Chronique

Un match de tennis

Nicolas Bourdon

Après le soccer mondial, le tennis local : dans le quartier Ahuntsic de Montréal s’affrontent deux équipes de la ligue Occupation double, les Bouledogues et les Kafkaïens. Tableau d’une époque et d’une société.

Sur le terrain 6, les Bouledogues supplantaient déjà les Kafkaïens trois parties à zéro et ils ne jouaient que depuis cinq petites minutes !  

Depuis que Roger Federer avait annoncé sa retraite, il n’était pas dans son assiette, mais l’avait-il seulement déjà été ? Il réalisait confusément qu’il n’était plus jeune et que sa vie s’était écoulée sans qu’il s’en rende compte.   

Il avait le même âge que la star du tennis ; ils avaient commencé à jouer en même temps, à l’âge de huit ans, mais Federer était devenu le plus grand joueur de tous les temps alors qu’il n’était que le meilleur joueur de la ligue Occupation double. En fait, il ne l’était plus vraiment ; tous s’entendaient pour dire qu’il avait été dépassé par le Nouveau Venu, c’est ainsi qu’il surnommait Simon, le nouveau chum de Sandrine.  

La ligue Occupation double était essentiellement constituée de cinq couples de quarantenaires bedonnants qui jouaient en double mixte au parc Nicolas-Viel. Sa femme privilégiait la précision à la puissance, elle avait un bon coup droit, mais son revers laissait à désirer ; sa deuxième balle de service était, comme c’est souvent le cas chez les amateurs, une simple mise au jeu.

Son cas était plus compliqué : on avait affaire à un joueur talentueux et expérimenté, mais nerveux, autodestructeur même. Il avait suivi plusieurs cours, il avait eu un professeur privé...

« J’avais neuf ans et j’étais déjà un très bon joueur », disait-il souvent à sa femme. C’était une histoire qu’elle était tannée d’entendre. « …J’approchais de l’excellence et puis j’ai choisi le dilettantisme ; le dilettantisme, c’est ça qui m’a tué. Ma mère me propose de faire le programme sports-étude en tennis. Ça me semblait trop exigeant. Des cours concentrés le matin puis de l’entraînement tout le reste de la journée. Puis des devoirs le soir. »

Il avait refusé d’emprunter le chemin le moins fréquenté et ça avait fait toute la différence ! Sa vie avait été par la suite banale : il avait fait des études en sciences humaines au cégep et ensuite un bac en économie. Il était maintenant fonctionnaire à l’Agence du revenu ; c’était un emploi bien rémunéré, mais d’un ennui mortel.

L’équipe des Bouledogues, surnommée ainsi parce que Sandrine et François étaient propriétaires de deux gros bouledogues, était passée par une importante phase de « restructuration ». La ligue de tennis Occupation double affichait une solidité matrimoniale étonnante en ces temps incertains. Depuis sa fondation en 2015, aucun couple n’avait éclaté excepté celui de Sandrine. Sandrine avait gardé ses deux bouledogues, mais elle avait laissé son chum ; « il en est ainsi, songeait-il, alors que sa femme, très concentrée, faisait rebondir trois fois la balle avant de servir, les relations amoureuses durent souvent moins longtemps que la vie d’un chien. »

François avait été remplacé par son frère, un joueur peu rapide, « un cône orange » qu’il avait un plaisir fou à lober, mais son frère avait cédé sa place à un « jeunot » de 33 ans, un joueur rapide et puissant qu’il avait surnommé le Nouveau Venu.

Les Kafkaïens : leur nom d’équipe soulignait avec humour leur amour de la littérature, mais aussi l’énorme potentiel d’autodestruction qui le caractérisait. « On ne peut pas dire que c’est le nom d’une équipe gagnante, songeait-il souvent en souriant intérieurement. On pense plus à un écrivain rachitique aux prises avec des spasmes de folie qu’à un puissant joueur de tennis. » 

Sa femme venait de réaliser un magnifique service sur le « T » que Sandrine n’avait pas pu retourner. Sa première balle n’était pas puissante, mais elle était souvent d’une grande précision. Il admirait sa femme ; elle se dévouait pour la moindre petite chose, c’était une artiste du quotidien qui se donnait à 110 % - comme le disent les sportifs - dans tout ce qu’elle faisait. Elle servait avec une concentration totale, elle attachait ses lacets avec passion ! Tandis qu’en toute chose, il semblait attendre, réserver son talent et sa passion pour une occasion extraordinaire qui n’arriverait jamais.  

« Pourrait-on un jour surpasser l’élégance de Federer » ? songeait-il alors qu’il attendait le service du Nouveau Venu. Pour la star du tennis, le coup le plus difficile était facile. Il ne suait pas ; il n’avait même pas l’air fatigué à la fin d’un match et il lui semblait qu’il aurait pu passer du court à une soirée de gala sans répit et sans prendre de douche. Et son revers à une main… Un cygne qui déploie ses ailes, une respiration de l’âme. Un mouvement ample, parfaitement fluide ; c’était le sommet de la beauté tennistique, une chose rare et merveilleuse que personne ne pourra jamais imiter. « Tout est dans la manière ! Non seulement Federer gagne, mais le plus important, c’est qu’il gagne avec élégance », avait estimé Hélène Pelletier de RDS.

Le revers à une main était en voie de disparition, songeait-il, tandis que le Nouveau Venu venait de frapper un revers à deux mains gagnant. Il lui faisait songer à un homme des cavernes avec son revers inélégant, compact, mais efficace ! Son revers à lui, un revers à une main, était élégant, mais il allait plus souvent qu’autrement s’échouer dans le filet.  

Ses pensées l’amenèrent loin, très loin du terrain 6… Il rêvait qu’il réussissait à surpasser Federer, il avait les mêmes coups extraordinaires que son idole, mais c’était « moralement », « spirituellement » qu’il était supérieur à tous les joueurs de l’ATP, Federer compris. Bien sûr, ceux-ci, le plus souvent polyglottes et non-violents, se comparaient avantageusement aux joueurs de hockey. Ces derniers étaient des primates à l’élocution laborieuse qui crachaient sur la glace et se bagarraient constamment.  

Mais en vérité, les différences s’arrêtaient là. Comme les joueurs de hockey, les joueurs de tennis étaient avides d’argent. Leur t-shirt, leur short, leurs espadrilles et jusqu’à leur bracelet du sudation portaient la marque de leurs commanditaires. Federer chantait dans une pub de Sunrise ; la jeune et talentueuse Leyla Fernandez avait participé à une annonce de Subway dans laquelle elle étendait maladroitement de la sauce sur un sous-marin « Déesse verte ». Sur le court, ces athlètes étaient de grands artistes, mais, en dehors, ils acceptaient volontiers d’être réduits au rang de vulgaires rouages du capitalisme !  

Le Nouveau Venu, cadre à la Banque Nationale, ne partageait pas ses scrupules sur la voracité du capitalisme. Il aimait l’argent et, avec sa grosse maison et sa rutilante BMW, il en faisait étalage. Mon Dieu qu’il n’aimait pas cet homme qui célébrait chaque point qu’il remportait par des « Yeeeeeees » prolongés ! Les Bulldogs venaient d’emporter la première manche ; sa femme lui jetait des mauvais regards, mais il demeurait impassible.

Il rêvait qu’il était le numéro un mondial. Aucun gros commanditaire ! Il ne s’était associé qu’à de petites entreprise québécoises ; il avait accepté d’être leur porte-parole en échange de « peanuts » (il n’avait par exemple demandé que cinq caisses de 24 à la microbrasserie Gros Baril).

Dans une pub très populaire, on le voyait engloutir une meule de fromage après un match et s’exclamer : « Hmm… Le Migneron, que c’est bon ! » Dans une autre, il déambulait sur une petite rue commerciale de Montréal, des sacs en jute au bout des bras : « L’achat local, c’est génial ! »

Il réussit deux services puissants pour faire mener les Kafkaïens 30-0 dans le premier jeu de la deuxième manche, mais il s’égara ensuite dans une publicité tournée pour Tourisme Drummondville… Drummondville, sa ville natale, trop souvent négligée, simple lieu de passage entre Québec et Montréal. Il arborait un costume traditionnel au Village québécois d’antan, il marchait le long du majestueux Saint-François au parc des Voltigeurs et, à la table d’une belle terrasse ornée de fleurs, il levait son verre en direction de la caméra et s’exclamait : « Drummondville, c’est pas vrai que c’est laite ! »

Il venait de faire deux doubles fautes et c’était maintenant 40-30 Bouledogues.

En entrevue à Tout le monde en parle, Guy A. Lepage voulut bien sûr aborder avec lui l’épineuse question de l’évasion fiscale. La plupart des joueurs de tennis étaient en effet devenus des mercenaires déracinés de leur pays d’origine, affichant une adresse à la Barbade ou à Monte Carlo pour éviter de payer des impôts. Il répondit sur un ton empreint d’humilité et de respect (ce respect qui s’était vu récompensé lorsqu’on lui avait octroyé le titre de joueur le plus courtois de l’ATP) : « Vous savez, je ne veux pas juger les autres joueurs. On a tous nos raisons, mais moi, je crois qu’il est de mon devoir de redonner au Québec (applaudissements). C’est le Québec qui m’a fait ce que je suis aujourd’hui, c’est le Québec qui m’a formé, c’est tout à fait normal que je redonne à mon tour au Québec ! » (applaudissements nourris)

Il y avait bien sûr la question de la culture… Il contribuait à élever le niveau ! Les joueurs de tennis, comme tous les sportifs, passaient les trois quarts de leur temps sur les réseaux sociaux, regardaient des films débiles et écoutaient de la pop américaine. En marge du tournoi de Hambourg, un reporter du Zeitung lui posa une question sur ses goûts musicaux : « Hé bien, le matin, au déjeuner, je commence très doucement avec quelques lieder de Schubert, puis je vais m’entraîner… Je déploie mes ailes avec quelque chose de plus imposant, souvent une symphonie de Beethoven ou de… »

« Hé ! Mais qu’est-ce que tu fous ? On t’envoie une balle et tu réagis à peine. » Les Bouledogues menaient 4-0 dans la deuxième manche.  

Sa femme se choquait très rarement, mais cette fois, elle hurlait, si bien que les sexagénaires qui jouaient sur le 5 se retournèrent dans sa direction et que Sandrine suggéra timidement « une petite pause ». Elle le regardait en ce moment avec un regard enragé comme le font les femmes qui ont un homme paresseux à la maison, un poids inutile qui s’ajoute au poids du travail et des enfants. Alors qu’il vantait la virtuosité de Paganini au reporter du Zeitung, elle était la seule à se démener sur le court !  

« T’es où, merde ? T’es où ? » Pouvait-il lui dire qu’il était à Hambourg ?    

Il était pourtant physiquement au parc Nicolas-Viel, un beau parc entouré d’arbres matures et arrosé par la rivière des Prairies. Son esprit réintégrait progressivement son corps et il commençait à comprendre que son destin était de jouer dans ce petit parc, au sein des Kafkaïens, dans la ligue Occupation double ; il commençait à comprendre aussi qu’il ne pourrait plus jamais atteindre le niveau du Nouveau Venu comme Federer ne parvenait plus à accoter le niveau des jeunes loups.

Roger Federer avait pris sa retraite. Il avait 41 ans. Il était à un tournant de sa vie et s’il ne voulait pas se contenter de voir passer ses prochains quarante ans comme il avait vu passer les quarante premiers, il devait garder ses deux yeux rivés sur la balle et frapper sans arrière-pensée. « Tout est dans la manière ! Tout est dans la manière ! » s’exhortait-il. « Federer gagne avec élégance, mais notre lot, le lot du commun des mortels, c’est de perdre avec élégance. »

Il se mit à courir toutes les balles comme si sa vie en dépendait, il jouait avec une ardeur, une concentration rarement vues, il emporta des points à l’arrachée, sans y mettre aucune finesse, il voulait simplement que la balle traverse le filet. Et les Kafkaïens recollèrent à 4-4. Sa femme lui souriait.

Ils finirent par perdre le match, bien sûr, les Bouledogues étaient trop forts, mais, songea-t-il, « pour ce qu’il me reste de vie à vivre, il y a tout de même un petit espoir. »            

 

 

 

 

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