprit, à cet «intellectualisme inopérant » inculqué dans les écoles françaises. Par le sport, on favorisera «l'opération du bronzage moral par le bronzage physique, du bronzage de l'âme par le bronzage du corps. » Comme chez Arnold, la vertu doit savoir montrer les poings : le sport exigera la «liberté de l'excès». On développera l'autonomie du jeune en «abandonnant au collégien le gouvernement de ses propres jeux sans restrictions et avec toutes ses conséquences ».
Entre hellénisme et «animalisme»–nombreux étaient ceux qui attendaient avec Spencer la naissance grâce au sport d'une «race de pur sang humain»–, son cœur balance. Il admire l'équilibre et la beauté de la civilisation qui a produit les Jeux olympiques. Mais il sait le pouvoir de la science et la tentation de la mettre au service de la performance sportive. L'anthropométrie médicale qui préside déjà à son époque à la préparation des athlètes d'élite lui apparaît comme un mal nécessaire. On connait la formule célèbre: «Pour que cent se livrent à la culture physique... il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes.»
La conception de la doctrine et des institutions olympiques demeure sans doute le plus grand accomplissement de Coubertin. Se méfiant des États tout-puissants, il confie aux cités la responsabilité de ces grandes fêtes solennelles du sport où l'on célèbre «une religion, un culte, un essor passionnel susceptible d'aller du jeu à l'héroïsme ». Car la caractéristique essentielle de l'olympisme moderne est d'être une religion. «En ciselant son corps par l'exercice comme le fait un sculpteur d'une statue, l'athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau.» Au culte de Zeus, il substitue celui de l'internationalisme et de la démocratie, termes au seuil desquels s'arrête désormais l'histoire. Religion nouvelle qui unit, selon l'historien Guglielmo Ferrero, le sens esthétique des Grecs, la pudeur laissée en héritage par le christianisme, l'esprit pratique et actif de l'époque moderne. Il faut voir, avec Jacques Ulmann dans la religio athletæ olympique la «transposition moderne et laïcisée de la vieille conception platonicienne qui faisait de l'homme jouant, l'émule des Dieux.»