Chronique

Père et fils

Nicolas Bourdon

«– Mon conseil, Simon, c’est de continuer à faire tout ce que tu fais. Ne change rien ! Mais fais tout avec plus d’amour ! Je me redis souvent la devise de Shakespeare : "On peut faire beaucoup avec la haine, mais avec l’amour encore plus." »

Il existe des affinités électives entre des lieux pourtant séparés par des centaines, voire des milliers de kilomètres. La côte rugueuse des Cornouailles en Angleterre est sœur des falaises de Mount Desert Island dans le Maine, tandis que le climat rude et la végétation de conifères du Massif central en France vous replongent étrangement dans nos Laurentides.

Un lien mystérieux rattache le quartier Montcalm à Québec au quartier Ahuntsic à Montréal. Ce sont les mêmes grosses maisons de briques rouges avec leurs belles cours et leurs arbres matures, ce sont les mêmes avenues paisibles et ombragées, les mêmes pelouses bien taillées et la même aisance tout à la fois bourgeoise et discrète. La rue Fleury et ses commerces a pour cousine la rue Cartier et ses cafés ; les Plaines d’Abraham ont pour cousin le parc de l’Île-de-la-Visitation et l’eau qu’on contemple du haut du Cap Diamant a auparavant coulé dans la rivière des Prairies. Il y a un je-ne-sais-quoi de vert dans l’air qu’on respire et, au printemps, quand on s’éloigne d’Henri-Bourassa ou de René Lévesque, on est charmés par les effluves des magnolias et des lilas.   

Sitôt son doctorat en poche, Georges Cantin, alors à peine âgé de trente ans, prit le chemin de Montréal. L’UQAM lui offrait une charge de cours ; pour sauver du temps de transport, il aurait pu vivre dans le sud de la ville, sur le Plateau par exemple où les appartements étaient à l’époque encore très abordables, mais une attirance naturelle l’entraîna vers Ahuntsic.

Il emménagea dans un beau cinq et demi lumineux à proximité de la rue Fleury et du parc Ahuntsic, puis dans le même temps où il obtenait sa permanence, ses propriétaires vendirent leur duplex et il l’acheta.

Que de similarités avec la maison de son enfance ! Les mêmes boiseries, les mêmes hauts plafonds, la même céramique dans la salle-de-bain, le même vaste balcon aux colonnes doriques ; la salle-à-dîner était immense et il put y installer la table massive en chêne qui trônait jadis dans la salle-à-dîner de ses parents. Il avait réussi en très peu de temps à recréer l’univers confortable, chaleureux et bourgeois qu’il avait connu durant sa jeunesse dans le quartier Montcalm.

Il se maria à Suzanne Giguère, une professeure de sociologie rencontrée à l’UQAM. Ils travaillaient tous deux très fort, mais la fin de semaine, ils se reposaient dans leur chalet en Estrie et, l’été, ils voyageaient en Europe.

Aucun incident majeur ne vint troubler cette vie heureuse. Georges Cantin était aimé de ses étudiants et de ses collègues. On reconnaissait son immense culture et son calme olympien avait fait dire à un de ses collègues : « S’il y avait un tremblement de terre de 9 à l’échelle de Richter, il continuerait à lire son roman dans sa chaise berçante comme si de rien n’était ! » Quand la chicane éclatait dans son département, il jouait un rôle efficace de médiation, il recollait les pots cassés. Il occupa d’ailleurs le poste de président d’assemblée pendant vingt ans ; on louait ses dons d’animateur et son humour qui désamorçait les tensions et les drames ; un vrai animateur de talk-show ! Et quand on lui demandait son opinion sur un sujet, il lissait sa barbe longue et fournie et disait d’un air songeur : « Hum, hum… Il faut bien soupeser la question. »

Enfin, plus que tout, on reconnaissait son immense générosité, voire son esprit de sacrifice ! Contrairement à la plupart des écrivains dont l’égocentrisme est abyssal, « il souhaite mettre les autres plutôt que lui de l’avant » comme le dirait un collègue dans un hommage qu’il prononça à sa retraite. La première publication Facebook qu’il fit ne fut pas pour se vanter, mais pour célébrer « le souffle cyclopéen de Marie-Claire Blais ».

Un orage, aussi bref que soudain, vint toutefois voiler ce tableau lumineux. Il était dans la cinquantaine. Il présidait un colloque intitulé « La relève : continuité ou cassure ? » Il écoutait un jeune écrivain, « un jeune prodige » avait titré Le Devoir à la sortie de son premier roman, prononcer une conférence qu’il avait intitulée « Vers des formes nouvelles et des contenus nouveaux ». Il s’inscrivait à n’en pas douter dans la cassure ! Au lutrin, le jeune prodige s’écriait avec des gestes véhéments : « Il faut tout remettre en question et si on s’aperçoit qu’on est dans la répétition, dans le ressassement, bref dans nos vieilles habitudes ; il faut être sans pitié. Il faut tout détruire et recommencer à neuf ! »

On louait sa grande écoute, mais, cette fois, il perdit totalement sa concentration et dut se retenir pour ne pas quitter l’auditorium Ernest-Cormier dans lequel avait lieu le colloque. Il se contenta de hocher de la tête sans rien enregistrer de ce que disait l’enfant prodige ; la lame de la jalousie avait entaillé son calme légendaire. Il s’était soudainement mis à détester ce « jeunot » ; il avait l’impression qu’il parlait de lui quand il disait : « Il faut tout détruire et recommencer à neuf ! » « Lui, il va marquer les esprits ! En fait, il les a déjà marqués avec son roman. Moi, je ne serai jamais un créateur ; je serai toujours un commentateur. Un bon commentateur, mais un commentateur tout de même ! À ma mort, mon œuvre sera complètement oubliée. »

Il fit preuve d’abnégation et réussit de peine et de misère à enfouir sa haine et à lire le roman du « jeune prodige ». Dans son journal intime, Georges écrivit : « Ce roman est rempli d’outrances adolescentes, c’est puéril, c’est tape-à-l’œil ; il ne mérite pas du tout les éloges qu’il a reçues de la critique ! » Et pourtant, il réussit à accoucher d’une critique dans Lettres Québécoises où il louangeait « le style nouveau et les audaces régénératrices » du « jeune prodige ».     

Il ne parla jamais de cette soudaine sécrétion de bile [...], mais, sur le conseil d’un ami [...], il entreprit une psychanalyse lacanienne.

Il ne parla jamais de cette soudaine sécrétion de bile, pas même à sa femme, mais, sur le conseil d’un ami à qui il avait avoué du bout des lèvres « se sentir déprimé », il entreprit une psychanalyse lacanienne. Les deux premières entrevues se passèrent très bien. Le psychanalyste était dans la soixantaine avancée ; sa voix était grave, ses gestes étaient lents et posés et sa bibliothèque en bois massif regorgeait de livres. Georges se sentit immédiatement à l’aise : il avait l’impression d’être dans ses pantoufles, d’être devant son sosie !  

Au départ, il se contenta de « mettre la table », il parlait de son travail, des ouvrages qu’il avait écrits ; il célébrait la complicité qu’il avait développée avec sa femme. Son psychanalyste se taisait ou émettait parfois quelques « hum, hum » discrets et encourageants, mais à la troisième entrevue, il dit à Georges en éclatant de rire: « Mais pourquoi est-ce que vous venez me voir si vous êtes heureux ?   - J’ai eu une crise de colère dernièrement. J’étais fou de rage. » Et il décrivit sa détestation du « jeune prodige » à son psychanalyste.

 « Et quand cette colère surgit en vous que faites-vous ?

– Ça m’arrive très peu souvent !

– Mais c’est déjà arrivé.

– Oui, quelques fois, très rarement, dut admettre Georges. 

– Hé bien que faites-vous ?

– Je me répète souvent la parole de Shakespeare : « On peut faire beaucoup avec la haine, mais avec l’amour encore plus. » Et plus prosaïquement, je me suis toujours dit qu’il est tellement difficile d’écrire, que la littérature est si fragile ici au Québec, que je dois encourager toute entreprise de création, même si elle ne correspond pas à mes goûts personnels. »

Sur ces mots, le psychanalyste fit une chose étonnante. Il se leva et déclara sur un ton péremptoire : « La séance est terminée pour aujourd’hui ! » Georges était trop stupéfait pour dire quoi que ce soit, mais dans la rue il éclata : « Quoi ! La séance a à peine duré dix minutes. Mon ami m’avait dit que les lacaniens pouvaient être bizarres, mais à ce point ! Et moi je paye pour avoir les services de cet énergumène ! »

Sa colère était si forte, il trouvait le comportement du psychanalyste si déplacé qu’il décida de tout arrêter. Il écrivit un courriel au psychanalyste pour le lui dire. « Si je lui parle, songea-t-il, il est capable de me faire changer d’avis. Ils sont rusés ces charlatans ! »

Et les années passèrent.

[Simon] développa comme son père une passion pour la littérature, mais contrairement à Georges  il ambitionnait de devenir un écrivain qui allait par sa voix originale révolutionner le monde littéraire. 

Son fils Simon grandissait. Il développa comme son père une passion pour la littérature, mais contrairement à Georges, qui se contentait d’être un essayiste qui commentait les œuvres des autres, il ambitionnait de devenir un écrivain qui allait par sa voix originale révolutionner le monde littéraire.  

Il était tout à fait le contraire de son père. La fameuse citation de Shakespeare voulait peut-être aussi dire : « Avec l’amour, tout est plus facile ! » Là où son père savait saisir l’opportunité, Simon semblait prendre un malin plaisir à se compliquer la vie. Il avait complété une maîtrise en littérature, il avait obtenu des notes excellentes, mais il ne voulait pas poursuivre au doctorat peut-être pour ne pas copier son père, et il traitait les autres étudiants de « petits rats de bibliothèque ! ». « Aucun de ses gratte-papier n’est un véritable écrivain ! » songeait-il avec mépris.

Simon ne voulait pas être professeur au cégep pourtant la seule voie à prendre pour faire un peu d’argent en littérature. Il travaillait dans un restaurant ; c’était un boulot strictement alimentaire. Le plus clair de son temps, il écrivait.

Il se définissait comme un « environnementaliste intégral » : il voulait protéger à la fois la nature et la culture. Il militait pour des lois beaucoup plus musclées, des lois « coercitives » comme les appelaient ses détracteurs, autant pour l’environnement que pour le français. Ses collègues environnementalistes voyaient son nationalisme d’un mauvais œil et ses collègues nationalistes se moquaient de son environnementalisme. Résultat : tout au contraire de son père qui savait habilement se fondre dans un groupe, il marchait sur le chemin âpre et solitaire du rebelle qui ne se sent jamais véritablement chez lui.  

Simon avait maintenant 37 ans et avait publié dans de nombreuses petites revues, mais n’avait pas encore réussi à réaliser son grand rêve : publier un livre ! Son père l’avait très peu encouragé dans ses entreprises littéraires et, pour le dire brutalement, Georges lisait les écrits de tous excepté ceux de son fils.

Simon était parti de la maison familiale depuis longtemps, mais c’était une tradition : il venait dîner chez ses parents, dans leur belle maison d’Ahuntsic à tous les mois. On lui préparait un superbe repas et pour l’occasion sa mère sortait son ensemble de vaisselle en porcelaine qu’elle avait hérité de sa mère. Il avait longtemps été touché d’être reçu comme roi, mais maintenant il se disait : « Est-ce que ces petits bourgeois ne voudraient pas m’humilier avec tout leur apparat ? Me montrer la distance qui sépare mon petit trois et demi de leur belle grande maison ! »

Il avait souvent demandé à son père de lire ses écrits, il l’avait même supplié, il lui avait dit que son avis comptait beaucoup pour lui ! Mais son père lui répliquait : « Je n’ai pas le temps en ce moment ; j’ai trop de travail. » Ou pire, parfois, il était plus explicite : « Je travaille sur ma critique de tel ou tel écrivain. Je dois rendre mon texte bientôt à telle ou telle revue. » Et Simon se mit à détester la foule d’écrivains autour de laquelle son père gravitait. Il disait parfois à son père des choses telles que : « Tu es encore en train de perdre ton temps à lire le roman de ce médiocre qui n’a aucune originalité, qui ne fait suivre que les modes ! » Son père le regardait alors d’un air sévère, mais il savait se maîtriser et lui répliquait avec calme : « Ton gros problème, c’est qu’il y a trop de haine en toi ! Moi je me suis toujours répété la devise de Shakespeare : "On peut faire beaucoup avec la haine, mais avec l’amour encore plus." »

Les dîners du dimanche étaient tendus ; le père et le fils faisaient tout pour ne pas aborder de près ou de loin la littérature, mais c’était beaucoup demander à deux littéraires ! Les repas se passaient donc à échanger quelques banalités sur un ton faussement léger.

Les dîners du dimanche étaient tendus ; le père et le fils faisaient tout pour ne pas aborder de près ou de loin la littérature, mais c’était beaucoup demander à deux littéraires ! 

Mais une petite révolution se produisit ! Un roman que Simon avait écrit récemment venait d’être accepté par une grosse maison d’édition qui avait apprécié la « révolte » de Simon et son « humour décapant ». Aussitôt qu’il eut lu le courriel de l’éditrice lui apprenant la bonne nouvelle, il sauta de joie, faillit renverser sa tasse de café et hurla : « Mon livre sera vendu au Costco et au Jean-Coutu ! Think big ! On va en vendre des livres mon homme ! On veut un gros chiffre d’affaire ! Pas comme les amis snobinards de mon père… Eux, ils se lisent entre eux. S’ils vendent une centaine d’exemplaires, ils sont contents ! »

Aussi surprenant que ça puisse paraître, Simon allait être publié par les Éditions Paquebot, une maison spécialisée dans les livres de recettes et de croissance personnelle, qui faisait aussi un peu de littérature… mais il fallait voir quelle littérature ! Quand, dans sa pharmacie de quartier, il entrevoyait les couvertures criardes et les titres du genre La Maison de l’épouvante ou La Saga des Létourneau (en six tomes), il ne pouvait pas réprimer un sourire de mépris. Mais maintenant que Paquebot avait accepté son manuscrit, il débordait d’amour pour cet éditeur ! « Je suis un écrivain du peuple ! Oui, c’est ça. Au fond, je l’ai toujours été. J’ai une connexion directe avec le peuple, alors que les petits intellos branchés qui gravitent autour de mon père ne le comprennent pas ! »   

Marion, l’éditrice, lui avait écrit : « Nous avons eu un coup de cœur pour votre manuscrit ! » Il s’était aussitôt mis à l’aimer. Il l’avait trouvée sur YouTube ; elle présentait un des livres pour enfants qu’elle avait écrits. Comme elle était belle avec ses longs cheveux et son sourire ingénu ! Comme elle était douce et gentille ! C’était un ange, une fée, une âme soeur qui était venue illuminer sa vie laborieuse et solitaire.

Deux jours plus tard, il se présenta au dîner du dimanche dans une fébrilité extrême. Il éprouvait toute la peine du monde à réprimer un sourire de triomphe. On était au mois d’avril. Ses parents avaient déjà enlevé les feuilles sur la pelouse ; dans les plate-bande, des dizaines de jonquilles avaient fleuri et les tulipes allaient bientôt les suivre.

Avant de se mettre à table, on prenait toujours un apéro dans le salon. Simon contemplait les belles toiles de peintres québécois, les bibliothèques remplies de centaines de livres, la belle horloge grand-père qui était là dans un coin depuis l’époque des anciens locataires, et il se disait à chaque fois en regardant ces choses qui semblaient immuables : « Je ne mènerai jamais une vie bourgeoise comme mes parents ! Ils ont choisi la voie de la facilité ; la voie de l’écrivain véritable est jonchée de ronces, mais c’est la seule voie qui mène à une grande œuvre ! » Mais il doutait de plus en plus qu’il allait accoucher d’une grande œuvre, à vrai dire, il doutait même qu’il allait un jour publier un livre : « Je n’aurai ni une grande œuvre ni une horloge grand-père ! »

Il doutait de plus en plus qu’il allait accoucher d’une grande œuvre, à vrai dire, il doutait même qu’il allait un jour publier un livre : « Je n’aurai ni une grande œuvre ni une horloge grand-père ! »

Et maintenant, il regardait la maison de ses parents et il se disait : « Je peux faire mieux que ça ! J’inviterai mes parents à dîner chez moi et je ne verrai plus cette trace de gêne et de déception sur le visage de mon père quand il entre dans mon trois et demi. » Ses pensées étaient si puissantes qu’elles s’échappèrent malgré lui et il cria : « Je serai dans les Costco et les Jean-Coutu ! 

– Quoi ? fit sa mère interloquée.

– Je vais être publié chez Paquebot !

– Paquebot ? C’est un transatlantique ? lui demanda son père avec un fin sourire ironique.  

– Bien sûr, pas question qu’un bourgeois snob comme toi connaisse Paquebot ! C’est une grosse maison d’édition.

– Paquebot ? redemanda son père. Étrange comme nom.

– Vous n’êtes pas plus heureux que ça ?

– Bien sûr, lui dit sa mère, on est sous le choc !

– Bravo mon fils ! » fit enfin son père. 

Mais Simon trouvait qu’il avait mis du temps à le féliciter ! Dans ses fantasmes de gloire, il déclarait à son père : « Je n’ai que faire de ton approbation ! Je suis lu par des milliers de lecteurs, c’est ce qui m’importe ! » Il eut voulu que ça se passe ainsi, mais il demanda plutôt à son père sur un ton qu’il aurait voulu triomphant, mais qui était plutôt implorant : « Tu vas me lire ? Est-ce que tu vas enfin me lire maintenant que je suis publié ? 

– Oui, bien sûr ! » s’écria son père.

Simon revint ce soir-là dans son petit trois et demi le cœur léger. Il prit une chaise pour atteindre ce qu’il appelait son « bar » et qui n’était qu’une petite armoire en haut de son frigo où il avait empilé quelques bouteilles de vin et de « fort ». Les dimensions de son petit appartement lui semblèrent décuplées par l’effet du rhum et il ne trouva plus si tristes sa petite table bancale et les vieux comptoirs en mélamine de sa cuisine. Dans son triomphe, il songeait même avec douceur à son père : « Pauvre lui, il prend sa retraite dans quelques mois ; il tire sa révérence, alors que j’entre en scène ! Ça doit lui faire quelque chose. »        

Trois mois plus tard, cependant, l’éditrice, celle-là même qu’il avait vue comme un « ange gardien » et une « fée », lui écrivit un courriel dévastateur :

« À la suite du départ de notre directrice éditoriale, les projets qui n’avaient pas précédemment fait l’objet d’un contrat ont été reconsidérés.

Notre équipe étant en reconfiguration, nous ne pourrons honorer notre promesse de publication, c’est pourquoi nous préférons libérer votre ouvrage afin que vous puissiez le soumettre à un autre éditeur si vous le souhaitez.

Nous sommes profondément désolés de cette triste nouvelle.

Nous vous souhaitons la meilleure des chances dans vos futurs projets. » 

Il répondit à ce courriel par un courriel désespéré où il demandait que la décision de Paquebot soit reconsidérée, mais sa « fée » ne lui répondit pas. « Elle s’est transformée en sirène et m’a laissé mourir seul sur le rivage de l’amertume » songeait-il avec un mauvais sourire.  

[...] sa « fée » ne lui répondit pas. « Elle s’est transformée en sirène et m’a laissé mourir seul sur le rivage de l’amertume » songeait-il avec un mauvais sourire.

Il vécut la semaine qui le séparait des célébrations de la retraite de son père dans le désespoir le plus total. Il était en proie à des ruminations tellement obsédantes qu’il en avait mal à la tête. Il avait commencé à appeler tous les éditeurs et écrivains que compte le Québec « la bande de mon père ». « Je suis refusé par la bande de mon père ; ils me méprisent ! »

Suzanne, la femme de Georges Cantin, aidée d’un de ses bons amis, lui avait organisé une fête dans leur grande cour d’Ahuntsic. La mère de Simon admirait son mari et elle voulait lui offrir un hommage digne de lui et de ce qu’il avait accompli. Le jour de la fête, Simon l’avait trouvée dans un état d’excitation indescriptible.

Elle voulait que tout soit parfait ; elle courait partout. Elle avait demandé à Simon de venir plus tôt pour qu’il puisse l’aider. Sa première tâche fut de placer les ustensiles sur les dix tables où allaient s’asseoir les invités, mais il s’était acquitté de cette tâche avec une lenteur désespérante et sa mère lui avait hurlé : « Tu es un meuble encombrant. Installe-toi dehors pour ne pas me nuire ! »

Bientôt, les invités arrivèrent. Amis, collègues de l’université, écrivains et éditeurs… Il devait y avoir une soixantaine de personnes dans leur cour. Les amis proches de son père reconnaissaient Simon Cantin, mais la plupart des invités demandaient à ce jeune homme qui buvait sa bière seul au milieu de la cour :  « Et toi par rapport à Georges, tu es qui ? »        

La foule était animée et joyeuse, mais à un moment, Suzanne s’écria : « Il arrive ! Il arrive ! » Elle entra dans la maison pour les accueillir, lui et son ami, et tous se turent.

Suzanne entraîna Georges et son ami dans la cour en leur disant : « On sera mieux dehors pour souper ! » Sitôt la porte-patio ouverte, les invités surgirent des deux coins de la terrasse. Suzanne pleurait de joie ; elle avait réussi sa surprise.  Georges, lui, avait le sourire triomphant d’un enfant qui se sait aimer.

Les invités dégustèrent des mets exquis et des vins dispendieux ; Suzanne n’avait pas lésiné sur le prix du traiteur. On était à la mi-juin ; la soirée était magnifique ; tout le monde semblait heureux. Il n’y avait que Simon, qui picorait son osso bucco sans prononcer le moindre mot, qui inquiétait Suzanne.    

On avait mangé l’entrée et le plat principal. Les invités étaient rassasiés ; c’était le temps des discours.

Les invités qui passèrent avant Simon soulignèrent les grandes qualités de son père.

« Georges, dit un ami et collègue, avait la devise de Tchekhov gravée en lui : "Il faut travailler, travailler, et envoyer tout le reste au diable !" Il n’aurait pas pu écrire vingt livres s’il n’avait pas autant travaillé… Je sais que vous ne me croirez pas, mais Georges Cantin n’a pas de défaut ! En fait, la seule chose qui s’approche chez lui d’un défaut, c’est qu’il mâchouille ses crayons. »

Un autre collègue vint au lutrin que Suzanne avait disposé sur la terrasse pour dire : « C’est un homme d’une patience infinie. Vous savez, quand une photocopieuse bogue. Tout le monde devient fou ! On veut tous sacrer un bon coup dedans, mais non lui il lit le manuel d’instructions. Je répète : il lit le manuel d’instructions ! Georges, tu es exceptionnel ! Tu es le seul homme que je connaisse qui lit le manuel d’instructions d’une photocopieuse. »

Un jeune écrivain de l’âge de son fils déclara : « Ce qu’il a fait pour la relève est immense ! Georges a reconnu mon œuvre avant tout le monde ; je dirais même que c’est lui qui m’a fait connaître au monde littéraire. À la sortie de mon premier roman, il a écrit une critique élogieuse et Dieu sait qu’une critique de Georges Cantin, ça vaut son pesant d’or ! Il me semblait à l’époque que je n’avais pas fait mes preuves, que je ne méritais pas tant de compliments…

– Tu méritais tout ce que j’ai écrit dans mon article ! » s’écria Georges. 

Georges était aux anges, du moins le semblait-il, il caressait sa longue barbe maintenant blanche et écoutait en souriant l’orateur ; parfois ses yeux se remplissaient de larmes à l’évocation d’un souvenir cher. Suzanne regardait son mari assis à ses côtés, mais elle regardait aussi son fils ; il se rongeait les ongles, ne riait à aucune blague et n’applaudissait pas lorsqu’un orateur avait terminé son dithyrambe. Elle craignait un esclandre.        

Georges était-il heureux au moment où ses amis et collègues chantaient ses louanges ? Oui, mais peut-être un peu moins que ce que Suzanne pensait. Une pointe de jalousie venait grafigner son cœur et il se disait : « C’est le dernier feu d’artifices. J’ai fini mon petit tour de piste. C’est le dernier feu d’artifice avant de quitter la scène. »

« Georges prend tout avec humour et son humour est contagieux, déclara son meilleur ami ; c’est un vrai Jay Leno, un vrai Jimmy Fallon ! La seule fois où j’ai vu Georges se fâcher, c’est après une séance de thérapie lacanienne. Il répétait : "Il ne m’a pas aidé le salaud ! Il ne m’a pas aidé ! Il m’a laissé planter là après dix minutes." Georges n’avait pas compris un principe de base : il faut être vraiment malheureux pour aller en psychanalyse, et quand on va en psychanalyse lacanienne, c’est qu’on a touché le fond du baril ! Georges est bien trop heureux pour ça ! »

Rire général. Georges s’esclaffait comme tous les invités. Il n’était pas fâché que son ami dévoile « son secret » ; de toute façon, dans ce milieu bourgeois, chacun, ou presque, avait son psy ! Et puis surtout il en était venu à considérer cet épisode marquant de son existence, qui l’avait mis hors de lui à l’époque, sous l’éclairage tamisé et bienfaisant de l’humour. 

Une voix où il y avait beaucoup de bonheur et un peu de regret lui chuchotait maintenant : « Toute ma vie est là ! Je choisis l’amour plutôt que la haine ; la générosité plutôt que la jalousie. Peut-être finalement que le message du psychanalyste était : "Je n’ai rien à t’apprendre. Continue à faire ce que tu fais déjà." C’est pour ça qu’il a arrêté la séance. »  

Mais ce fut au tour de Simon de monter sur la scène et le cœur de Georges se serra ; il avait oublié que son fils pouvait prononcer un discours.

Mais ce fut au tour de Simon de monter sur la scène et le cœur de Georges se serra ; il avait oublié que son fils pouvait prononcer un discours.

Simon était aux prises avec une nervosité incroyable. Au début de son discours, il tenait ses feuilles de notes, mais les tremblements de ses mains se communiquaient si fortement aux feuilles qu’il éprouvait de la difficulté à les lire. Il tanguait et sa voix tremblait, mais il réussit tout de même à dire : « Mon père est un rassembleur, un médiateur, un homme du compromis. Au lieu de dire franchement son opinion, il la taira pour ne pas froisser personne. »

Quelques rires nerveux, mais la plupart des invités riaient de bon cœur ; on n’imagine pas ce qui va suivre. On se dit que ce n’est qu’un bien-cuit ; il y aura un peu d’ironie pour pimenter le tout, mais au fond ça restera un message d’amour.  

 « Mon père a écrit récemment un article sur la guerre Israël-Hamas, poursuivit Simon. Bien sûr, c’est plein d’érudition, mon père pourrait en remontrer à un théologien, il dit autant de bonnes choses sur le judaïsme que sur l’islam, mais il ne prend pas position ! Comment parler de ce conflit sans prendre position ? Dieu seul le sait ! Mon père est essentiellement un diseur de compliments. On pense que c’est désintéressé, mais on a tort. Il a toujours voulu que la gloire des autres rejaillisse sur lui. Il a déterré dernièrement une photo de lui prise il y a trois ans en compagnie de Kevin Lambert le jour même on annonçait que son roman était dans la première sélection du prix Goncourt. Il me fait penser à un rémora, ce poisson-suceur qui se nourrit des parasites du requin !    

Il est incapable de dire du mal d’un écrivain sauf de son fils bien entendu ! Il n’y a qu’avec moi qu’il est vraiment sincère. Moi, je suis trop idiot ou peut-être trop têtu pour le comprendre, mais lui il a compris depuis longtemps qu’il vaut mieux flagorner que critiquer !    

Quand mon père écrit dans une critique :     

« Ce roman de Chose est un chef-d’œuvre ! Chose est un archer précis ; il vise toujours au cœur de la cible. Ses descriptions sont vivantes et précises. Si on était en peinture, on dirait qu’on a affaire à un grand maître. Mais il y a mieux ! Chose s’aventure dans des voies inconnues ; il nous ouvre des chemins nouveaux. À chaque page de son roman, je me disais : "C’est nouveau ! C’est frais ! Je n’ai jamais lu ça auparavant !" »

En vérité, il veut dire : « Ce roman de Chose est un navet ! Chose est un piètre archer ; il rate toujours la cible. Ses descriptions sont plates et imprécises. Si on était en peinture, je dirais qu’on a à faire à un peintre amateur. Pire ! À chaque page de son roman, je me disais : "C’est un ramassis de lieux communs. Ça sent le moisi ; j’ai lu ça cent fois auparavant ! »

« Assez ! » s’écria soudain Georges. Il asséna un coup de poing sur la table qui secoua si bien son verre de chianti qu’il éclaboussa la belle nappe blanche qui recouvrait la table, puis il hurla à son fils : « Envoye dans maison ! »

Il s’était juré de le gifler, mais une fois la porte-patio fermée, une fois rendu dans le grand-salon à l’avant de la maison (là où ils n’avaient aucune chance d’être entendus par les invités) il avait repris ses esprits et dit à son fils d’une voix ferme qui ne tremblait pas, qui laissait à peine percer un peu d’émotion : « Pourquoi as-tu fait ça ? »

Simon aurait mieux aimé que son père crie, hurle, pleure ; tout, mais pas cet air stoïque, maîtrisé, qu’il détestait tant.

– Tu veux vraiment le savoir ? Hé bien, j’ai fait ça parce que je te déteste ! dit Simon avec un sourire de mépris. Il affichait le même air ironique avec lequel il avait lu sa diatribe quelques secondes plus tôt. Le corps de Simon tremblait un peu, mais il réussit néanmoins à se maîtriser et c’est sans doute ce même air à la fois ironique et flegmatique qui lui avait permis de lire son discours aussi longtemps ; s’il s’était laissé emporter, on l’aurait interrompu bien plus tôt.   

« Et pourquoi me détestes-tu ? demanda son père sur le même ton impassible.

 – Parce que tu m’aides pas, tu m’aimes pas ! »

Simon avait crié, il commençait à perdre le contrôle qu’il avait si durement travaillé à bâtir et il se le reprochait.

« Si tu m’aimais juste un tout petit peu papa, je t’en demande pas beaucoup… si tu m’aimais un petit peu, alors si tu savais comme je t’aimerais ! »

Puis, Simon s’élança dans les bras de son père, fondit en larmes et se reprocha d’avoir « cédé ». Son père sortait encore une fois gagnant de cette confrontation.

Georges consolait son fils en lui tapotant le dos. Il ne pleurait pas ; c’était lui l’homme fort qui s’était taillé une place dans le monde des lettres à coup d’efforts acharnés. Mais en vérité, son père songeait : « C’est vrai, tout ce qu’a dit mon fils dans son discours est vrai ! J’ai été une sorte de comédien, mais maintenant la pièce est finie, le rideau tombe ; il ne me reste plus qu’à saluer ! »

Et pendant qu’il songeait, son fils sanglotait. Simon tenait son père serré contre lui comme le font les enfants qui éprouvent une grande peur ou un gros chagrin. Des images de l’enfance revinrent à l’esprit de Georges. Il voyait un enfant courir dans une belle maison ; son père lui disait de cesser de courir, il allait briser quelque chose… Mais il lui ordonnait d’arrêter sans conviction et en riant. Cet enfant, c’était son fils, mais c’était peut-être lui aussi qui courait dans la magnifique maison du quartier Montcalm !

Simon sentit bientôt que des larmes s’ajoutaient aux siennes et releva sa tête enfouie dans les bras de son père.

« Papa, tu pleures ! dit-il avec un sourire de victoire.

– Oui, je… mais c’est rien, ça va passer. »

Et quelques secondes plus tard, Georges avait en effet retrouvé son air stoïque.

« Comment fais-tu ?

– Mon conseil, Simon, c’est de continuer à faire tout ce que tu fais. Ne change rien ! Mais fais tout avec plus d’amour ! Je me redis souvent la devise de Shakespeare : "On peut faire beaucoup avec la haine, mais avec l’amour encore plus."  

– Tu m’as répété cette citation cent fois. Tu radotes !

– C’est une petite pensée de rien, c’est un sou que j’ai trouvé dans ma poche [...]. Mais c’est ce qui m’a aidé à vivre heureux jusqu’à aujourd’hui.

– C’est une petite pensée de rien, c’est un sou que j’ai trouvé dans ma poche (et en disant cela il fit le geste de fouiller dans sa poche). Mais c’est ce qui m’a aidé à vivre heureux jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’il faut bien vivre, non ? »

Puis, chose inattendue, Georges éclata en sanglots et se blottit comme un enfant dans les bras de son fils qui lui donnait à son tour de petites tapes dans le dos. Cela dura quelques minutes puis Georges dit en riant : « Il faut se ressaisir et rejoindre les invités sinon ils vont penser qu’on s’est entretués ! »

Juste avant d’ouvrir la porte-patio, Georges songea : « Allez courage ! Une dernière scène et puis rideau ! »

Ils firent leur apparition sur la terrasse au milieu des murmures des invités encore secoués par l’esclandre auquel ils venaient d’assister. Ils avaient l’air de deux bons copains ; Georges, qui avait posé sa main sur l’épaule de son fils, s’écria tout sourire :  

« Tel père, tel fils ! Simon vient tout juste de m’avouer qu’il a commencé une thérapie lacanienne. » 

Sacré Georges Cantin ! Un animateur de talk-show, un humoriste ! Rire général ; détente générale. Même Simon réussit à sourire.

On voyait poindre des étoiles dans le ciel ; la soirée était douce, c’était déjà l’été. Il y avait encore un dessert à manger et du vin à boire; il faut vivre ! Vivre !

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