Plutarque
ce qu'étaient les grands hommes.
MONTESQUIEU
Le biographe des grands de l'Antiquité
«Les jeunes sont en ce moment en quête de modèles, comme leurs homologues de la Renaissance. Le Moyen âge s'achevait alors. La modernité s'achève aujourd'hui. Voici Plutarque. Par les modèles qu'il lui a présentés, il a été le grand éducateur de la jeunesse européenne depuis la Renaissance et pour les siècles à venir. Shakespeare s'est largement inspiré de Plutarque pour écrire Jules César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan. Plus de deux siècles plus tard, Rousseau écrira: «Dans le petit nombre de livres que je lis quelques fois encore, Plutarque est celui qui m'attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse: c'est presque le seul auteur que je n'ai jamais lu sans en tirer quelque fruit.»
Plutarque, né à Chéronée en 46, mort à Thèbes en 120, est surtout célèbre pour sesVies parallèles des hommes illustres, oeuvre qui a fait de lui le grand maître de la biographie comparée. En effet, dans cette oeuvre, où il est plus portraitiste qu'historien, il met toujours en parallèle un grand personnage de la Grèce et son homologue à Rome. C'est ainsi qu'il a placé César aux côtés d'Alexandre, Cicéron aux côtés de Démosthène, etc.
On lui a reproché d'être plus moraliste qu'historien tant est manifeste son désir de mettre les vraies qualités en relief et de susciter l'admiration et l'émulation chez ses lecteurs. En tant que moraliste et éducateur, nul sans doute en Occident, à l'exception peut-être de Jésus-Christ et de certains de ses disciples, n'aura mieux réussi que lui. Le grand Condé, Frédéric Le Grand, Napoléon, se sont réclamés de lui comme d'un maître vénéré. L'influence qu'il a exercée sur les penseurs et les écrivains qui se sont nourris de lui est peut-être encore plus considérable. Nous avons nommé Rousseau et Shakespeare, mais peut-être aurait-il fallu commencer par Machiavel et Érasme. Quand, à partir de la Renaissance, un auteur européen traite d'un sujet tiré de l'Antiquité, on a tout lieu de croire que Plutarque a été l'une de ses sources.
On a exagéré l'importance du penchant moralisateur de Plutarque; certes, il aime la grandeur, la propose sans cesse à l'admiration de son lecteur, mais il montre sans ménagements les petits côtés des grands hommes. Sa biographie de Solon s'ouvre même par un reproche, à propos de son penchant pour la volupté, à cet homme qu'il semble pourtant admirer sans réserve. À propos de Périclès, il n'omet pas de souligner le fait que ses ennemis lui reprochaient d'avoir commis de graves injustices à l'égard des cités alliées d'Athènes.
De sorte qu'il est aussi important en tant qu'historien qu'en tant que biographe. Pour un grand nombre de personnages, et d'événements auxquels ils ont pris part, il est l'unique source. Ce n'est pas par manque de rigueur qu'il omet parfois certains détails — sa rigueur est au contraire généralement reconnue — mais parce que son but n'est pas d'écrire des histoires mais des vies, comme il le dit lui-même au début de la Vie d'Alexandre. "Je n'écris pas des histoires mais des Vies; d'ailleurs ce n'est pas toujours dans les actions les plus éclatantes que se montrent davantage les vertus et les vices des hommes. Une action ordinaire, une parole, un badinage font souvent mieux connaître le caractère d'un homme que les batailles sanglantes, des sièges et des actions mémorables. Les peintres prennent la ressemblance de leurs portraits dans les yeux et les traits du visage, où la ressemblance et les moeurs éclatent plus sensiblement; ils soignent beaucoup moins les autres parties du corps. Qu'il me soit permis de même de pénétrer dans les plus secrets replis de l'âme, afin d'y saisir les traits les plus marqués du caractère, et de peindre, d'après ces signes, la vie de ces deux grands hommes [César et Alexandre] en laissant à d'autres le détail des combats et des actions les plus éclatantes."
Ce peintre de la grandeur a-t-il sa place dans une éducation démocratique? On peut répondre à cette objection de bien des manières. D'abord, Plutarque n'aime jamais tant la grandeur que lorsqu'elle est au service des plus faibles, comme c'est le cas chez Solon, Pisistrate, Périclès, Jules César. On peut aussi penser que la démocratie, le pouvoir du peuple, n'est viable, paradoxalement, que dans la mesure où il existe des vertus aristocratiques dans le peuple lui-même, la première de ces vertus étant le sens du devoir, de l'obligation. C'est manifestement l'opinion de Plutarque et la grandeur qu'il montre partout dans les Vies est avant tout caractérisée par le sens de l'honneur et du devoir. Pourrait-on imaginer meilleur médecin pour des démocraties malades de leurs droits?
JACQUES DUFRESNE, La démocratie athénienne, miroir de la nôtre, Bibliothèque de l'Agora, Ayers Cliff, 1994. (texte intégral)
Jugement sur PlutarqueJEAN-JACQUES ROUSSEAU
«Plutarque excelle par les mêmes détails dans lesquels nous n'osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses ; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste lui suffit pour caractériser son héros. Par un trait plaisant, Annibal rassure son armée effrayée et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie. Agélisas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du grand roi. César traversant un pauvre village, et causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disait ne vouloir qu'être l'égal de Pompée. Alexandre avale une médecine, et ne dit pas un seul mot : c'est le plus beau moment de sa vie. Aristide écrit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom. Philopoemen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte : voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions ; c'est dans les bagatelles que la nature se découvre. Les choses publiques sont trop communes ou trop apprêtées, et c'est presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter.»
MONTAIGNE
«Ils ont touts deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y cherche y est traictée à pieces descousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, dequoy je suis incapable.... Il ne fault pas grande entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plaist: car elles n'ont point de suitte et dependance des unes aux aultres. Ces aucteurs se rencontrent en la pluspart des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les feit naistre environ mesme siècle; touts deux precepteurs de deux empereurs romains; touts deux venus de païs estrangier; touts deux riches et puissants. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentée d'une simple façon, et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant; Seneque plus ondoyant et divers: Cettuy cy se peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetite; L'aultre semble n'estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, doulces et accommodables à la société civile; L'aultre les a stoïques et épicuriennes, plus esloingnées de l'usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et plus fermes... Seneque est plein de poinctes et saillies; Plutarque, de choses: celuy là vous eschauffe plus et vous esment; cettuy ci vous contente davantage et vous paye mieulx; il nous guide, l'aultre nous poulse.» (Essais, livre II)