Quel sort attend les trésors du passé ?
Ne conviendrait-il pas, pour les conserver vivants, de les rassembler dans une polythèque idéale invitant à faire des rapprochements entre chefs d’œuvre de tous genres ? Baudelaire nous a invités à le faire : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »
- Le temple et la cathédrale
- Thomas More, Érasme, Holbein
- Vermeer, Spinoza, Gongora
- Retour à Steiner
- Lectures
Cette idée mérite un moment de réflexion dans le contexte actuel où la vague d’épuration du passé menace aussi bien des monuments que des livres, des tableaux, des œuvres musicales et des films. Compte tenu de la surabondance des œuvres accessibles, il faut aussi faire preuve d’un difficile discernement pour mettre les meilleures en relief. Le rapprochement entre les divers domaines nous aiderait dans cette tâche. Un musée spécialisé est un musée amputé. La Victoire de Samothrace, le David de Michel-Ange, le Penseur de Rodin sont liés à une religion, une ville, une littérature, une musique. On s’imprègne mieux de la présence de chacun des éléments quand on s’immerge dans l’ensemble. C’est l’un des bons usages que l’on peut faire d’Internet. Le site américain Brainpickings nous en a donné un bel exemple dans sa lettre du 18 avril 2021. Maria Popova y présente un commentaire inspirant des Pensées de Marc-Aurèle accompagné de photos, de tableaux et de poèmes ayant des affinités avec la vision du monde de l’empereur sage. Pour accéder à ce document, il faut être abonné à la Lettre du dimanche.
Je suggérerais à Maria Popova un commentaire semblable des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, un roman historique offrant, sur l’époque de Marc-Aurèle et sur la condition humaine une vue ensemble qui met en relief chacun des domaines particuliers : poésie, religion, philosophie, architecture, politique, médecine. J’y ai découvert, pour m’en souvenir à jamais, un poème d’Hadrien devenu pour moi une présence réelle et le condensé d’une vision du monde.
Animula vagula blandula,
Hospes comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca,
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis iocos.
Petite âme, errante, caressante,
Hôtesse et compagne du corps,
Qui maintenant disparais dans des lieux,
Livides, dénudés, figés,
Tu ne pourras plus, selon ton habitude,
T'abandonner à tes jeux.
Présence réelle. J’emprunte cette expression à un auteur qui serait un excellent guide pour l’aménagement et la visite de la polythèque idéale, George Steiner, l’homme de tous les arts et de toutes les langues, le critique universellement apprécié de ceux qui aspirent à devenir meilleur en présence du meilleur. : « Là où nous lisons vraiment, là où l’expérience doit être celle du sens, nous faisons comme si le texte (le morceau de musique, l’oeuvre d’art) incarnait (la notion a ses fondements dans le sacré) une présence réelle d’un être signifiant. Cette présence réelle, comme dans une icône, comme dans la métaphore réalisée du pain et du vin consacrés, est finalement irréductible à toute articulation formelle, à toute déconstruction analytique et toute paraphrase»[1]
Steiner fait ici écho à Proust : « Or, pour des raisons dont la recherche toute métaphysique dépasserait une simple étude d'art, la Beauté ne peut être aimée d'une manière féconde si on l'aime seulement pour les plaisirs qu'elle donne. Et, de même que la recherche du bonheur pour lui-même n'atteint que l'ennui, et qu'il faut pour le trouver chercher autre chose que lui, de même le plaisir esthétique nous est donné par surcroît si nous aimons la Beauté pour elle-même, comme quelque chose de réel existant en dehors de nous et infiniment plus important que la joie qu'elle nous donne.» [2]
Le temple et la cathédrale
Dans une cathédrale du Moyen-Âge, il y avait de vivantes affinités entre les diverses manifestations de la Beauté : l’architecture, la musique, les tableaux, les sculptures, les vitraux, les paroles , les vêtements et même l’encens : « Si elle (Notre-Dame de Paris) se sert surtout de la vue par l’élancement des lignes, l’étoilement des immenses rosaces et le chatoiement des vitraux, elle n’ignore pas l’ouïe, par le jeu des orgues portatifs, des organa à plusieurs voix d’un Pérotin le Grand, qui, maître de chapelle à Notre-Dame, attire auprès de lui les apprentis musiciens de l’Europe entière, et le drame religieux, s’il a tendance, par un développement trop considérable et l’emploi de la langue vulgaire à quitter la nef, y est toujours représenté par les survivances du drame liturgique.»[3]
Victor Hugo a eu l’intuition d’une polyphonie semblable à propos d’un temple grec, celui d’Éphèse :
C’est le temple lui-même qui parle:
Ma symétrie auguste est sœur de la vertu [...]
Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise;
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein pour l'âme qui sait lire,
A la vibration pensive d'une lyre,
Mon péristyle semble un précepte des cieux;
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse;
Mon austère équilibre enseigne la justice;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc;
Le beau, c'est, ô mortel, le vrai plus ressemblant.[4]
Thomas More, Érasme, Holbein
La recherche du beau, du vrai et du bien, atteindra un sommet au début du XVIème siècle dans l’amitié liant un homme d’État, Thomas More, un érudit doublé d’un sage, Érasme, et un peintre, Holbein.
Né en 1478, mort en 1535, More a vécu à une époque charnière du second millénaire. Il en est à la fois le milieu, en ce sens qu’il en réunit les contraires, et le sommet en ce sens aussi qu’il s’élève au-dessus d’eux pour dessiner la figure humaine la plus achevée qui fut, entre l’an mil et l’an deux mille de la chrétienté. Nous n’abusons pas des superlatifs en soulignant le fait que cette figure a été remarquée, dessinée et peinte par le plus grand portraitiste de ce même millénaire, Hans Holbein.
Amico amici amicus. La tendre amitié qui liait Thomas More et Érasme s’étendit jusqu’à un autre illustre ami d’Érasme, le peintre Hans Holbein. Même si l’on sait peu de choses des rapports personnels entre More et Holbein, on peut, et on doit présumer, qu’une grande admiration réciproque, sinon une vive amitié, les unissait. C’est Holbein qui illustrera la première édition de L’Utopie.
Plus encore que dans le portrait de More, et dans les esquisses que Holbein a faites des enfants de More, le sens profond des affinités entre les deux hommes se trouve au Musée de Bâle, dans le tableau représentant une mère en détresse. La compassion dont l’artiste Holbein témoigne dans ce tableau est de la même qualité que celle dont Thomas More, fera preuve dans sa carrière d’homme de loi et d’homme d’État.
Cette compassion parfaitement chrétienne, vécue par de parfaits humanistes, est un bel exemple de cette union des contraires qui prendra chez More les formes les plus diverses. More, avons-nous dit, fut un homme d’action. Il fut aussi un contemplatif.
Vermeer, Spinoza, Gongora
« Le beau, c'est, ô mortel, le vrai plus ressemblant.» J’avais ce vers de Hugo à l’esprit quand j’ai visité la ville de Delft avant d’aller voir, au musée de La Haye, le tableau de Vermeer sur ce sujet. Je me souvenais aussi de l’enthousiasme de Proust pour ce tableau. Lu sur France Culture :«"Petit pan de mur jaune, petit pan de mur jaune", répète Bergotte juste avant de mourir, dans À la recherche du temps perdu. Comment comprendre cette obsession et cette fascination pour ce détail minuscule de La vue de Delft de Vermeer ? Pourquoi peut-on consentir à mourir après avoir vu ce morceau de mur ? Double voyage hors du temps aujourd'hui, dans les univers proustien et vermeerien, car ceux-ci semblent communiquer jusque dans les choix chromatiques, nous invitant à une conversion du regard et au vertige du détail. »
Au moment où je faisais ces découvertes, j’essayais de comprendre L’Éthique de Spinoza, philosophe né la même année (1632) et dans le même pays que Vermeer ? N’était-il pas né aussi dans le même esprit? Voici ce que lis dans la présentation d’un livre récent de Jean-Clet Martin intitulé Bréviaire d’éternité - Vermeer et Spinoza : «Affaire de forme, de manière, de regard, leur intime parenté touche au coeur de leurs oeuvres. Au concept spinoziste de Dieu, substance unique constituée d'une infinité d'attributs, répond ainsi, dans L'Astronome de Vermeer, le rayon illuminant de mille feux le globe terrestre. Jean-Clet Martin, dans cet essai philosophique libre, forme légère donnée à une interrogation profonde, questionne l'éternité telle qu'elle se présente quand elle rencontre le temps. Il contemple les concepts de Spinoza et médite la lumière de Vermeer pour approcher la réalité de ce qui dépasse toute réalité, et en donner, avec la modestie que nécessite toute entreprise hardie, l'abrégé, le bréviaire.»
Dans un autre ouvrage récent, de Blandine Kriegel : «Vermeer est l’illustration de Spinoza et Spinoza l'illustration de Vermeer.» De son côté, un auteur italien, Roberto Diodato compare Vermeer et Spinoza au poète espagnol Luis de Gongora : « Dans les tableaux de Vermeer, comme l’Art de la peinture, la Vue de Delft ou la Jeune fille avec la perle, et dans les Soledades de Góngora, on représente, dans l’intensité d’une vision qui est à la fois et de façon inextricable perception sensible et intelligence, raison et imagination, la dignité des choses en elles-mêmes. Pour appréhender cette intensité, il est toutefois nécessaire de faire un tour ample, qui, depuis l’étude des notions fondamentales de la pensée de Spinoza (fini et infini, temps et éternité, unité et multiplicité, corps et esprit, ordre, perfection, beauté), arrive jusqu’à une interprétation de la science intuitive, c’est-à-dire de cette modalité particulière de l’expérience qui est à la fois connaissance, joie, puissance de l’imagination. »
Dans le dossier Vermeer de l’Encyclopédie de l’Agora, on trouve divers autres témoignages, de Malraux, de Cioran, …et celui-ci de Paul Claudel :«[...] le peintre le plus clair, le plus transparent, qui soit au monde, et que l'on pourrait appeler le contemplateur de l'évidence.» Spinoza n’est-il pas aussi un contemplateur de l’évidence. Spinoza, Gongora, Proust, Claudel, Malraux, Cioran, Kriegel, Martin, Diodato, ne sont-ce pas de bons compagnons de pèlerinage à Delft.
Retour à Steiner
On imagine mal l’un ou l’autre de ces compagnons s’éloignant de Vermeer parce qu’il vivait dans un pays colonisateur. Ils savaient tous que c’est le mélange qui est la règle dans les choses humaines, non la pureté. Tout n’est pas grand chez la plupart des auteurs des plus grandes oeuvres. Aragon, l’auteur du poème Il n’y a pas d’amour heureux, fut stalinien, Louis-Ferdinand Céline, l’auteur de Voyage au bout de la nuit, fut antisémite, Virgile, défenseur, dans les Bucoliques, des paysans dépossédés de leur terre, s’est prosterné un peu trop devant l’empereur Auguste. Mais qui, étant sans péché serait en droit de leur lancer la première pierre ? Ce ne sera pas Georges Steiner, ce juif qui, après avoir échappé de justesse à la Shoah, n’a pas caché son admiration pour Voyage au bout de la nuit; il a aussi écrit un livre sur Antigone avec un grand ami helléniste, Pierre Boutang, qui fut maurrassien. Qui sait, peut-être a-t-il mieux servi la cause des juifs par cette magnanimité qu’il ne l’aurait fait par la réprobation convenue ? C’est la qualité de ses critères dans le discernement qui fondait sa magnanimité. Voici un aperçu de ces critères :
«[...] C’est seulement par la foi dans la réelle présence de l’esprit vivant au coeur des grandes oeuvres d’art que l’on peut échapper au nihilisme. Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens ou de l’existence quelconque qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle, dans l’acte et le produit de l’art sérieux, qu’il soit verbal, musical ou art des formes matérielles». [5]
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Présence réelle, mystère, ce ne sont pas, dit Steiner, des mots savants. Nous les vivons chaque fois « qu’une mélodie en vient à nous habiter, à nous posséder même sans y être invitée, chaque fois qu’un poème, un passage de prose s’empare de notre pensée et de nos sentiments, pénètre les méandres de notre mémoire et de notre sentiment du futur, chaque fois qu’un tableau métamorphose les paysages de nos perceptions antérieures (les peupliers sont en flamme après Van Gogh, les viaducs marchent après Klee). Être investi par la musique, l’art, la littérature, être rendu responsable d’une telle habitation comme un hôte l’est de son invité - peut-être inconnu, inattendu -, c’est faire l’expérience du mystère banal d’une présence réelle» [6]
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Le classicisme, un contre-darwinisme
«Pour Platon, la perfection est unicité. Il n'est point d'antimatière de l'autre côté de quelque trou noir. Dans les cosmogonies hébraïques et apocalyptiques chrétiennes, la toute-puissance de Dieu implique la possibilité qu'Il détruise carrément Sa création ou qu'Il reparte de zéro. Pareille éventualité est étrangère au Timée. L'architecte platonicien ne démolira ni ne modifiera son dessein, qui met en oeuvre l'idéal de la convenance optimale. Le cosmos n'a rien d'un work in progress, d'une "oeuvre en chantier". Ce modèle contre-darwinien, peut tenir lieu de définition du classicisme, représenter une sensibilité du fini. […]Il est des esprits, peut-être même des communautés de conscience et de croyance, qui se glorifient du sans-limites. De Platon à Einstein, il s'en trouve au contraire qui ont horreur de cette absence de limites, de ce que Hegel nomme le "mauvais fini".» [7]
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Autre témoignage sur le classicisme
Henri Focillon :
« Il [le classicisme] est stabilité, sécurité, après l’inquiétude expérimentale. Il confère, si l’on peut dire, leur solidité aux aspects mouvants de la recherche (et par là même, dans un certain sens, il est renoncement). Ainsi la vie perpétuelle des styles atteint et rejoint le style comme valeur universelle, c’est-à-dire un ordre qui vaut pour toujours et qui, par delà les courbes du temps, établit ce que nous appelions la ligne des hauteurs. Mais il n’est pas le résultat d’un conformisme, puisqu’il sort, au contraire, d’une dernière expérience, dont il conserve l’audace, la qualité forte et jaillissante. Combien l’on souhaiterait rajeunir ce vieux mot, usé à force d’avoir servi à des justifications illégitimes, ou même insensées ! Brève minute de pleine possession des formes, il se présente, non comme une lente et monotone application des « règles », mais comme un bonheur rapide, comme l’akmê des Grecs : le fléau de la balance n’oscille plus que faiblement. Ce que j’attends, ce n’est pas de la voir bientôt de nouveau pencher, encore moins le moment de la fixité absolue, mais, dans le miracle de cette immobilité hésitante, le tremblement léger, imperceptible, qui m’indique qu’elle vit.»[8
Lectures
Alexis de Tocqueville
Pourquoi l'étude de la littérature grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés démocratiques
Thomas de Koninck
Parfait représentant de la grande tradition, comme George Steiner, dont il s'inspire, Thomas De Koninck n'a pas besoin de preuves scientifiques pour nous convaincre de lire des chefs-d'oeuvre. Mais de telles preuves existent. Ajoutent-elles quelque chose à l'argumentaire classique?
[1] George Steiner, Le sens du sens, Librairie philosophique J. Vrin, 1988, p. 62.
[2] http://agora.qc.ca/documents/john_ruskin--ruskin_vu_par_marcel_proust_par_marcel_proust
[3] Gustave Cohen, La grande clarté du Moyen Âge, Gallimard, Paris, 1967, p.105
[4] Légende des siècles
[5] George Steiner, Le sens du sens, Librairie philosophique J. Vrin, 1988, p. 67
[6] Steiner, ibid., p. 63
[7] George Steiner, Grammaires de la création, Gallimard, NRF Essais, 2001
[8] Henri Focillon, La vie des formes, édition électronique réalisée par Les Classiques des sciences sociales.