Le bonheur et l'illusion
Pour que le bonheur ne soit plus une illusion, il faut nécessairement le lier à quelque chose de durable dans l'espace et le temps; au Souverain Bien par exemple - lequel se réfléchit dans la vertu. D'ailleurs, nul n'ignore à quel point «le bonheur requiert à la fois une vertu parfaite et une vie menée à son terme». Mais définir le bonheur par rapport à la vertu, à la recherche du bien et du bon peut être source d'illusion. Et cela d'autant plus que pour consacrer sa vie au bon et au bien, en vue du bonheur, encore faut-il savoir en quoi consiste le bon, le bien, le juste, l'injuste, etc. Or, si «rien n'est ni beau ni laid, ni juste ni injuste et, pareillement au sujet de toutes choses, que rien n'est en vérité, car chaque chose n'est pas plutôt ceci que cela»; force est d'admettre que «l'apparence est partout où elle se présente». Autrement dit, en raison de l'isosthénie des raisons contraire, il faut s'exercer à parvenir à l'adiaphorie la plus absolue et la plus radicale. Adiaphorie qui se réfléchit dans une triple attitude face à la vie: aphasie, ataraxie et apathie. Mais là encore, cette quête du bonheur est illusoire, et cela en un double sens. En effet, non seulement, en voulant mettre un terme aux illusions des sens, les sceptiques tombent-ils dans le piège de l'illusion de la raison qui leur fait prendre un anti-bonheur pour le bonheur en soi. Mais en plus, une telle quête du bonheur laisse supposer que ce dernier dépend de nous. Or si l'on remonte à la définition même du bonheur, on s'aperçoit que ce terme est dérivé du latin «augurium», qui signifie «chance», «augure». Le bonheur ne dépendrait donc que du hasard, de la chance, se réfléchissant ainsi dans une sorte de fatalité.
Mais l'homme veut et cherche, de manière irrépressible, à maîtriser son destin; et par là même, c'est-à-dire dans sa quête effrénée du bonheur, quête du Graal au demeurant, il donne un sens à sa vie. Le bonheur comme illusion n'est donc rien de moins que sa raison de vivre, le fondement de sa puissance à persévérer dans son être. L'illusion consiste donc pour l'homme à prendre ses «désirs pour des réalités». Il se ment à lui-même parce qu'il a besoin de cette illusion pour vivre. Cette illusion est, ontologiquement parlant, la téléologie intrinsèque de toute existence. Comme le faisait d'ailleurs très justement remarquer Kant, «ordonner à chacun de chercher à se rendre heureux serait une tâche insensée, car on ne commande jamais à quelqu'un ce que de lui-même il veut inévitablement». Concept de bonheur subjectif et empirique que Kant reproche aux épicuriens d'avoir confondu avec la vertu. Cette recherche du bonheur ne peut être en effet que variable, divergente d'un individu à l'autre, pour ne pas dire contradictoire.
Afin que le bonheur soit définissable et applicable par et pour tous universellement, il faudrait que les hommes soient capables de s'accorder sur une loi morale universelle, seule capable de fonder la moralité. Or pour réaliser cette condition, il faut d'une part que l'homme, être désirant par essence, soit capable de refréner ses pulsions, de maîtriser ses désirs, d'orienter ses inclinations, voire de faire abstraction de tous ses penchants sensibles qui risquent à chaque instant de le détourner de la loi morale. Mais à supposer même qu'il y parvienne, c'est-à-dire qu'il sorte vainqueur de cette lutte opposant passion et raison, et par suite soit capable de ne vivre qu'en conformité avec la loi morale, il serait alors en droit d'exiger un certain bénéfice. Or rien n'assure l'individu capable d'une telle abnégation qu'il sera récompensé en retour. En effet, «l'être raisonnable, qui agit dans le monde, n'est pas cependant en même temps cause du monde et de la nature elle-même». Autrement dit, puisque la volonté morale ne gouverne ni l'ordre réel du monde, ni celui de la nature, le bonheur, supposé et recherché, n'est qu'un postulat de la raison pratique. Cette idée, ou idéal, de bonheur, qui n'est peut-être qu'une construction de la raison n'en est pas moins une construction nécessaire, condition sine qua non de la raison d'espérer dans l'homme.
Pour résoudre toutes ces difficultés, Kant en vient à affirmer que la raison doit postuler le souverain Bien, c'est-à-dire espérer que la loi morale universelle vise réellement un Bien qui, s'il ne se réalise pas ici-bas, permet cependant un progrès moral indéfini et assure la réconciliation dans la vertu et une certaine forme de bonheur, dans un autre monde que celui-ci. C'est donc une fois de plus le désir inscrit dans l'homme de croire en une vie bienheureuse hic et nunc ou dans un in illo tempore différé qui le pousse à forger de tels concepts. L'homme a besoin de donner un sens à sa vie et c'est la raison pour laquelle ce bonheur en tant qu'«idéal de l'imagination» lui est nécessaire. L'idée de bonheur repose donc sur un postulat de la raison pratique, mais postulat indispensable dans la mesure où «le postulat de la possibilité du souverain bien dérivé (du meilleur monde) est en même temps le postulat de la réalité d'un souverain bien primitif, à savoir de l'existence de Dieu». Mutatis mutandis, nous pourrions penser au bonheur compris comme erreur des sens, tel qu'il est exposé par Platon au livre X de la République. Mais bien plus qu'une simple illusion, le bonheur apparaît ici comme un idéal de l'imagination; il revêt une force insoupçonnée. Contrairement à l'opinion qui veut que l'on condamne non seulement le fruit de l'illusion mais aussi celui de l'imagination, il nous faut leur reconnaître une certaine positivité.
Imaginez un instant toutes nos illusions disparues, notre imagination anéantie; non seulement le monde nous paraîtrait bien terne - c'est un euphémisme - mais c'est notre raison de vivre, sinon nos raisons d'espérer qui auraient disparu avec elles. L'imagination, contrairement à ce que l'on répète souvent, n'est pas source de chimères mais «reine des facultés» . Elle est avant tout créatrice. Le bonheur est certes une illusion, mais une illusion sans cesse dépassée, indéfiniment renouvelée; de sorte qu'il se trouve à la fois en deçà et au-delà de l'illusion, de l'imagination et de la raison. Le bonheur comme idéal, non pas de la raison, mais de l'imagination, est non seulement source de dépassement du hic et nunc mais aussi et surtout projection. C'est d'ailleurs ce bonheur tant désiré, fruit de l'imagination, qui permet à l'homme de forger des projets, c'est-à-dire d'élaborer la projection imaginaire d'un but à atteindre, celui d'être heureux: «tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu'ils y emploient» . Cette quête du bonheur est donc universelle.
Mais justement dans la mesure où chacun possède sa propre idée du bonheur, il semble nécessaire de se demander dans quelle mesure toutes les conceptions subjectives, tant singulières qu'individuelles, du bonheur, peuvent se trouver subsumées sous un concept objectif. L'un nous dit qu'il «faut avoir tous les désirs, pouvoir les satisfaire, y trouver du plaisir; en cela consiste le bonheur» , l'autre que «le bonheur est la satisfaction de toutes nos inclinations, tant en extension, c'est-à-dire en multiplicité, qu'en intensité, c'est-à-dire en degré, et en protension, c'est-à-dire en durée» . Mais si tel est le cas, alors force est d'admettre que le bonheur général n'est autre que la somme des bonheurs individuels. Sans doute est-ce utopique de penser en ces termes. Cela reviendrait en effet à additionner le divers, la multiplicité des bonheurs divergents, voire contradictoires, afin d'obtenir un bonheur unique, identique pour tous, et par suite universel.
Pour que le bonheur ainsi entendu soit possible, il faudrait soit que tous les désirs individuels soient identiques, c'est-à-dire non seulement qu'ils convergent vers une même fin, mais aussi emploient les mêmes moyens; soit que l'on confie à un seul homme la lourde, très lourde tâche, de réaliser le bonheur de tous. Les bonheurs sont effet divergents et contradictoires, ils sont source de conflits. Comment donc concilier des bonheurs particuliers, multiples, divergents, contradictoires. Il suffit, selon J. Bentham, de les laisser s'affronter librement, pacifiquement, sur des marchés réglés, pour que des négociations et des arbitrages sans nombre les conduisent à des équilibres momentanées, que l'on peut convenir d'appeler «bonheurs moyens». Mais nous ne saurions nous satisfaire d'une telle solution; la résolution du problème passe alors peut-être par un pacte d'Association. En effet, dans le premier cas, en additionnant ainsi les bonheurs individuels de manière à obtenir un bonheur général, on n'obtient qu'une suite d'éléments juxtaposés les uns aux autres, irréductibles à toute forme d'unité et d'unicité. Il n'y a qu'agrégation de bonheurs individuels et singuliers, et non bonheur général. Pour obtenir un tel bonheur, c'est-à-dire commun à tous, il faut qu'il y ait association. C'est du moins ce que le Contrat Social se proposait de réaliser. De l'association seule, peut naître le bonheur général, car seule l'idée d'association suppose que les individus ne sont pas simplement rassemblés, mais bien unis. En renonçant à sa propre singularité au profit de tous, chacun se retrouve dans la grande idée du Tout; il se constitue une sorte de «personne morale» distincte des personnes physiques qui la composent, tout en gardant une volonté propre. Cette association se trouve d'ailleurs au fondement d'une entité nouvelle: le «bonheur public» opposé au «bonheur privé». Cependant, pour que ce bonheur se réalise, il faut que la réalisation en soit confiée à une personne. C'est du reste le rôle essentiel du législateur que de chercher l'utilité, c'est-à-dire «le plus grand bonheur du plus grand nombre». L'arithmétique des bonheurs est-elle alors possible? L'intérêt commun n'est-il que la somme algébrique des intérêts particuliers? La recherche du bonheur ne serait-elle donc plus utopique?
Pourtant, le bonheur commun ne saurait être confondu avec le bonheur général. En effet, le bonheur commun est un bonheur singulier, concret, placé par chacun en tête de son bonheur particulier. Ainsi non seulement bonheur particulier et bonheur commun ne s'excluent-ils pas l'un l'autre, mais le bonheur particulier ne peut être réalisé que si et seulement si le bonheur commun l'est d'abord. Autrement dit, les citoyens ne cherchent à réaliser le bonheur commun que parce qu'il est la condition de possibilité de leur bonheur particulier, sauf à supposer un dévouement pur, qui est psychiquement impossible. Pourtant, ce bonheur commun, autant que le bonheur général, est utopique. En effet, il suffit que les citoyens ne correspondent pas à l'idéal attendu, pour qu'ils soient incapables de percevoir et de réaliser le bonheur général. De plus, le bonheur ne saurait être imposé par un seul homme à tous, qu'elles qu'en fussent les conditions préalables. Et cela dans la mesure où «le gouvernement arbitraire d'un prince juste et éclairé est toujours mauvais» . En effet, même éclairé, sage et vertueux, le despotisme s'avère toujours néfaste et cela en tant qu'il est arbitraire. «Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions: elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, respecter, servir son successeur quel qu'il soit, méchant ou stupide». De plus, «il enlève au peuple le droit de se libérer, de vouloir ou ne vouloir pas» . Autrement dit, le bonheur, aussi nécessaire soit-il à l'homme, lorsqu'il est octroyé par un seul à tous, n'est autre qu'un esclavage déguisé. In fine, il tue l'esprit aussi bien critique que démocratique; il peut même aller jusqu'à devenir un outil de consentement à la domination. Ainsi, lorsqu'il s'agit de confier à l'État la charge du bonheur de chacun, notamment à travers le bonheur commun, on peut penser qu'il s'agit d'une utopie, voire d'une utopie dangereuse en ce qu'elle méconnaît la liberté et la singularité de chaque être. Et pourtant, il n'en demeure pas moins que l'aspiration au bonheur est non seulement légitime mais aussi - toute utopique qu'elle est - condition du progrès moral de l'humanité.
Autrement dit, que le bonheur soit une illusion c'est certain, qu'on lui assigne pour but la vertu ou le Souverain Bien est moins important que de prendre conscience qu'il n'est pas - même en tant qu'idéal de l'imagination ou utopie - rêve éveillé rendant manifeste la passivité et/ou l'impuissance de l'individu; au contraire, il accroît notre puissance: celle d'être heureux ou de rendre l'autre heureux. Le «je» n'existe en effet que parce qu'il y a de l'autre en moi et pour moi. «Je» n'est «je» que pour et par l'autre; de même que «mon bonheur», qui se reflète dans mon regard, se réfléchit dans le regard de l'autre sur moi, dans le pour-autrui. Il faut donc pour qu'il y ait un bonheur digne de ce nom, que celui-ci se manifeste non pas dans la satisfaction immédiate d'une pulsion individuelle, singulière et passagère, mais dans la recherche du bonheur pour autrui. Le bonheur comme illusion n'est pas seulement source d'erreurs, comme on se plaît trop souvent à le répéter, mais aussi et surtout désir de réalisation. Désir de réalisation de bonheur pour moi et pour autrui. Peut-être est-il un idéal de l'imagination, sans doute aussi utopique et uchronique; il n'est qu'un leurre, mais un leurre que l'humanité se doit de transformer en réalité. Le bonheur ne doit pas être seulement la manifestation d'un en-soi-pour-soi, mais d'un en-soi-pour-autrui. Ce n'est d'ailleurs sans doute qu'à cette condition que l'on pourra faire passer le bonheur du mythe à la réalité.