Chronique

Le dernier printemps de Marie

Nicolas Bourdon
Nicolas Bourdon est professeur de littérature au Collège de Bois-de-Boulogne. Il a publié des fictions et des articles dans Le Devoir, Argument, l’Inconvénient, L’Action nationale et l’Encyclopédie de l’Agora. Il tient la chronique « l’histoire qui fait l’Histoire » dans le Journal des Voisins : il vise à décrire comment « des petites » histoires personnelles sont inextricablement mêlées à la grande histoire.

À Montréal, les pivoines sont les dernières fleurs du printemps. Leur éclosion a lieu une dizaine de jours avant la Saint-Jean. Marie admirait l’exubérance de leurs pétales nombreux et fournis, mais elle les voyait toujours fleurir avec une certaine douleur et se disait : « Il est trop tard maintenant; je suis trop vieille ! »

 

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Elle avait quarante-quatre ans et était mariée depuis maintenant douze ans à un homme d’une gentillesse extraordinaire, un homme doux, affectueux qui, en plus, faisait son lot de tâches ménagères. Elle ne pouvait même pas se plaindre de la charge mentale dont se lamentaient sans cesse ses collègues dans le salon des enseignantes !   

Elle avait beau chercher, elle ne trouvait aucun défaut à son mari et pourtant ce qu’elle souhaitait, lorsqu’elle ne se mentait pas à elle-même, c’était l’apparition soudaine de l’amour, mais les pivoines se fanaient sans jamais qu’il se manifeste.

Un jour d’avril, qui avait vu les premiers crocus apparaître, elle se rendit à la bibliothèque. C’était une journée anormalement douce et humide; le premier orage de l’année éclaterait peut-être en fin d’après-midi. Elle se demandait pourquoi elle avait mis autant de temps avant de se décider à lire Les Hauts de Hurlevent, peut-être parce qu’il s’agissait de l’histoire d’un amour qui détruit tout sur son passage.

Elle se demandait pourquoi elle avait mis autant de temps avant de se décider à lire Les Hauts de Hurlevent, peut-être parce qu’il s’agissait de l’histoire d’un amour qui détruit tout sur son passage.

Le jeune homme qu’elle aperçut dans une rangée avait déjà deux livres dans sa main gauche et en cherchait un avidement; il le trouva enfin, déposa les deux autres sur un rayon, puis entreprit la lecture des Hauts de Hurlevent sans avoir conscience de sa présence bien qu’elle fût à moins de cinq mètres de lui.

Elle se sentit coupable dès le début, au moment même où elle lui disait : « Ah ! je voulais moi aussi emprunter ce livre. Il lui répondit : « Aucun problème, je vous le laisse ! » Il s’en suivit une scène comique où chacun d’eux voulait laisser le livre à l’autre ; ils semblaient être deux grands amis qui se disputaient pour payer la facture d’un repas au restaurant. La scène se conclut par des fous rires ; il conserva finalement le livre, car elle avait menacé de s’en servir pour « l’assommer » s’il ne le gardait pas.  

Si elle cédait un jour à l’amour, elle voulait que cet amour fût parfait, ce qui signifiait pour elle qu’il devait y avoir communion des âmes. Pas question de s’abandonner à une brute qui ne cherchait que des plaisirs charnels ! « Je lui fais passer un test ; je lui pose des questions, s’il a une mauvaise réponse, il est tout de suite éliminé ! » C’était une manière pour elle de minimiser les chances de tromper son mari : il devait être presqu’impossible de passer au travers du « processus de sélection ».

Malheureusement, il aimait de toute évidence la littérature et il était courtois ! « C’est étrange de voir un jeune homme s’intéresser aux livres ; je pensais que vous passiez vos journées entières devant les écrans ! » s’exclama-t-elle avec un sourire à la fois charmant et sarcastique. Mais elle se reprocha aussitôt d’avoir souligné leur différence d’âge ; si elle voulait avoir une chance d’être aimée, il fallait plutôt la minimiser !

L’incroyable jeune homme lui répondit qu’il ne consommait presque pas de télé. Il lisait à la fois pour le plaisir et pour sa profession. « Je suis écrivain… Enfin, c’est prétentieux de dire ça, j’ai seulement publié dans quelques revues, mais c’est ce que je veux devenir ; vous pouvez aller voir sur Internet, si vous voulez, j’ai quelques textes. Je suis aussi serveur dans un restaurant, mais c’est un boulot strictement alimentaire. 

- Tu ne fais pas d’études ?

- J’ai fait un bac en littérature, mais je m’ennuyais comme c’est pas possible sur les bancs d’école.

« Bon, sans doute un paresseux…pas de discipline ! Même pas capable de continuer à la maîtrise. Qu’est-ce qu’il peut faire de sa vie avec seulement un bac en littérature ? »

Mais cette pensée luttait avec une pensée opposée : cet homme faisait ce qu’elle aurait voulu faire de sa vie.

Mais cette pensée luttait avec une pensée opposée : cet homme faisait ce qu’elle aurait voulu faire de sa vie. Tout donner à la littérature, à l’aventure ! Le reste est secondaire ! Décrocher un bac à la limite, oui, mais surtout ne pas s’engager dans l’enseignement, surtout pas au secondaire, comme elle l’avait fait ; ça lui demandait plus de temps que ses trois enfants ! Elle avait à peine le temps d’écrire pour une revue touristique en ligne qui lui offrait un salaire de misère pour sa chronique « l’âme du paysage ». Elle avait quelques aficionados qui vantaient sa « plume sensible, capable comme nulle autre d’exprimer la beauté », mais elle avait été engagée par l’ancien éditeur de la revue ; le nouveau la gardait par pure compassion. La grande majorité des lecteurs s’intéressaient peu à « l’âme du paysage » ; ils voulaient connaître le prix moyen d’un hôtel à Banff, point.  

Ils parlèrent ainsi près d’une demi-heure et, à la fin de la conversation, elle lui demanda son nom (et elle tint à savoir son nom de famille !), il lui demanda aussi le sien, ce qui la fit rougir de plaisir. Elle courut presqu’à la maison, tapa son nom dans Google ; elle avait espoir que ce qu’il écrivait ne soit pas terrible : « sûrement assez immature ! » se disait-elle.  

Elle tomba sur « Une demande en mariage », nouvelle dont il était l’auteur : il s’agissait de l’histoire d’un homme modeste amoureux d’une femme de la haute bourgeoisie canadienne-française. Les parents de la jeune femme se sont opposés à leur union et il n’ose pas la demander en mariage. Il part à la guerre, en revient décoré ; il n’est maintenant plus qu’un simple soldat, il est caporal ! Enfin, après toutes ces années, il se sent assez digne pour demander sa main, mais il attrape la grippe espagnole et meurt. 

« Émouvant ! songea-t-elle, il sait écrire. Il a fait sa recherche historique sur la Première Guerre mondiale, ce n’est pas un paresseux… L’homme dans sa nouvelle, il a trop attendu avant de déclarer son amour », songea-t-elle. Elle y voyait un message pour elle. Elle consulta plusieurs fois son profil Facebook sans oser lui faire une demande d’amitié. Il s’y décrivait comme un « amant de la littérature ». « Ouais, ouais, c’est ça, amant des femmes aussi, j’en suis certaine ! » songea-t-elle.

« Il faut couper court à tout ça, ce sont des chimères de toute façon ! Il occupe mes pensées à toute heure de la journée, mais, lui, il m’a simplement oublié. » Trois jours après leur rencontre pourtant, elle reçut une demande d’amitié de sa part. Son mari était en train de remplir le lave-vaisselle et, elle, elle ne trouvait rien de mieux à faire que de penser à son nouvel « amour » ! Elle accepta sa demande et éteignit immédiatement son ordinateur.

Deux semaines s’écoulèrent. Dans leur cour arrière, les fleurs du magnolia étincelaient au soleil de l’après-midi. La nature semblait l’inviter à la rêverie, à quitter ce monde de devoirs et d’obligations, et à rêver, à rêver toute la journée, comme elle le faisait souvent dans sa jeunesse, devant un bel arbre en fleurs.

Elle osa enfin lui demander par Messenger :« Et puis comment as-tu trouvé Les Hauts de Hurlevent ? » et immédiatement après avoir envoyé son message, elle se dit : « Je suis incapable de ne pas lui écrire et pourtant je sais que tout va mal se finir. C’est l’irrésistible tentation de sauter dans le vide. Je mets tout en jeu ! Pour lui, je ne suis pas trop importante, une aventure, tout au plus.»

Ils s’écrivirent ainsi pendant deux semaines. Elle écrivait seulement de son local de classe pour éviter que son mari ou qu’un de ses enfants la surprenne. Elle mettait beaucoup de temps avant de lui répondre ; elle hésitait, tout allait beaucoup trop vite. Leurs propos étaient pourtant assez cérébraux ; elle lui parlait longuement d’écrivains qu’elle aimait. « Je suis vraiment snob ! Ce que je veux, c’est le voir ! »

Heureusement ou peut-être malheureusement pour elle, il l’invita à marcher au parc Ahuntsic pour pouvoir, disait-il, « discuter de littérature de vive voix. Et puis, les cerisiers sont en fleurs ! »

Les fleurs des pommiers étaient à l’apogée de leur beauté, parfaitement épanouies comme un beau visage harmonieux et sans rides.

Qui connaît bien le parc Ahuntsic sait que l’entrée sud du parc donnant sur l’avenue Millen est bordée par deux allées de pommiers de Sibérie aux fleurs d’un rose délicat. C’est précisément cette entrée qu’elle emprunta en ce deuxième jour du mois de mai. Les fleurs des pommiers étaient à l’apogée de leur beauté, parfaitement épanouies comme un beau visage harmonieux et sans rides. En passant à travers ce rideau de fleurs, elle avait l’impression de pénétrer dans le monde des rêves.

Elle n’accorda pas une bonne note à sa première « performance ». Elle était extrêmement nerveuse, elle trébuchait sur certains mots et elle répétait constamment ce qu’il disait pour lui montrer qu’elle l’écoutait, alors qu’elle en était incapable. Quelle idée aussi d’avoir accepté un rendez-vous au parc Ahuntsic, à deux pas de leur maison ? Pas de chance qu’elle tombe sur son mari, il travaillait dans l’est de la ville, mais elle avait beaucoup d’amis dans le quartier… et les parents de ses élèves aussi… Ils pouvaient dire à tout venant qu’ils l’avaient vue en compagnie d’un beau jeune homme. Habituellement, à 15h30, sa journée était loin d’être terminée. Il fallait corriger les devoirs de ses étudiants, préparer les cours du lendemain ! Mais elle faisait l’école buissonnière !

Heureusement, il ne sembla pas lui tenir rigueur de sa gêne et il l’invita à marcher la semaine prochaine à la même heure. « Oui ! dit-elle avec une passion qui la surprit elle-même. Mais pas au parc Ahuntsic, je le connais par cœur ! Le parc Raimbault dans l’ouest, c’est mieux ! »

Comme si elle avait voulu effacer la mauvaise impression qu’elle pensait avoir laissée à son « amant », elle lui envoya le soir même un texte qu’elle avait écrit. Elle attendit que ses trois enfants soient couchés et que son mari soit devant sa série Netflix pour le faire.

Elle voulait lui montrer de quel bois elle se chauffait et pensa lui envoyer une de ses chroniques dont elle était fière, intitulée « L’homme et la femme ». « L’homme bien sûr, ce sont les Laurentides, pays de montagnes râpées et de sommets blanchis, pays des épinettes, des pins blancs, des mouches noires, des lacs ronds et profonds. L’Estrie est une femme, douce comme le vert des collines au loin ; c’est une terre maternelle, une terre nourricière de pommes, de raisins et de miel. » « Vraiment mauvais ce truc ! songea-t-elle. C’est nul. Binaire et simpliste. » Elle dut se rabattre sur un texte portant sur le quartier du Sault-au-Récollet, « un écrin d’histoire et de verdure au cœur de la ville ».

Le soir précédent leur deuxième rencontre, elle ne dormit que quelques heures. Comment pouvait-elle faire ça à un homme aussi dévoué que son mari ? Il dormait paisiblement pendant qu’elle gigotait dans tous les sens ; sa respiration était douce, régulière ; il ne ronflait jamais. Cet homme avait décidément toutes les qualités du monde ! Elle se leva pour se faire une tisane calmante qui n’eut aucun effet sur ses nerfs surexcités, puis elle s’immobilisa dans le salon, devant leur magnifique cerisier en fleurs, qui étincelait dans la lumière crue d’un réverbère comme un rappel des fleurs qu’elle avait vues plus tôt dans la journée.

« Je sens avec plus d’acuité la beauté des choses depuis que cette histoire a commencé. La routine avait émoussé mon regard. » Puis quelques secondes plus tard, elle songea : « Ce qui me semble le plus blâmable dans mon aventure, c’est que je suis ailleurs, je ne suis plus présente pour les êtres qui m’aiment ; ce matin, ma fille me demande de lui passer la margarine et je ne réponds rien, elle doit me le demander trois fois avant que je réagisse ! Je jugeais de haut les collègues qui ont eu des histoires d’un soir, mais je suis plus coupable qu’elles, moi, tout mon être est engagé ! »

Son regard tomba sur la télé du salon. « Est-ce qu’on a vraiment besoin de deux télés ? Une au sous-sol et une autre au salon ? En vérité, avons-nous besoin d’une aussi grande maison ? D’un immense garage ? » Son mari travaillait aussi fort qu’elle, peut-être même davantage, et il faisait beaucoup plus d’argent. Une fois les enfants endormis et la vaisselle terminée, il descendait au sous-sol, poussait un soupir de soulagement et se laissait choir dans un moelleux fauteuil en cuir. Ce soupir était le soupir du juste qui méritait amplement sa petite heure de Netflix.

Elle se disait parfois qu’il était peu intelligent ; il ne lisait pratiquement pas, mais son intelligence se déployait dans un autre univers que le sien, elle le savait. C’était un brillant ingénieur que ses confrères admiraient. C’est lui qui avait eu le projet du chalet : ils avaient acheté une vieille cabane dans les Laurentides qu’il avait complètement retapée. Maintenant, ce chalet, qui surplombait un petit lac, était une merveille ! « C’était ça que je voulais au fond ! Sortir de la précarité. Sortir des tourments de la vingtaine. Ah ! J’étais belle à l’époque. Plusieurs hommes m’ont proposé de les suivre dans des sentiers inconnus. Qui sait où ça m’aurait menée ? J’aurais dû dire « oui »… J’ai dit « non » à l’aventure et maintenant, vingt ans plus tard, je voudrais dire « oui », mais c’est impossible ; je suis vieille. Fonder une famille… C’est moi-même qui voulais ça ! Cet homme qui m’a donné tout ça, c’est cet homme que je m’apprête à trahir ! Et pourtant je l’aime, c’est un amour tranquille, fidèle, enraciné comme les grands pins blancs qui entourent notre chalet ! »

Un peu après leur mariage, avant les enfants, quand elle avait encore du temps, elle avait l’habitude de s’asseoir sur la chaise longue du balcon du chalet et elle laissait son regard vagabonder de la cime des pins au lac et du lac à la cime des pins. Il y avait quelque chose de mystique à écouter la musique du vent dans les pins ; il y avait là un mystère et elle n’aurait pas trop de toute sa vie pour le déchiffrer. Et pourtant, pourtant, si elle était honnête avec elle-même, même aux premiers temps de leur amour, une petite voix, faible mais terrible, chuchotait au milieu de la grande symphonie du vent dans les pins et cette petite voix lui posait une question : « Est-ce bien ça l’amour, est-ce bien ça ? » Et maintenant, elle était vieille et il était trop tard pour répondre à cette question !  

Elle avait parfois des crises de mélancholie et, au beau milieu de la nuit, elle descendait au sous-sol, elle s’assoyait dans le fauteuil en cuir, le même fauteuil moelleux dans lequel son mari poussait un soupir de soulagement avant d’entamer sa série Netflix, et elle sanglotait. « J’ai tout pour être heureuse. Et pourtant, je m’ennuie. Mon Dieu que je m’ennuie ! Je mettrais le feu à la maison pour qu’il se passe quelque chose ! » Elle songeait à tout cela devant le beau cerisier en fleurs.  

Elle réussit de peine et de misère à se rendormir pour une petite heure, mais elle se réveilla étonnamment pleine d’énergie et l’esprit vif. Son cœur battait à tout rompre. « C’est l’amour, oui, c’est bien ça, c’est l’amour ! »

Le parc Raimbault avec ses saules, ses canards et son pont qui enjambe le ruisseau Raimbault est propice à une promenade romantique. Le jeune homme parlait avec beaucoup de passion ; il voulait tout lire, tout voir ! « On m’avait parlé en mal de Casanova. Je ne pensais avoir affaire qu’à une sorte de libidineux, un jouisseur sans âme, mais hier soir, je me mets à feuilleter ses Mémoires et je trouve un homme spirituel, un observateur perspicace de son siècle ! J’ai lu jusqu’aux petites heures du matin. »

« Casanova ! Là, je le tiens ! pensa-t-elle. À qui veux-tu faire croire que tu aimes Casanova parce qu’il est un "observateur perspicace" de son siècle ? Tu l’aimes pour les leçons de séduction qu’il te donne ! » Et en même temps, elle songeait avec envie : « Casanova, c’est le contraire même de ma vie ! Casanova, c’est l’éternelle jeunesse. Partir, quitter une situation enviable, tout laisser pour réaliser le moindre de ses caprices… Casanova, c’est la légèreté d’un papillon ! La liberté de la jeunesse ! » Elle faillit lui dire : « Je ne pourrais pas me permettre de lire un livre au beau milieu de la nuit ! » mais cela accusait trop son âge et sa situation. Elle décida plutôt d’entrer dans son monde.

« Je me rappelle la scène où une jeune femme s’est entichée de Casanova… Elle lui fait des avances explicites et, quand elle s’étonne de la froideur de ce grand séducteur envers elle, il lui répond : "L’amour n’aime pas les manières trop brutales ; l’essentiel dans l’amour, c’est le mystère." »

Il pensa qu’il s’agissait d’un message implicite à son endroit : elle trouvait que son désir s’exprimait de façon trop évidente. Il aimait sa robe fleurie qui suggérait ses formes plus qu’elle ne les montrait, une robe dont le décolleté était tout juste assez plongeant pour qu’il puisse entrevoir les festons de son soutien-gorge. Quant à elle, elle songeait : « Indécente cette robe ! Habituellement, je ne la mets jamais pour aller au travail. Mes collègues me regardaient bizarrement ce matin ! »

Elle se disait aussi : « Mon corps ! S’il est trop superficiel pour voir seulement mon corps, qu’il aille au diable ! »

Elle se disait aussi : « Mon corps ! S’il est trop superficiel pour voir seulement mon corps, qu’il aille au diable ! » Et pourtant, elle faisait très attention à son poids depuis le début de leur relation. Un soir, son mari lui demanda : « Pourquoi tu ne bois pas ? On est samedi ! - Je veux rester belle pour toi ! » avait-elle répondu avec un sourire charmant qu’il ne lui avait pas vu depuis longtemps. 

« Ça va beaucoup trop vite ! » songeait-elle, alors que le ruisseau Raimbault s’élargissait pour se fondre dans la rivière des Prairies. Et en même temps, elle se disait : « Qu’est-ce qu’il attend ? Si j’avais besoin de parler de littérature, je me serais inscrite dans un club de lecture ! »

Elle sentait ses yeux sur son corps et elle se sentait belle et désirée, et en même temps repoussante et inconvenante. Elle regardait souvent de biais ; elle croyait sentir des regards désapprobateurs : « Est-ce que cette vieille femme se paie un gigolo ? » se demandaient sans doute les gens.

Leurs corps s’étaient sensiblement rapprochés depuis leur dernière rencontre et se touchaient presque. Elle en eut conscience et s’écarta pour laisser au moins un demi-mètre entre eux. Elle songea qu’il parlait beaucoup de lui, mais qu’il s’intéressait peu à elle. « Est-ce qu’il a seulement lu le texte que je lui ai envoyé ? » Elle fut très soulagée quand elle l’entendit dire : « Ton texte sur le Sault-au-Récollet, quel beau texte ! Je pensais lire une petite brochure touristique superficielle, mais j’ai eu droit à de la véritable littérature ! J’adore quand tu dis : "C’est un village impassible au cœur de Montréal comme une grosse roche au milieu d’un torrent." On sent le poids du passé ; Montréal s’agite dans la modernité, tandis que le village est immobile. »  

Son mari se forçait pour lire tout ce qu’elle écrivait et, quand il avait achevé sa lecture, il disait invariablement : « Wow ! Tu écris bien ! » Il était sincère. Mais c’était tout. Il ne lui reparlait jamais de ce qu’elle avait écrit. L’homme qui marchait à ses côtés la comprenait ! « À moins qu’il me flatte simplement pour arriver à ses fins ! » s’inquiétait-elle.  

Cette nuit-là, elle fut encore incapable de dormir. Elle voulait couper court à leur relation et, en même temps, elle aurait voulu aller le rejoindre chez lui au beau milieu de la nuit ! Elle alla contempler son visage dans le miroir de la salle de bain. « Pas mal pour une femme de quarante-quatre ans ! » se dit-elle. Elle avait réussi à maigrir d’un bon cinq livres depuis leur rencontre à la bibliothèque et son visage lui paraissait moins bouffi. Et elle avait toujours son sourire charmant, intelligent, un peu ironique. Mais elle trouva terribles les poches qu’elle avait en-dessous des yeux et qui s’étaient agrandies, croyait-elle, sous l’effet de ses nuits d’insomnie. Et les rides de son front lui semblaient être de véritables balafres !

« Ça, ça ne pardonne pas ! Je nous donne quelques mois, quelques mois seulement et, ensuite, il ne pourra plus supporter ma vieillesse ! J’ai quarante-quatre ans et je suis mariée. Je commence à devenir presbyte ; mes règles sont irrégulières. Cette histoire est ridicule. »

À moins qu’il soit différent de tous les autres hommes ! Et elle espérait que le pôle spirituel de leur amour serait assez puissant pour contrebalancer la déchéance de son corps. Et puis si ça ne durait que quelques mois, était-ce si grave après tout ? Les besoins du corps étaient-ils si blâmables ?

Elle alla voir son garçon de neuf ans qui dormait paisiblement, sans avoir la moindre conscience des tourments que vivait sa mère. Elle entra ensuite à pas de loup dans la chambre de ses deux filles. La plus jeune bougeait beaucoup dans son sommeil ; elle était sur le bord de son lit et menaçait de tomber ; elle la replaça au centre et posa un baiser sur son front. Elle se sentit soudainement sale, abjecte et coupable. « Les enfants, savez-vous que votre mère est une putain ? » « Putain et mauvaise actrice. » C’est ainsi qu’elle se voyait. Elle projetait l’image d’une enseignante et d’une mère dévouée et aimante, mais ce n’était qu’une façade ! La vraie Marie était une égoïste qui ne songeait qu’à satisfaire ses désirs. 

Elle réussit à lui dire « non » pendant quelques semaines ; elle prétexta la surcharge de travail. Même quand il lui écrivit : « Marie, je m’ennuie de toi ! » elle réussit à rester ferme. Mais en vérité, son amour grandissait. Il croyait que tout était fini entre eux et fut très surpris de voir apparaître un message d’elle : « Est-ce qu’on peut se voir le dimanche, après la Saint-Jean, à l’Île-de-la-Visitation ? »  

Elle avait prévu son coup à l’avance. Le samedi, elle fêterait la Saint-Jean avec sa famille ; le dimanche, elle ferait une longue marche, elle en avait besoin, l’année scolaire l’avait beaucoup fatiguée ! Elle prendrait l’auto pour s’y rendre ; elle serait revenue à temps pour le cours de soccer de son garçon, dit-elle à son mari.

Quand elle sortit de chez elle, elle portait des shorts et un t-shirt incolores, mais elle avait glissé dans son sac de randonnée une robe noire courte et moulante qu’elle avait portée quelques fois dans des réceptions, mais qu’elle ne portait plus depuis longtemps parce qu’elle la trouvait beaucoup trop indécente. Seules des jeunes femmes pouvaient porter ce genre de robes, pensait-elle, pas une mère de famille ! Mais pourquoi l’avait-elle gardée dans un racoin de son garde-robe, pourquoi ne l’avait-elle pas donnée à une friperie ?

Elle se gara dans le stationnement désert d’un commerce, se déshabilla et enfila à toute vitesse sa robe. « On dirait une mauvaise comédie. Je suis ridicule ! Il y aura beaucoup de monde au parc ; c’est congé et il fait beau. Une de mes connaissances va nous voir ; c’est certain ! » Mais une force irrésistible la poussait ! En se servant du miroir de courtoisie, elle appliqua du mascara sur ses cils, repartit et se stationna dans une petite rue du Sault-au-Récollet. Elle sentait qu’il fallait qu’elle agisse vite sinon elle n’aurait jamais le courage d’aller jusqu’au bout !

Tout en marchant à son rendez-vous, elle entendait sonner les cloches de l’église de la Visitation et fut surprise de leur puissance qui parvenait à surpasser le vacarme généré par l’autoroute 19. « Je ne connais rien aux cloches des églises… Est-ce qu’elles sonnent pour un enterrement ou un baptême ? » se demanda-t-elle.

Sur son chemin, elle aperçut un massif de pivoines. La plupart des fleurs étaient fanées et formaient de grosses grappes de rouille ; quelques-unes seulement, exposées à l’ombre, étaient au sommet de leur beauté.

Sitôt qu’elle le vit sur le pont qui enjambe les rapides du moulin, elle sut qu’elle ne pourrait jamais se contenter des plaisirs du corps. Ces derniers jours, elle avait été submergée de désir pour lui et elle se disait : « Tant pis pour la morale puritaine ! Nous allons laisser parler nos corps. » Maintenant, elle se disait : « Une seule nuit d’amour avec lui et j’emporte avec moi une blessure pour toujours ! »

Enfin, elle le retrouvait ! Il semblait calme et reposé, ce qui l’agaça, elle qui vivait un immense tourment. Mais la joie d’être auprès de lui l’emportait. Elle aurait marché des heures avec lui, elle l’aurait écouté parler des jours entiers. Elle aimait tout de lui ! Il se lançait souvent dans des considérations sérieuses, presque métaphysiques, mais il terminait brusquement son discours par une bouffonnerie, ce qui déclenchait leurs fous rires. Elle riait comme elle n’avait jamais ri dans sa vie ! Elle aimait jusqu’au tic nerveux qui lui faisait constamment replacer une mèche de ses cheveux.

À un moment, ils quittèrent le sentier principal, où effectivement il y avait foule, pour emprunter un petit sentier plus intime qui longeait la rivière des Prairies. « Hier soir, je me suis mis à la lecture de Balzac ; bien sûr, c’est un grand romancier, mais ce n’est rien comparé à une heure passée avec toi ! » Quand il lui faisait un compliment, elle avait l’habitude de répondre par une remarque sarcastique qui signifiait : « Si tu penses que je vais tomber dans le panneau, tu te trompes ! » et elle voulut lui dire : « C’est trop facile ! Trouve autre chose ! » mais elle fut envahie par une vague de bonheur si forte qu’elle dut plutôt lutter pour réprimer ses larmes.

Et soudain, il prit sa main. Ils marchèrent silencieusement pendant quelques minutes. Ils étaient maintenant seuls dans le sentier et elle avait l’impression d’être tombée dans un guet-apens, mais un guet-apens qu’elle aurait souhaité !

Ils s’approchaient du belvédère qui surplombe le barrage hydroélectrique et la rivière, ils allaient bientôt quitter le petit sentier pour rejoindre le sentier principal et elle ne pourrait plus lui parler ! Elle lâcha sa main puis éclata dans un accès de rage : « Tout est facile pour toi ! Monsieur Casanova aime la séduction ! Et sans doute que notre histoire est une simple prolongation de tes lectures, une sorte de fiction amusante dont tu es le héros, mais est-ce que tu m’aimes, est-ce que tu t’es seulement posé cette question ?

- Oui, je t’aime ! répondit-il avec conviction.

- Ah oui ? Et pour combien de temps, dis-moi cher Casanova, un mois ou un an ? À moins que ça ne soit un jour ? Tu m’as sûrement fixé une date de péremption ! Non ? Car je suis vieille, tu l’as peut-être remarquée. Peut-être me vois-tu comme un fruit en rabais à l’épicerie, un fruit qu’il faut consommer dans la journée même ! »

Il la regardait sans répondre et comme effrayé de ce qu’elle venait de dire. Tout était calme autour d’eux. Les feuilles des grands arbres se balançaient dans le vent.

Elle voulut garder un ton ferme, mais elle n’y parvenait pas : « Moi, je sais que je t’aime comme ce n’est pas possible d’aimer. Mon Dieu comme je t’aime ! Ça me fait mal tellement je t’aime ! Et aujourd’hui, je te vois tout calme et serein. On dirait que tu viens simplement faire ta marche santé après une journée au boulot. Non. Ça ne se passera pas comme ça ! »

Elle le regardait dans les yeux avec une intensité et peut-être même un mépris qu’il ne put supporter, et il détourna son regard. Mais dans un geste qui contredisait tout ce qu’elle venait de dire, elle s’élança dans ses bras et ferma ses yeux. Leur baiser fut si long qu’elle eut le temps de songer : « Ça y est ! C’est donc ça l’amour ! C’est que j’avais espéré depuis longtemps. Enfin, enfin ! Une nouvelle vie commence ! » Et un peu avant que leurs lèvres ne se séparent : « C’est fini ! Ce temps-là est fini. Ma jeunesse est passée ; elle ne reviendra plus. »

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