Classicisme

« Il [le classicisme] est stabilité, sécurité, après l’inquiétude expérimentale. Il confère, si l’on peut dire, leur solidité aux aspects mouvants de la recherche (et par là même, dans un certain sens, il est renoncement). Ainsi la vie perpétuelle des styles atteint et rejoint le style comme valeur universelle, c’est-à-dire un ordre qui vaut pour toujours et qui, par delà les courbes du temps, établit ce que nous appelions la ligne des hauteurs. Mais il n’est pas le résultat d’un conformisme, puisqu’il sort, au contraire, d’une dernière expérience, dont il conserve l’audace, la qualité forte et jaillissante. Combien l’on souhaiterait rajeunir ce vieux mot, usé à force d’avoir servi à des justifications illégitimes, ou même insensées ! Brève minute de pleine possession des formes, il se présente, non comme une lente et monotone application des « règles », mais comme un bonheur rapide, comme l’akmê des Grecs : le fléau de la balance n’oscille plus que faiblement. Ce que j’attends, ce n’est pas de la voir bientôt de nouveau pencher, encore moins le moment de la fixité absolue, mais, dans le miracle de cette immobilité hésitante, le tremblement léger, imperceptible, qui m’indique qu’elle vit.»1

HENRI FOCILLON, La vie des formes, édition électronique réalisée par Les Classiques des sciences sociales.


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Un contre-darwinisme
«Pour Platon, la perfection est unicité. Il n'est point d'antimatière de l'autre côté de quelque trou noir. Dans les cosmogonies hébraïques et apocalyptiques chrétiennes, la toute-puissance de Dieu implique la possibilité qu'Il détruise carrément Sa création ou qu'Il reparte de zéro. Pareille éventualité est étrangère au Timée. L'architecte platonicien ne démolira ni ne modifiera son dessein, qui met en oeuvre l'idéal de la convenance optimale. Le cosmos n'a rien d'un work in progress, d'une "oeuvre en chantier". Ce modèle contre-darwinien, peut tenir lieu de définition du classicisme, représenter une sensibilité du fini (immense, voire illimité). Il est des esprits, peut-être même des communautés de conscience et de croyance, qui se glorifient du sans-limites. De Platon à Einstein, il s'en trouve au contraire qui ont horreur de cette absence de limites, de ce que Hegel nomme le "mauvais fini".»

GEORGE STEINER, Grammaires de la création, Gallimard, NRF Essais, 2001


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Le classicisme en musique

Pour Wilhem Furtwaengler, qui fut avant Von Karajan le chef d'orchestre de la Philharmonique de Berlin, la musique classique (par opposition à la musique contemporaine) est une musique organique. «Dans la musique des grands maîtres classiques nous dit-il, les nerfs, les sens, l'âme, la raison ont parts égales. Le détail y émane de l'ensemble - tout semble inventé d'une pièce. Malgré la plénitude de chaque instant, la musique, la cohérence du tout - la grande architecture musicale - n'y est jamais perdue de vue. C'est justement à cause de cela que chaque détail paraît si naturel, si organique. A l'époque classique, les impulsions n'étaient pas moins vitales, inconscientes et élémentaires que dans la musique plus récente; mais il est vrai que la musique classique n'est jamais toute de nerfs, de sensualité, de sentiment; c'est au cours du XIXe siècle que l'évolution de l'art a abouti au déchaînement d'impulsions de plus en plus saccadées - impulsions en apparence (mais en apparence seulement) plus spontanées que celles que reflète la musique classique. La musique en devint, non pas, comme on l'a prétendu, plus instinctive, mais plus primaire».

Furtwängler parle de cohérence. Lorsqu'effectivement on écoute un concerto de Mozart, quelle que soit la couleur des mouvements, allegro, andante ou presto*, à aucun moment éprouve-t-on le sentiment d'une discontinuité. Au point que le sentiment d'être enveloppé pourrait être une approche de la musique des maîtres classiques par rapport à celle des compositeurs contemporains. La musique de Schönberg ne nous enveloppe pas; elle nous développe pour ainsi dire. Elle nous oblige à sortir de nous-mêmes et à tendre vers l'extérieur nos facultés de compréhension. Nous n'éprouvons pas le sentiment d'entendre quelque chose d'organique, mais d'organisé.

Dans la ligne historique, le classicisme vient après le baroque et il couvre la période de 1750 à 1827 environ, c'est-à-dire de la mort de Bach à la mort de Beethoven. L'expression musique classique recouvre beaucoup de choses. Dans son acception la plus courante, elle désigne la musique que l'on oppose à la musique populaire sous toutes ses formes. Elle englobe donc la musique dite baroque et la musique romantique. Elle désigne aussi la perfection d'une forme: on dit un classique du jazz ou de la chanson. Mais au sens strict, celui qui nous intéresse, la musique classique se démarque des autres dénominations de la musique. Et comme nous l'avons montré pour le romantisme, elle a des caractéristiques nettement définies: «un art épris de grandeur (qui ne doit rien à la démesure), d'équilibre (entre raison et passion, volonté et destinée, individu et société), d'universalité (s'il va prendre ses sujets dans la mythologie ou l'Antiquité, c'est pour peindre l'éternel coeur humain), d'unité (point de mélange des genres), de clarté et de simplicité (il s'adresse à tous et fait sa joie du parler et de l'art populaires), de nature (soucieux de vérité, son horreur de l'artificiel va jusqu'au refus de paraître en tant qu'art)».

Dans leur approche maladroite du classicisme, certains auteurs l'ont présenté comme un carcan rigide dans lequel le créateur devait enserrer son oeuvre à force d'efforts prodigieux. Pierre Fortassier croit au contraire que «loin de se préoccuper uniquement de l'application de règles, comme on l'a trop dit, (l'art classique) ne songe qu'au moyen — qui est un secret — de plaire et de toucher.


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«Je définis un "classique" en littérature, en musique, en arts, dans la discussion philosophique comme une forme signifiante qui nous "lit". Il nous lit plus que nous le lisons, l'écoutons, le percevons.»

GEORGE STEINER, Errata, récit d'une pensée.

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Essentiel

Claude Lévi-Strauss, philosophe et anthropologue, voit l'apparition des formes musicales classiques à partir du XVIIe siècle comme le nouveau chemin emprunté par les grands mythes propres à l'humanité avec la disparition des formes anciennes par lesquelles ils s'exprimaient. «Il y a une période de la civilisation occidentale où la pensée mythique s'affaiblit et disparaît au profit d'une part de la réflexion scientifique, et de l'autre au profit de l'expression romanesque. Cette scission s'effectue au XVIIe siècle. Or, dans le même temps, on assiste à un phénomène que je crois en intime relation avec l'autre: la naissance de ce que l'on appelle la grande forme musicale qui, me semble-t-il, récupère les structures de la pensée mythique. Des modes de pensée tombés en désuétude pour ce qui touche à l'expression du réel, toujours présents dans l'inconscient, cherchent un nouvel emploi. Ils n'articulent plus des sens, mais des sons. Et de leur ancien usage, il résulte que les sons ainsi articulés acquièrent pour nous un sens».1 Ces nouvelles structures de la pensée mythique s'appellent: musique baroque, classique et romantique. Et chacune d'elles a été illustrée par un créateur de génie: Bach, Mozart et Beethoven.

1. Didier Éribon, De près et de loin, Claude Lévi-Strauss, Éditions Odile Jacob, Paris, 1988.p. 243

Enjeux

«J'appelle classique ce qui est sain et romantique ce qui est malade» (Goethe)

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