Chronique

Les coulisses d'un discours

Nicolas Bourdon

Il s’agit d’un discours marquant dans l’histoire du Québec : celui qu’Henri Bourassa prononça le 10 septembre 1910 depuis la chaire de l’église Notre-Dame de Montréal, pour la défense et l’illustration de la langue française. Un autre de ces tableaux historiques dont Nicolas Bourdon a le secret.

Montréal (centre-ville),10 septembre 1910

« You’ll see a man in front of the King-Edward dock. He will be dressed simply : black pants and a black jacket. He will be singing À la claire fontaine. You’ll give him the money. Eight o’clock precisely. Don’t make him wait ! » lui dit le majordome. Il lui parlait toujours anglais, même si leur langue maternelle à tous deux était le français.

Avant de partir, il put apercevoir lord Nelson faire les cent pas dans le salon ; il avait un petit sourire nerveux. À partir de quelques bribes de conversation qu’il avait entendues, il avait compris qu’il attendait quelque chose, quelque chose d’important.  

Il était à l’emploi de lord Nelson depuis deux ans déjà, mais ce dernier ne lui avait jamais parlé. Il ne parlait qu’au majordome. De ce qu’il pouvait en déduire, lord Nelson imaginait un plan général et laissait son majordome se débrouiller seul avec les détails, détails dans lesquels il y avait parfois un peu de boue, un peu de saleté. Il y avait bien des ministres, des avocats, des hommes d’affaire qui visitaient lord Nelson. Beaucoup de conversations se déroulaient au vu et au su de tous et même parfois avec une bruyante ostentation. Toutefois, certaines conversations demeuraient en coulisses.  

Officiellement, il était jardinier, mais officieusement il était un homme à tout faire. Il avait un physique de lutteur et n’avait pas peur de s’occuper de certaines besognes dont le majordome lui parlait discrètement, à demi-mot. C’étaient elles, il le devinait, à qui il devait son salaire somme toute considérable bien plus qu’à son travail de jardinier.   

Il marcha d’un bon pas vers l’est. Il quitta bientôt l’atmosphère bucolique de l’opulente demeure victorienne adossée aux flancs du Mont Royal. Là, les arbres avaient commencé à prendre des couleurs et les pommiers dont il avait la charge ployaient sous le poids de leurs fruits.

Il descendit la rue Saint-Urbain. Au croisement de la rue Saint-Jacques, il rencontra une foule dense et bruyante qui convergeait vers l’église Notre-Dame. Il avait marché rapidement ; il n’était pas même 19 h 30. Il suivit la foule, réussit à trouver le bénitier à l’entrée en jouant du coude, y trempa ses doigts, se signa, entra, fit une génuflexion devant le magnifique choeur, se fraya un chemin parmi les spectateurs et bouscula un homme, qu’il faillit renverser, pour avoir une place devant la nef.

Il réussit à voir l’orateur. Il ne connaissait pas son nom, mais il avait déjà vu cet homme dans le journal. « C’est qui ? demanda-t-il à un homme près de lui. - Henri Bourassa ! » lui dit ce dernier avec une moue de dédain devant cet idiot qui ne connaissait pas ce grand personnage.

Le discours venait tout juste de commencer. Il comprenait que l’orateur exprimait son respect, et même une certaine soumission, à l’égard des sommités présentes. À la première rangée, il y avait des cardinaux et des évêques reconnaissables à leurs mosettes de couleur rouge et pourpre.

Henri Bourassa louangeait particulièrement Monseigneur Bourne, cardinal et primat de l’Église catholique d’Angleterre, qu’il appelait « Éminence ». Seulement, la foule n’était pas dupe. La voix de l’orateur n’avait pas atteint sa pleine puissance. À une certaine réserve, à une certaine retenue de Bourassa, on comprenait qu’il y allait avoir un « mais » et que ce « mais » opérerait une rupture dans le discours. L’orateur allait attaquer le vif du sujet, il allait quitter le territoire un peu hypocrite des lieux communs pour parler avec son cœur. Il comprit rapidement que Monseigneur Bourne avait proposé que l’église catholique d’Amérique du Nord, y compris celle du Québec, adopte l’anglais pour attirer plus de fidèles.    

Déjà, le discours commençait à se « réchauffer » : Henri Bourassa estimait que la religion devait imprégner toutes les sphères de l’existence y compris le monde du travail. Il parlait d’ailleurs de Léon XIII comme du « pape des ouvriers » et de Jésus comme du « fils du charpentier ». Tous étaient d’accord : la religion ne devait pas demeurer une affaire privée, mais l’orateur y allait soudainement d’une saillie : « la foi catholique peut non seulement sauvegarder les droits de la conscience, mais encore s’allier fructueusement à toutes les organisations modernes qui permettent au travail de se protéger contre la tyrannie du capital » dit-il en haussant la voix.

On entendit fuser des « bravo ! » et des « hourrah ! ». On applaudit surtout à l’arrière de l’église. C’est alors qu’il s’aperçut que la foule était bigarrée. Les dignitaires occupaient les premières rangées, ensuite venaient les bourgeois ; les places debout et les bancs les plus éloignés du chœur étaient occupés par des ouvriers comme lui. On les reconnaissait à leurs habits élimés et à leurs visages rudes et burinés. Ceux-là applaudissaient furieusement ; il put voir un des dignitaires se retourner, l’air agacé.

Puis vint un premier « avertissement », une première « salve » ; la voix de l’orateur s’éleva jusqu’à étouffer tout le tumulte de la foule : « Cette terre n’est anglaise aujourd’hui que parce que les catholiques l’ont défendue contre les armes en révolte des anglo-protestants des colonies américaines. » Bruyants applaudissement et même quelques rires. « Vlan dans les dents ! » s’écria un homme près de lui.

Puis, il y eut un long concedo : Henri Bourassa promettait aux Anglais et aux Irlandais catholiques qu’ils pourraient toujours pratiquer leur religion en anglais au Québec. L’orateur fit une longue pause ; la foule retint son souffle puis il y eut un « mais », le « mais » tant attendu !

« Mais en même temps, permettez-moi – permettez-moi, Éminence, de revendiquer le même droit pour mes compatriotes. » Il y eut un tonnerre d’applaudissement. Il applaudissait lui-même à s’en faire mal aux mains !

Il y eut encore un bref concedo puis Bourassa porta un grand coup : « Oui, quand le Christ était attaqué par les Iroquois, quand le Christ était renié par les Anglais, quand le Christ était combattu par tout le monde, nous l’avons confessé et nous l’avons confessé dans notre langue. »

Qu’avait-il dit ? La foule, dubitative, avant d’applaudir, s’observa. C’était inouï ! Tout en demeurant très poli, Bourassa venait de gifler son Éminence Monseigneur Bourne. Les Canadiens anglais étaient supérieurs ; ils se voyaient ainsi et les Canadiens français eux-mêmes le pensaient : ils étaient un peuple inférieur. Bourassa opérait une véritable révolution ! Alors que les Anglais avaient renié le Christ pour embrasser la foi protestante, les Canadiens français étaient un modèle de courage et de fidélité. Il s’aperçut que ses yeux s’embuaient. Autour de lui, on pleurait.

Bourassa énuméra ensuite les nombreuses réussites de la religion catholique en Amérique : couvents, hôpitaux, écoles, séminaires, communautés religieuses, puis ce fut l’apothéose : « "Mais, dira-t-on, vous n’êtes qu’une poignée ; vous êtes fatalement destinés à disparaître ; pourquoi vous obstinez dans la lutte ?" Nous ne sommes qu’une poignée, c’est vrai ; mais ce n’est pas à l’école du Christ que j’ai appris à compter le droit et les forces morales d’après le nombre et par les richesses. Nous ne sommes qu’une poignée, c’est vrai ; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous avons le droit de vivre. Douze apôtres, méprisés en leur temps par tout ce qu’il y avait de riche, d’influent et d’instruit, ont conquis le monde. »

La foule était en délire. Ce peuple n’allait jamais mourir ! C’était un peuple miraculeux qui surmontait tous les défis, tous les obstacles, toutes les misères. L’Église catholique avait bâti ses fondations au Québec, mais ses racines s’étendaient loin dans l’Ouest canadien et, au sud, dans de nombreux États américains. Il avait lui-même un frère et un cousin au New Hampshire. On se demandait toujours si ces Canadiens français allaient disparaître, perdre leur religion et leur langue. On les voyait aux Fêtes et parfois à la Saint-Jean Baptiste, mais viendrait-il un jour où on ne les verrait plus ? Voici un homme qui répondait « Non ! » de sa puissante voix. Non ! Le peuple canadien-français, béni de Dieu, ne s’éteindrait jamais.

Tous voulaient suivre l’orateur sur les hautes cimes de l’idéal ! On se sentait  pénétré par un courage invincible et, dans cette superbe église, sous l’impulsion de cet homme mystique qui était un modèle de sainteté, on était prêt à se sacrifier pour le bien de la nation canadienne-française ! Il se jeta dans les bras de l’homme qu’il avait bousculé en entrant et l’étreignit comme s’il eût été son frère. Autour de lui, on pleurait, on s’embrassait, on applaudissait à tout rompre. 

Cependant, il s’aperçut qu’il était 20 h. Il eut toute la misère du monde à sortir de l’église. Pendant le discours, la foule avait continué à grossir : elle occupait maintenant tout le parvis de l’église et toute la largeur de la rue Notre-Dame. Aux prix de bousculades qui faillirent dégénérer en rixes, il réussit néanmoins à s’en extraire et il descendit à toute vitesse la rue Saint-Sulpice. Il sentit bientôt une forte odeur de charbon. Devant ses yeux s’étalait maintenant un paysage industriel : un chemin de fer, des entrepôts et un énorme silo à grain dont la silhouette dominait tout le port.

Un bateau à vapeur s’approchait du quai avec d’infinies précautions. Sinon, tout était calme et désert. Seul un homme marchait en chantonnant la chanson convenue. Il avait l’air d’un touriste émerveillé par la magnificence du port de Montréal. C’était bien là l’homme du Parti libéral. Lorsqu’il s’en approcha pour lui remettre l’argent, l’homme grimaça et s’avança d’un mouvement brusque comme un fauve qui attaque. « Tu n’aurais pas pu te dépêcher ? Ça fait une demi-heure que j’attends ! » Il prit l’argent puis s’en alla d’un pas nonchalant.

Il revint à la demeure de lord Nelson et dit au majordome que tout s’était passé comme prévu. Il trouva lord Nelson dans son salon. Ses mains étaient posées sur ses hanches ; il avait l’attitude d’un homme satisfait de son travail. 

« Come you all. I can now compete with Ross’ Rembrandt and Angus’ Constable. Come ! Come ! » Tous les domestiques, y compris la cuisinière, se regroupèrent dans le salon. Que se passait-il ? Ils avaient tous l’air ébahi de gens qu’on a réveillés en pleine nuit. « What do you think of this painting ? » leur demanda-t-il.

Devant eux, au-dessus de la cheminée, trônait un magnifique Turner : il y avait un enchevêtrement de barques et de bateaux assurant le transport de marchandises sur la Tamise ; on voyait des hommes avironner avec ardeur. Surplombant la scène, au milieu de nuages blancs et vaporeux, se dressait la tour de Londres.   

              

 

 

 

 

 

 

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