L'évolution selon Pierre Teilhard de Chardin

Daniel Laguitton

Dans sa jeunesse, Teilhard avait voué ses premières adorations secrètes au « dieu de fer » d’une clé de charrue, avant d’élargir l’horizon de sa quête d’éternité en se passionnant pour les minéraux jusqu’à ce que l’évidence d’une dérive cosmique le conduise à ne plus consacrer sa vie qu’à une vision du monde selon laquelle l’aventure humaine est appelée à converger en un point Oméga de nature christique.

Dans un essai précédent[1], nous avons exploré la genèse de la personnalité de Pierre Teilhard de Chardin à partir d’une enfance émotionnellement aride et introvertie, mais riche en passions intérieures et en quête d’absolu. Qualifié de « petit génie pétillant d’intelligence », mais aussi de « désespérément sage » par Henri Bremond, un de ses professeurs au collège Notre-Dame de Mongré, le jeune Pierre avait voué ses premières adorations secrètes au « dieu de fer » d’une clé de charrue, avant d’élargir l’horizon de sa quête d’éternité en se passionnant pour les minéraux jusqu’à ce que l’évidence d’une dérive cosmique le conduise à ne plus consacrer sa vie qu’à une vision du monde selon laquelle l’aventure humaine est appelée à converger en un point Oméga de nature christique. Pour Teilhard, jésuite, géologue et paléontologue, l’évolution est un vecteur de consolidation de la conscience en pensée réfléchie appelée elle-même à se « feutrer » en une couche psychique qu’il nommera pour la première fois la « noosphère » en mai 1925 dans un essai intitulé L’hominisation : introduction à l’étude du phénomène humain[2].

Dans un souci de clarification d’une œuvre relativement opaque, nous nous proposons, dans ce second essai, d’expliciter la manière dont Teilhard concevait l’évolution cosmique entre un hypothétique point alpha qu’il appelle le « blanc d’en bas » ou le « blanc de naissance » et un point oméga tout aussi hypothétique, qu’il appelle « blanc d’en haut » ou « blanc d’émergence »[3]. Plusieurs facteurs concourent en effet à opacifier les écrits de Pierre Teilhard de Chardin :

1) Ses écrits considérés comme non scientifiques, publiés pour la plupart à titre posthume, n’ont pas été soumis à un processus éditorial habituel et, en dépit du style magistral de leur auteur, ils n’en souffrent pas moins de particularités propres à décourager le lecteur : la capitalisation intempestive des mots pour leur donner une sorte noblesse, les nombreux néologismes et le vocabulaire scientifique peuvent en effet être déroutants.

2) La pensée de Teilhard s’est évidemment précisée au fil des ans, ce qui l’a conduit à reprendre et à approfondir plusieurs de ses essais antérieurs, révision qui donne parfois à la lecture de ses œuvres un aspect redondant.

3) La publication « officielle » des œuvres de Teilhard de Chardin en treize volumes par les éditions du Seuil a eu lieu après sa mort et s’est échelonnée sur une période de 21 ans, commençant en 1955 par Le Phénomène humain et s’achevant en 1976 par Le Cœur de la matière. Elle a fait l’objet de choix éditoriaux subjectifs et n’a pas suivi l’ordre chronologique d’écriture des essais qui la composent. Par exemple, le volume 13 rassemble des essais dont l’écriture s’échelonne de 1920 à 1954 alors que le volume 2 rassemble des essais s’échelonnant de 1913 à 1954. Le défi est donc grand pour qui veut suivre l’évolution de la pensée de Teilhard. Le volume 13 présente, à cet égard, une précieuse Chronologie générale des œuvres de Teilhard de Chardin établie par Claude Cuénot[4].

4) Plus sérieuse encore est sans doute la difficulté de compréhension posée par le mécanisme de l’évolution exposé par Teilhard qui s’appuie notamment sur les concepts de « centréité », d’énergie « radiale » et d’énergie « tangentielle », trois notions qu’il importe d’abord d’expliciter.

L’énergie
Pour Teilhard de Chardin, l’énergie est une phase de la matière comme la vapeur est une phase de l’eau. Il explique avoir choisi le titre Le Cœur de la Matière, pour exprimer sa perception d’un rayonnement de la matière qu’il aurait préféré désigner par l’expression anglaise The Golden Glow [l’éclat doré]. Ce rayonnement qu’il percevait dès son enfance était pour lui « l’apparition de Dieu, hors de, et dans Le Cœur de la Matière ». Pour Teillhard, l’énergie, réalité cosmique fondamentale, est de nature psychique et se condense en grains de matière. Un long processus d’agglomération et de complexification permet à la matière d’atteindre un tel degré d’activation psychique que l’énergie qui y est temporairement enfermée peut, lorsque sa « température psychique » est suffisamment élevée, être de nouveau dématérialisée. Souviens-toi, homme, que tu es énergie et que tu retourneras en énergie, semble affirmer Teilhard lorsqu’il écrit : « Du point de vue énergétique, renouvelé par les phénomènes de radioactivité, les corpuscules matériels peuvent maintenant se traiter comme les réservoirs passagers d’une puissance concentrée. Jamais saisie, en fait, à l’état pur, mais toujours plus ou moins granulée (jusque dans la lumière !) l’Énergie représente actuellement pour la Science la forme la plus primitive de l’Étoffe universelle »[5].

La matière
Pour Teilhard, « La Matière se découvre à nous en état de genèse, — cette genèse laissant apercevoir deux des aspects qui la caractérisent le mieux dans ses périodes ultérieures. D’abord de débuter par une phase critique : celle de granulation, donnant brusquement naissance (une fois pour toutes ?) aux constituants de l’atome, et peut-être à l’atome lui-même. Ensuite, au moins à partir des molécules, de se poursuivre additivement suivant un processus de complexité croissante »[6].

En résumé donc, au commencement tout est énergie ; s’amorce alors un processus de granulation par lequel l’énergie se transforme en matière sous forme de particules élémentaires, lesquelles, soumise au processus de granulation, s’agglomèrent en grains de matière de plus en plus complexes, les particules formant des atomes, les atomes des molécules, ces dernières des macromolécules, puis des cellules, des micro-organismes, et des assemblages de plus en plus complexes pour en arriver à l’être humain qui, pour Teilhard, est la forme la plus évoluée de ce processus de complexification au cours duquel ont émergé « sans coutures » la vie, la conscience et la pensée réfléchie. « Pourquoi l’Homme est-il plural, nous demandions-nous, — plural comme les astres, plural comme les molécules ?...Tout simplement, pouvons-nous répondre maintenant, parce qu’il n’est rien autre chose que la dernière formée, la plus jeune, et donc la plus compliquée, la mieux centrée des Molécules »[7]. « Dans la multiplicité “grouillante” des éléments vivants (monocellulaires et polycellulaires) formant la Biosphère se prolonge authentiquement la structure granulaire (atomique, moléculaire) de l’Univers. Replacé dans la série corpusculaire cosmique, par suite, le corps humain n’est pas autre chose qu’une “super-molécule”, en laquelle, dès lors, nous avons la chance de pouvoir discerner, à l’état “grossi”, les propriétés de toute molécule »[8].

La consubstantialité énergie-matière
La vision du monde de Teilhard de Chardin repose sur sa « découverte » personnelle d’une consubstantialité entre matière et énergie : « Par éducation et par religion, j’avais toujours docilement admis, jusque-là, — sans bien y réfléchir, du reste —, une hétérogénéité de fond entre Matière et Esprit. — Corps et Âme, Inconscient et Conscient : deux “substances” de nature différente, deux “espèces” d’Être, incompréhensiblement associées dans le Composé vivant, et dont il fallait à tout prix, m’assurait-on, maintenir que la première (ma divine Matière !) n’était que l’humble servante (pour ne pas dire l’adversaire) de la seconde : celle-ci (c’est-à-dire l’Esprit) se trouvant dès lors réduite à mes yeux, par le fait même, à n’être plus qu’une Ombre, qu’il fallait bien vénérer par principe, mais pour laquelle (émotivement et intellectuellement parlant) je n’éprouvais en réalité aucun intérêt vivant. Qu’on juge, par suite, de mon impression intérieure de libération et d’épanouissement lorsque, à mes premiers pas, encore hésitants, dans un Univers “évolutif”, je constatai que le dualisme dans lequel on m’avait maintenu jusqu’alors se dissipait comme brouillard au soleil levant. Matière et Esprit : non point deux choses, — mais deux états, deux faces d’une même Étoffe cosmique, suivant qu’on la regarde, ou qu’on la prolonge, dans le sens où (comme eût dit Bergson) elle se fait, — ou au contraire dans le sens suivant lequel elle se défait »[9].

Pour expliquer le processus d’évolution qui associe complexité croissante et montée de la conscience, Teilhard invoque deux modalités de déploiement de l’énergie en introduisant ce qu’il appelle « l’énergie tangentielle » et « l’énergie radiale », ainsi que le concept de « centréité ». « […] non plus seulement une seule espèce d’Énergie au monde : mais deux Énergies différentes (l’une axiale, croissante et irréversible, — l’autre périphérique ou tangentielle, constante et réversible) ; ces deux Énergies étant liées l’une à l’autre dans “l’arrangement”, mais ne pouvant cependant ni se composer, ni se transformer directement entre elles, parce qu’opérant à des niveaux différents… »[10].

« Essentiellement, nous l’admettrons, toute énergie est de nature psychique. Mais, en chaque élément particulaire, ajouterons-nous, cette énergie fondamentale se divise en deux composantes distinctes : une énergie tangentielle qui rend l’élément solidaire de tous les éléments de même ordre (c’est-à-dire de même complexité et de même “centréité”) que lui-même dans l’Univers ; et une énergie radiale, qui l’attire dans la direction d’un état toujours plus complexe et centré, vers l’avant »[11].

Si « toute énergie est de nature psychique », l’affirmation qu’il y a « deux énergies différentes » peut paraître ambiguë. Elle s’éclaire si l’on considère que cette distinction entre deux énergies désigne en fait les deux axes selon lesquels l’activation de l’énergie est décrite par Teilhard : un axe horizontal de complexité croissante de la matière et un axe vertical de conscience croissante qu’il appelle aussi la température psychique. Quant au concept de « centréité », il mérite d’être clarifié.

La centréité
Le néologisme « centréité » désigne le degré d’activation psychique d’un grain de matière. Si l’on accepte, avec Teilhard, que toute énergie est de nature psychique, la centréité d’un granule de matière peut être considérée comme sa « personnalité » et son degré d’évolution sur une échelle de complexité-conscience. Centréité et température psychique sont synonymes. Au fil de l’évolution, la température psychique de la matière augmente et devient un facteur dominant lorsque la matière atteint le stade de « matière hominisée ».

Teilhard explicite ainsi sa « physique de la Centration » : « Non, à bien regarder les choses, la “centréité” d’un objet ne correspond, dans le Monde, ni à une qualité abstraite, ni à une sorte de “tout ou rien” qui ne connaîtrait ni nuances ni degrés. Mais elle représente au contraire une grandeur essentiellement variable, proportionnelle au nombre d’éléments et de liaisons contenues dans chaque particule cosmique considérée. Un centre est d’autant plus simple et plus profond qu’il se forme au cœur d’une sphère plus dense et de rayon plus grand. Un centre n’est pas, mais il se construit. Voilà ce que nous disent les faits. De ce chef, il y a une infinité de façons inégales pour la Matière de se trouver centrée. Suivant l’axe de la Complexité, tout se passe autour de nous comme si l’Étoffe de l’Univers s’égrenait en une suite montante de centres toujours plus parfaits : cette sur-centration correspondant, pour la Physique, à l’accumulation en chaque noyau d’un nombre toujours plus grand de parcelles plus variées et mieux agencées ; et cette même sur-centration se traduisant pour la Psychologie en un accroissement de spontanéité et de conscience. En direction de l’Infime, la dispersion. En direction de l’Immense, l’agglomération. En direction du Complexe, la centration et la conscience, c’est-à-dire la vitalisation »[12].

Énergie tangentielle et énergie radiale : vers plus de conscience
Les deux modes d’activation de l’énergie évoqués par Teilhard sont beaucoup plus faciles à concevoir lorsque l’on a saisi la notion de centréité, c’est-à-dire de température psychique ou de niveau de conscience. Les adjectifs « tangentielle » et « radiale » peuvent être respectivement remplacés par « horizontale » (ou externe), et par « verticale » (ou axiale ou interne). Étant donné que, pour Teilhard, « toute énergie est de nature psychique », lorsqu’il distingue deux sortes d’énergie au cœur de la matière il désigne en pratique deux modes d’activation de cette énergie unique : le mode horizontal et le mode vertical. Le mode horizontal est soumis aux lois physico-chimiques qui régissent les liaisons intracorpusculaires, comme les lois de la thermodynamique. Les « rencontres » entre corpuscules de matière sont donc soumises à ces lois, mais leur degré de centréité, qui est proportionnel au degré de complexité et donc de conscience de ces corpuscules, joue un rôle d’autant plus marqué dans ces rencontres que les corpuscules concernés ont atteint un plus haut degré de conscience. La rencontre de deux atomes est davantage sujette à ce que Teilhard appelle la loi des grands nombres (c’est-à-dire aléatoire) que celle de deux chats ou de deux êtres humains dont le potentiel de choix (la centréité) est supérieur. Le mode horizontal (tangentiel) d’activation de l’énergie met en jeu des corpuscules ayant à peu près la même centréité. Tout se passe comme si les proverbes « qui se ressemble s’assemble », et « l’union fait la force » s’appliquaient intégralement aux grains de matière tout au long de leur évolution. Les corpuscules « moins nombreux et en même temps mieux individualisés, échappent petit à petit à l’esclavage des grands nombres. Ils laissent transparaître leur fondamentale et non mesurable spontanéité. Nous pouvons commencer à les voir et à les suivre un par un. Et dès lors nous accédons au monde de la Biologie »[13].

Selon ce modèle, tout se passe comme si l’union de granules de matière de centréité voisine dégageait une synergie psychique qui s’ajoute au potentiel radial des granules séparés. En distinguant une énergie psychique et une énergie physique non équivalentes et non convertibles l’une dans l’autre, Teilhard laisse flotter un certain flou sur son modèle, flou qui se résorbe, répétons-le, si l’on différencie deux modes d’activation d’une même énergie psychique au lieu de distinguer une énergie tangentielle et une énergie radiale. « Or, à peine entrevue, cette idée, si séduisante, d’une transformation directe, l’une dans l’autre, des deux Énergies doit être abandonnée. Car, aussi clairement que leur liaison, se manifeste leur mutuelle indépendance, aussitôt qu’on essaie de les accoupler. […] Les deux Énergies, physique et psychique, répandues respectivement sur les deux feuillets externe et interne du Monde ont dans l’ensemble la même allure. Elles sont constamment associées et passent en quelque façon l’une dans l’autre. Mais il semble impossible de faire se correspondre simplement leurs courbes. D’une part, une fraction infime seulement d’Énergie “physique” se trouve utilisée par les développements les plus élevés de l’Énergie spirituelle. Et d’autre part cette fraction minime, une fois absorbée, se traduit sur le tableau intérieur par les oscillations les plus inattendues. Une telle disproportion quantitative suffit à faire rejeter l’idée trop simple de “changement de forme” (ou de transformation directe), — et par suite l’espoir de trouver jamais un “équivalent mécanique” de la Volonté ou de la Pensée. Entre Dedans et Dehors des Choses les dépendances énergétiques sont incontestables. Mais elles ne peuvent sans doute se traduire que par un symbolisme complexe, où figurent des termes d’ordres différents »[14].

Rien n’interdit de penser que ce n’est pas la nature de l’énergie mise en jeu qui change, mais le mode d’activation d’une seule et même énergie en fonction de la progression des grains de matière vers des zones de complexité-conscience plus élevée. Tout « mariage », fut-il entre deux particules, peut être fertile et engendrer une progéniture douée d’une plus-value psychique, ou rester stérile et s’achever par un divorce. Maintes trajectoires d’évolution comprises entre l’axe vertical et l’axe horizontal de la figure 1 sont possibles, mais plus le granule de matière s’élève dans la direction de l’axe de conscience, plus les liaisons qui s’établissent entre granules sont sujettes à la conscience et donc à une autonomie qui rejoint la notion de libre arbitre.

Teilhard illustre par une métaphore l’émergence de la spontanéité et de la liberté lorsque le degré de conscience augmente : « Pour penser, il faut manger, mais que de pensées diverses, en revanche, pour le même morceau de pain ! Comme les lettres d’un alphabet, d’où peuvent sortir aussi bien l’incohérence que le plus beau poème jamais entendu, les mêmes calories semblent aussi indifférentes que nécessaires aux valeurs spirituelles qu’elles alimentent… »[15]. Autrement dit : s’il faut une activation horizontale de l’énergie pour élever la centréité et donc le potentiel vertical des corpuscules de matière, plus la matière se complexifie, plus les notions de conscience et de libre choix interviennent et orientent la suite de la granulation, la soustrayant progressivement au hasard ET à l’entropie. La tranche de pain de la métaphore est l’activation horizontale qui nourrit le potentiel vertical et partant, la liberté et la créativité qui permettent d’organiser les lettres de l’alphabet et autres symboles forgés à des niveaux précurseurs de conscience.

« La concentration d’une conscience, pouvons-nous dire, varie en raison inverse de la simplicité du composé matériel qu’elle double. Ou encore : une conscience est d’autant plus achevée qu’elle double un édifice matériel plus riche et mieux organisé. Perfection spirituelle (ou “centréité” consciente) et synthèse matérielle (ou complexité) ne sont que les deux faces ou parties liées d’un même phénomène »[16]. Autrement dit, ce n’est pas parce que le niveau de conscience n’est pas perceptible à nos sens ou à nos instruments de mesure qu’il n’existe pas à des degrés plus primitifs, auquel cas, en ignorant la conscience au cœur de la matière, les sciences empiriques édifient des modèles du réel qui ne reposent que sur les apparences, en particulier, sur les apparences physico-chimiques, limitant leur pertinence à la stricte horizontalité, ce que Rabelais signifiait en affirmant que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

La spirale de l’évolution
La spirale est une courbe qui combine les directions horizontale et verticale dans une rotation autour d’un axe. En suivant une spirale, on peut avoir l’impression de tourner en rond, mais à chaque tour on progresse suivant l’axe de rotation. Pour Teilhard, la spirale conique (convergente) est la représentation la plus descriptive de la trajectoire d’évolution : « Peu à peu, à mesure que mon esprit se familiariserait avec la réalité d’un seul vaste enroulement psychogénique de toute la Matière sur elle-même, ce serait chaque cercle nouveau aperçu dans cette prodigieuse spirale qui viendrait matérialiser et resserrer un peu plus tangiblement autour de moi l’Emprise divine »[17]. La spirale qu’évoque Teilhard est tridimensionnelle, ascendante et conique : elle s’enroule autour d’un axe intermédiaire entre la verticalité de l’axe de la conscience et l’horizontalité de l’axe de la complexité (fig. 1).

« Et c’est ainsi que, plus j’essayais de prolonger et de deviner, vers l’avant, la marche de l’immense spirale physico-psychique où je me trouvais engagé par l’histoire, plus, à mes yeux, ce que nous appelons encore trop simplement “la Recherche” se chargeait, se colorait, s’échauffait de certaines puissances (Foi, Adoration), jusqu’ici regardées comme étrangères à la Science… »[18]. Et du scientifique, déjà, par maint endroit, le front du jésuite brisait le masque étroit, est-on tenté d’ajouter ici.

Parlant de l’essor du « ferment judéo-chrétien » et des civilisations caduques qu’il a nourries, Teilhard écrit « Il est facile au pessimiste de décompter cette période extraordinaire en civilisations qui l’une après l’autre s’écroulent. N’est-il pas beaucoup plus scientifique de reconnaître, une fois de plus, sous ces oscillations successives, la grande spirale de la Vie, s’élevant irréversiblement, par relais, suivant la ligne maîtresse de son évolution ? Suse, Memphis, Athènes peuvent mourir. Une conscience toujours plus organisée de l’Univers passe de main en main ; et son éclat grandit »[19].

« Sous l’effort persistant de la pensée chrétienne, l’énormité angoissante du Monde converge peu à peu vers le haut jusqu’à se transfigurer en un foyer d’énergie aimante !... »[20].

« […] rien de moins paisible, rien de plus “critique”, et jusqu’à un certain point rien de plus imprévisible, que le foyer vers où converge, en se resserrant au-dessus de nos têtes, l’enroulement social humain »[21].

Le long de cette spirale d’évolution, la frontière entre vie et pré-vie, comme celle entre conscience et pré-conscience reste à jamais indétectable comme le sont les frontières nationales sur une Terre vue de l’espace : « Mais avons-nous assez songé que, si ces particules sont hyper-compliquées, c’est, nécessairement et corrélativement, qu’elles sont hyper-centrées, et porteuses, par conséquent d’un germe de conscience ? Au-dessous de la Vie, donc, la Pré-Vie ! Branche moléculaire et branche cellulaire de la Matière : ces deux segments, traités jusqu’ici comme divergents ou hétérogènes, tendent à se rapprocher sous nos mains. Bout à bout ils s’alignent. Et voici qu’apparait une courbe unique exprimant les progrès d’un seul et même processus physico-biologique : la Noogénèse »[22].

La foi de Teilhard en l’humanité est inébranlable. Lors d’une conférence donnée en mars 1947 au World Congress of faiths, il insistait sur le parallélisme, en dépit des apparences, entre le cheminement d’un marxiste et d’un chrétien dans la mesure où l’un comme l’autre sont inspirés par la même foi en l’Homme : « À l’origine, bien sûr, elle suppose, cette foi, une certaine conception, basale et basique, de la place de l’Homme dans la Nature. Mais à partir de cette plate-forme commune, rationalisée, elle s’élève en mille potentialités diverses, plastiques ou même fluides — insécable pourrait-on dire, sous les expressions antagonistes que la pensée, dans ses tâtonnements, est appelée à lui faire subir temporairement. […] Poussées à bout, les deux trajectoires finiront certainement par se rapprocher. Car, par nature, tout ce qui est foi monte ; et tout ce qui monte converge inévitablement »[23]. Cette affirmation est tellement emblématique de la vision de Teilhard de Chardin qu’elle figure sur la médaille frappée à Paris en 1951 par Raymond Delamarre (1890-1986) pour marquer l’admission, le 22 mai 1950, de Pierre Teilhard de Chardin comme membre non résidant de l’Académie des Sciences (France)[24].

En résumé, le modèle de l’univers en évolution, c’est-à-dire le modèle de la cosmogénèse que nous propose Teilhard de Chardin repose sur un accroissement progressif de la « personnalité » (centréité) des corpuscules de matière formés par le jeu combiné du hasard et de la conscience dans l’océan des possibles permis par les lois physico-chimiques qui régissent le mode horizontal (tangentiel) d’activation de l’énergie. La cosmogénèse est donc une émergence de conscience : « Mouvement de “complexité-conscience”, ou de “corpusculisation”, ou de “centration”, ou d’“intériorisation”, ainsi que je l’ai souvent nommé : dans la mesure où l’arrangement qu’il engendre s’élève en direction de groupements à la fois toujours plus astronomiquement compliqués, plus physiquement organisés, et plus psychologiquement indéterminés »[25]. L’indétermination psychologique évoquée dans cette citation est proportionnelle au degré de liberté ou d’éveil de la conscience atteint par la matière sur la spirale d’évolution. Un aphorisme dont l’origine remonte à la nuit des temps résume assez bien le modèle d’éveil de la conscience proposé par Teilhard : « Dieu dort dans le minéral, s’éveille dans le végétal, s’anime dans l’animal et devient conscient dans l’Homme ».

Où allons-nous ?
Si le géologue et paléontologue Teilhard a pu, en reconstituant l’arbre de la vie terrestre et en faisant de l’Homme la flèche de l’évolution sur une trajectoire de complexité-conscience, répondre à partir de données empiriques aux deux premières questions de Gauguin — D’où venons-nous ? et Que sommes-nous ? —, l’essentiel de son œuvre n’en a pas moins porté sur une tentative de réponse à la troisième question : Où allons-nous ? Cette question mobilisa très tôt l’activité intellectuelle du jeune jésuite assoiffé de solidité et de permanence depuis sa plus tendre enfance.

Teilhard formule sa réponse la plus concise à cette question en exergue d’un essai daté de 1934 :

« Je crois que l’univers est une évolution
Je crois que l’univers va vers l’Esprit
Je crois que l’Esprit, [dans l’Homme], s’achève en du Personnel
Je crois que le Personnel suprême, est le Christ-Universel
 »[26].

Dans un essai intitulé Les singularités de l’espèce humaine, daté du 25 mars 1954, soit un an avant sa mort, une réponse plus détaillée et d’apparence plus scientifique est donnée par Teilhard à nos interrogations concernant l’avenir de l’humanité[27]. Du sommet des 73 ans qu’il a passés à explorer la Terre et à réfléchir à l’histoire de la vie qu’elle héberge, il décrit en effet trois singularités de l’espèce humaine qui conditionnent notre avenir commun : 1) la singularité originelle, le pas de la réflexion ; 2) La singularité présente : le pouvoir de co-réflexion ; 3) La singularité terminale de l’espèce humaine : un point critique supérieur d’ultra-réflexion. Autre manière de le dire : 1) l’humain comme seul être vivant ayant franchi le pas de la réflexion ; 2) l’humain comme seule espèce actuellement engagée dans un processus évolutif fondé sur la co-réflexion ; 3) l’humain comme seule espèce en route vers un pic d’ultra-hominisation par ultra-réflexion. Ce troisième volet répond directement à la question « où allons-nous ? » en proposant une extrapolation qui commence par ces mots : « Réflexion entraîne Prévision ».

Réflexion entraîne Prévision
La réflexion qui sert de base à l’extrapolation de Teilhard est celle qui sous-tend le modèle d’évolution présenté plus haut :

« a — De par la nature réfléchie de son psychisme, l’Homme-individu apparait dans le champ de notre expérience comme la forme extrême actuellement atteinte, dans un élément isolé, par le processus (ou dérive cosmique) de complexité conscience.

b— Dans l’Homme-espèce, (autant que nous puissions en juger par les phénomènes d’arrangement et de co-réflexion planétaire) un pas de plus — pas vertigineux — est en train de se faire dans la complexification et l’intériorisation psychique de l’étoffe cosmique. À la faveur des liaisons sociales opérant en milieu réfléchi, c’est un phylum tout entier qui se prend et se synthétise organo-psychiquement sur soi, aux dimensions de la Terre.

c— Loin de faire mine de se ralentir ou de plafonner autour de nous, ce mouvement biologique de convergence pan-humaine ne fait qu’entrer (depuis un siècle…) dans une phase compressive au cours de laquelle il ne peut aller désormais que s’accélérant. À cette aspiration du “vortex évolutif”, on peut concevoir qu’en vertu de leur liberté certains individus anormaux se refusent et échappent (pour leur perte). Mais ces évasions ne sauraient être regardées que comme un déchet. En fait, et à l’échelle de l’Espèce, le processus de totalisation est, de soi, inarrêtable, lié qu’il apparait au jeu des deux courbures cosmiques sur lesquelles notre volonté n’a aucune action : d’une part la courbure géométrique d’une planète qui, relativement à notre nombre et à notre rayon d’action, va se contractant rapidement et, d’autre part, la courbure psychique d’une co-pensée qu’aucune force au monde ne saurait empêcher de se concentrer sur elle-même »[28]. Par « courbure psychique », Teilhard désigne la continuation de l’évolution sur une trajectoire de complexité-conscience, la co-réflexion ayant progressivement remplacé la granulation initialement dominée par des combinaisons aléatoires répondant aux lois physico-chimiques.

L’Homme est, selon Teilhard, la flèche d’un mouvement de « complexité-conscience » (de « corpusculisation », de « centration », ou d’« intériorisation ») qui accélère et dans lequel le mode vertical (radial, axial) d’activation de l’énergie psychique joue un rôle de plus en plus marqué. « Par structure, et nonobstant toute impression ou apparences contraires, l’Homme se trouve historiquement engagé dans un processus au sein duquel (par usage même de sa liberté, — c’est-à-dire pour survivre et super-vivre) il se trouve assujetti (au moins statistiquement) à s’unifier biologiquement sur soi toujours davantage. Si bien que, droit devant nous dans le Temps, quelque sommet d’Hominisation existe nécessairement, — sommet dont, à en juger par l’énorme quantité d’Humain inarrangé qui nous entoure encore, nous pouvons garantir que, par rapport à nous, il se trouve placé extrêmement haut dans la conscience, sinon aussi éloigné encore dans le Temps que nous ne serions tentés de le supposer au premier moment.

 Ainsi, faisais-je déjà observer ci-dessus, nous ne sommes pas égarés, bien au contraire, dans l’Univers : puisque, si épaisse soit la brume à l’horizon, la loi cosmique de “convergence du Réfléchi” est là pour nous signaler, avec la certitude d’un radar, la présence d’une cime vers l’avant, — cime représentant pour notre phylum une issue naturelle aux démarches de la Spéciation.

En vérité, à un tel pic d’Hominisation (ou, comme j’ai pris l’habitude de dire, à un tel Point Oméga), plus moyen de douter que le jeu normalement prolongé des forces planétaires de complexité-conscience ne nous appelle et nous destine »[29].

Ce « Point Oméga », destination ultime de l’évolution selon Teilhard de Chardin, est clairement défini dans un essai intitulé Mon univers écrit en Chine en 1924 et publié en 1965 dans Science et Christ[30].

« Appelons, pour abréger, oméga : le Terme supérieur cosmique décelé par l’Union créatrice. Tout ce que je dirai se ramènera à trois points :

A) Le Christ révélé n’est pas autre chose qu’oméga.
B) C’est en tant qu’oméga qu’il se présente comme attingible et comme inévitable en toutes choses.
C) Et c’est pour être constitué oméga enfin, qu’il a dû, par les labeurs de son Incarnation, conquérir et animer l’Univers »[31].

Le jésuite apologète se substitue donc clairement au scientifique dans cette conception de la force motrice et de la finalité de l’évolution. Ce faisant, il réalise son souhait de jeunesse : « Pour pouvoir pleinement adorer le Christ, il était nécessaire que, dans un premier temps, j’arrive à le consolider” »[32]. L’évolution est, dans la vision de Teilhard de Chardin, un mécanisme de consolidation d’un Christ qui constitue « l’unique suffisant et l’unique nécessaire » auquel le jeune Auvergnat aspirait très tôt dans sa quête de solidité et d’indestructibilité. L’impermanence cosmique est, de ce fait, convertie en permanence christique.

Les pièges qui nous menacent
« Mais, dans la réalité brutale des événements, bien des choses ne ratent-elles pas qui auraient dû réussir ? Une fleur qui avorte. Une expérience qui manque. Un pain qui brûle dans le four… »[33]. Teilhard s’interroge judicieusement sur les risques susceptibles de compromettre l’aboutissement de l’évolution et envisage à cet égard trois questions auxquelles il répond avec un optimisme si total que ses prédictions relèvent clairement davantage de la foi que de la science.

Première question : Allons-nous manquer de temps ? Non, répond Teilhard, la date de péremption de la Terre est très éloignée, la probabilité d’une collision avec un autre corps céleste est extrêmement faible, et l’espèce humaine évolue plus vite que les autres, donc nous avons tout le temps voulu pour atteindre le pic d’hominisation. « Dans un, ou deux, ou trois millions d’années, la Terre sera certainement toujours là, sous nos pieds, et toujours aussi habitable qu’elle l’est aujourd’hui, de par sa température et ses continents »[34]. Quelques décennies après la mort de Pierre Teilhard de Chardin, cette confiance dans la viabilité de la planète Terre soumise à un assaut sans précédent par les inconditionnels du « progrès » scientifique et technologique tous azimuts que prônait également Teilhard n’est évidemment plus soutenable.

Deuxième question : Allons-nous manquer de réserves matérielles ? Non, répond de nouveau Teilhard, « En présence d’une situation dont je serais le dernier à vouloir minimiser la réalité et la gravité, je me refuse, pour ma part, à être pessimiste. […] juste à point nommé, ne voyons-nous pas nos physiciens mettre en ce moment la main sur l’énergie nucléaire, — et nos chimistes circonscrire peu à peu le problème des synthèses organiques ? Irrévérencieusement, on a comparé l’Humanité à une fleur éphémèrement apparue sur le cadavre minéralisé de millions d’années de Vie enterrée. Mais pourquoi ne pas estimer plutôt que, semblable à ces avions qui, pour démarrer, requièrent une force étrangère, notre espèce, afin de devenir autotrophe et autonome, avait besoin, au cours d’une première phase (celle qui s’achève), de trouver, juste, à côté d’elle, une source abondante d’énergies toutes prêtes... Après quoi elle pourra voler de ses propres ailes. »[35]. Quelques décennies ont, là aussi, suffi, pour ébranler, depuis la mort de Teilhard, cet optimisme rendu intenable par l’épuisement des ressources de la géosphère, l’extinction de masse des espèces végétales et animales et les montagnes de déchets de l’industrie nucléaire et de la pétrochimie.

Troisième question : Allons-nous manquer de forces intérieures ? La réponse de Teilhard à cette question est beaucoup plus nuancée et empreinte d’un doute qui se manifeste à maintes reprises dans toute son œuvre, en particulier par son insistance sur l’importance, pour l’humanité, de préserver un « goût de vivre » qui se traduise par un « goût de l’action » et un « goût de l’évolution ». Ce goût de vivre est pour lui le carburant essentiel (l’essence) de trois aspects de l’évolution organo-psychique : 1) l’auto-évolution des individus ; 2) l’unanimisation de l’espèce humaine, et 3) l’activation énergétique capable d’assurer l’accélération de la convergence noosphérique.

L’auto-évolution des individus
À propos de l’auto-évolution individuelle, Teilhard expose sa foi absolue dans la science et dans la recherche, y compris dans un eugénisme érigé en « noble forme de sélection dirigée » : « Ce que, en l’espace d’une génération, les physiciens sont arrivés à réaliser, dans le domaine de l’atome, pourquoi demain, dans le domaine du Cellulaire, du Germinal, du Neurone, les Biologistes n’arriverait-il pas à le faire ? Au minimum, disais-je plus haut, l’Humanité prise dans son ensemble, continue, par effet de co-réflexion, à se cérébraliser collectivement. Mais, par effet rétroactif de co-réflexion, tout justement, l’individu humain, aidé par tous les autres à la fois, ne va-t-il pas réussir, quelque jour à perfectionner son propre système nerveux ? Mettre assez efficacement la main sur les ressorts de la reproduction, de l’embryogénèse, de la sélection pour que non seulement le groupe social pris dans sa réalité globale, mais les individus eux-mêmes, de génération en génération, se trouvent de plus en plus cérébralisés, ceci non plus par sélection naturelle, mais par sélection dirigée : qui oserait affirmer aujourd’hui qu’avant dix mille ans d’ici cette folle imagination d’hier ne sera pas devenue la réalité ? »[36].

Teilhard se dit conscient de la répulsion qu’évoquent ces idées, mais « à toutes ces objections de la tête et du cœur, de la Morale et des Religions » il répond par deux affirmations inséparables l’une de l’autre et complémentaires :

« l)° D’une part (que la chose nous plaise ou non), comprenons donc enfin que rien, absolument rien, n’empêchera jamais l’Homme (poussé qu’il est en cela par une urgence intérieure d’ordre cosmique) d’aller en toutes directions — et plus spécialement en matière de Biologie — jusqu’à l’extrême bout de ses puissances de recherches et d’invention.

2)° Mais d’autre part, et justement pour que les constructions de cette self-évolution soient physiquement réalisables, n’oublions pas que le développement concomitant de certaines dispositions psychologiques nouvelles est probablement indispensable, — dont ne pas tenir compte serait rendre invraisemblables ou monstrueux les résultats de notre extrapolation. »[37].

Il est important de bien comprendre ce qui est affirmé dans ces deux énoncés : Tout sera essayé, y compris, sans aucun doute, par des émules du docteur Frankenstein, mais cette perspective n’est « monstrueuse » que si l’optimisme de Teilhard concernant l’amélioration psychologique de l’espèce humaine devait s’avérer non fondé. L’éventualité d’un échec de l’aventure humaine est rarement aussi candidement envisagée que dans cette citation extraite de La Place de l’Homme dans la Nature : « Si, avant que l’Humanité n’arrive à maturation, la planète devenait inhabitable ; si prématurément le pain venait à y manquer, ou les métaux nécessaires, — ou, ce qui serait bien plus grave encore, la quantité ou la qualité de substance cérébrale requise pour emmagasiner, transmettre et accroître la somme de connaissances et d’aspirations formant à chaque instant la noosphère : — alors, évidemment, ce serait le raté de la Vie sur Terre ; et l’effort du Monde pour se centrer jusqu’au bout n’aurait plus qu’à se tenter ailleurs, en quelque autre point des cieux »[38]. Teilhard, comme nous allons le voir ci-après, se fait toutefois rassurant dans ses pronostics concernant l’unanimisation de l’espèce humaine.

L’unanimisation de l’espèce humaine
« 
L’Homme ne régresse-t-il pas moralement, à mesure qu’il devient plus savant ?... En ce domaine particulièrement confus des valeurs dites “éthiques”, où tant de facteurs émotionnels et traditionnels risquent de déformer la clarté des faits et le sens des mots, je vais chercher, ici encore, à trouver un point d’observation assez élevé (ou, ce qui revient au même, à reconnaître une loi d’évolution assez générale) pour que les pronostics auxquels je crois pouvoir me fier se présentent sous le signe d’une complète et sereine objectivité. Et, comme toujours en pareil cas, j’en reviendrai au processus de complexité-conscience qui, transformant en ordre et en psyché l’énergie dégagée par la compression de l’Humain planétaire, entretient les progrès de ce que j’ai appelé ci-dessus la co-réflexion. Mais, faisant ici un pas de plus, j’insisterai sur le fait que, de par sa nature même, la co-réflexion, tout justement, ne saurait être conçue comme s’intensifiant indéfiniment sur soi sans se franger , puis se pénétrer peu à peu (et ceci pour deux raisons au moins) d’unanimité. »[39].

Les « deux raisons » qui permettent d’imaginer une frange de sympathie imprégnant progressivement la noosphère comme l’eau imprègne une éponge se résument ainsi : d’une part, « À lui seul (et que nous en ayons encore ou non conscience distincte), l’établissement d’une Physique, d’une Chimie, d’une Biologie universelles, fait inévitablement apparaitre la première ébauche d’une inter-sympathie planétaire »[40] ; d’autre part : « En physique, aucun effet n’est possible qu’à une température convenable. Pareillement, si, en ce moment, parler d’organisation humaine universelle semble être (et est probablement, en fait) une utopie, qui nous dit que l’opération ne se fera pas toute seule demain, — quand l’Homme se trouvera porté, par évidence généralisée de sa convergence phylétique, à quelque forme encore insoupçonnée de “Sens de l’Espèce” »[41].

Teilhard s’objecte aux prophètes de malheur selon lesquels l’homme est incapable de s’améliorer et précise : « Et ici qu’on m’entende bien. Lorsque je parle d’Humanité unanimisée, ce à quoi je pense n’a rien de commun avec une sorte d’euphorie confortable et vertueuse. Comme je le dirai mieux tout à l’heure, une Hominisation de convergence ne peut finir qu’en paroxysme. Même cohérée sur soi par la conscience enfin actuée de sa destinée commune, l’Humanité passera donc probablement demain, soit dans son effort pour définir et formuler l’unité qui l’attend, soit dans le choix et l’application des moyens les plus appropriés pour y atteindre, par des conflits intérieurs plus violents encore que ceux que nous connaissons. Mais ces phénomènes de tension, justement parce qu’ils se développeront en un milieu humain beaucoup plus fortement polarisé vers l’avenir que nous ne pouvons encore l’imaginer, ont grand-chance de perdre la stérile amertume particulière à nos luttes présentes »[42]. « Grand-chance » n’est point certitude, mais Teilhard met toutes les chances de son côté en invoquant trois « opérations universelles » qu’il considère comme favorables à l’imprégnation de l’éponge noosphérique par une sympathie universelle, «  — telle l’acceptation, allègrement consentie par tous les représentants de l’Espèce, de certaines mesures générales corrigeant au centuple, par quelque noble forme de sélection dirigée : d’une part, les inquiétants désordres physiques et mentaux déchaînés sur notre société par la réduction (infiniment désirable, mais encore non compensée aujourd’hui !...) des forces de sélection naturelle ; et, d’autre part, les décevants effets d’anti-sélection liés à une stérilité plus ou moins consentie des élites ; — ou telle, encore, une inclination spontanée des individus à apporter et à appliquer aux points voulus d’une Noosphère de plus en plus exigeante et différenciée leur forme particulière de “génie” et d’activité ; — ou telle, enfin, un soin de tous à donner à la face industrialisée de la Terre, défigurée en ce moment par un saccagement barbare de la nature, une nouvelle beauté »[43].

De Teilhard de Chardin à Thomas Berry[44]
La reconnaissance des conséquences désastreuses de l’assaut « barbare » de la nature par le paradigme industriel est suffisamment rare dans l’œuvre de Teilhard pour être soulignée ici. C’est précisément sur la base de cette troisième « opération universelle » consistant à unanimiser l’humanité par le biais d’une écologie intégrale vouée à la réparation de la Terre que l’écothéologien américain Thomas Berry[45], tout en partageant la vision Teilhardienne du divin dans la matière, se dissocie de la priorité donnée par Teilhard au « progrès à tout prix ». Thomas Berry était actif dans les milieux Teilhardiens depuis les années 1960 et fut président de l’American Teilhard Association de 1975 à 1987. Toutefois, dans une interview intitulée Teilhard de Chardin in the Age of Ecology menée par Jane Blewett en 1980, Thomas Berry déclarait au sujet de Teilhard : « Il voulait conquérir […] Il n’avait pas un sens de communion avec le monde naturel […] Il nous faut un post-teilhardisme […] Il y a chez Teilhard, ce que je puis appeler presque une extension des philosophes du dix-huitième siècle, un certain type de clarté, de brillance et d’inspiration françaises, mais auquel il manque un certain rapport émotionnel avec le monde naturel » [46](traduction libre).

L’activation énergétique indispensable
Il s’agit, selon Teilhard, d’augmenter la « température psychique » des êtres vivants et plus spécialement de la « Matière hominisée ». À cet égard, il se penche d’abord sur les activants externes connus, comme la faim et la peur chez les animaux, et certains événements extérieurs qui provoquent une solidarité momentanée chez les humains. Il suffit de penser aux mouvements de solidarité déclenchés par les grandes catastrophes. Par contre, plus une substance est cérébrée, plus sa « température psychique » est élevée, et plus les activants susceptibles de l’influencer sont de nature psychique et donc interne. « Par ce mot d’activation je désignerai ici le pouvoir spécial possédé par certains facteurs (dits “activants” de déchaîner, à leur contact, des réserves d’énergie qui, faute de cette excitation, resteraient dormantes »[47].

Si l’œuvre de Teilhard de Chardin allie systématiquement science et religion, la manière dont il traite des « activants internes » est résolument et exclusivement religieuse. La foi chrétienne constitue en effet à ses yeux l’activant psychique le plus efficace, même si, chez Teilhard, elle s’accompagne d’une foi en l’Homme. Dès 1915, alors âgé de 34 ans, Teilhard écrivait à sa cousine Marguerite : « Autour de moi, les âmes chrétiennes sont un tout petit nombre, mais, aussi clair que le jour, elles sont (à de rares exceptions près) les seules réussies, les seules vraiment humaines »[48]. Trente-cinq ans plus tard, dans Le cœur de la matière, il écrira : « Pour être Homme tout à fait, il se peut que j’aie été obligé de me faire chrétien »[49]. Paroles de jésuite, bien sûr, mais paroles surtout conformes au modèle de l’évolution selon lequel Teilhard fait de la cosmogénèse une christification cosmique mue par un attrait christique et convergeant en un Christ-oméga. « Hors de l’Église, point de salut » est ici un truisme puisque, sous la plume de Teilhard de Chardin, l’Église et la noogénèse finissent par se confondre.

Conclusion
Partant d’un culte traditionnel du Sacré-Cœur de Jésus hérité de sa mère, la vie intellectuelle et spirituelle de Pierre Teilhard de Chardin a consisté à élaborer une vision du monde dans laquelle la matière évolue en se « psychifiant ». Le Sacré-Cœur du Jésus de son enfance est progressivement devenu le Sacré-Cœur d’un Christ universalisé

« Et c’est en ce point qu’apparait, dans l’histoire de ma vie spirituelle, (veuille le lecteur ne pas sourire !), le rôle capital germinal, tenu par une dévotion dont ma mère ne s’est jamais lassée de me nourrir, sans se douter des transformations que lui ferait subir mon insatiable besoin d’Organicité cosmique : la dévotion au Cœur de Jésus »[50].

« Il me serait difficile de faire comprendre à quelles profondeurs, avec quelle véhémence, et avec quelle continuité (bien avant que se nouât explicitement en moi la notion de Christ — Universel) ma vie religieuse d’avant-guerre se développa sous le signe et dans l’émerveillement du Cœur de Jésus… ainsi compris. Plus, à cette époque, je cherchais à prier, plus, pour moi, Dieu se matérialisait profond dans une réalité à la fois spirituelle et tangible, où, sans que je m’en doutasse encore, commençait à s’opérer la grande synthèse en laquelle se résumerait l’effort entier de mon existence — la synthèse de l’En Haut et de l’En Avant. […] Je n’étais pas encore en théologie que déjà, au travers et sous le symbole du Sacré-Cœur, le Divin, pour moi, avait pris la forme, la consistance, et les propriétés d’une ÉNERGIE, d’un FEU : c’est-à-dire, que, devenu capable de se glisser partout, de se métamorphoser en n’importe quoi, il se trouvait désormais apte, en tant qu’universalisable, à faire irruption, pour l’amoriser, dans le Milieu cosmique ou j’étais, précisément au même moment, par une autre moitié de moi-même, en train de m’installer »[51].

L’installation de Teilhard dans ce « Milieu cosmique », partant d’une figure « vague et flottante », sera l’œuvre centrale de toute sa vie : « Lorsque je relis aujourd’hui les pages, si candidement ferventes, du Milieu Divin, je suis étonné de constater combien, dès ce temps-là, tous les traits essentiels de ma vision christo-cosmique se trouvaient déjà fixés. Mais, en revanche, je suis surpris d’observer à quel point, à cette époque, la figure de mon Univers était encore vague et flottante »[52].

« Jusqu’au moment où se laissât entrevoir, au terme supérieur du mouvement en cours, une merveilleuse conjonction, non plus simplement et confusément entre Christ et Matière, — mais entre un Christ distinctement perçu comme évoluteur et un Foyer cosmique positivement reconnu à l’Évolution. Le Cœur du Christ universalisé coïncidant avec un cœur de la Matière amorisée »[53].

La transmutation du cœur de la matière en Cœur mystique étant accomplie dans sa vie comme dans son œuvre, le cœur physique de Pierre Teilhard de Chardin a cessé de battre le 10 avril 1955, jour de Pâques, comme il l’avait souhaité. La dernière phrase du Phénomène humain, comme un panneau de signalisation planté sur le chemin entre cœur et Cœur, pointe à la fois vers l’En-Haut et vers l’En-Avant, vers le vertical et l’horizontal ; Pierre Teilhard de Chardin conclut en effet l’ouvrage par lequel il est le mieux connu par ces mots : « rien ne ressemble autant que l’épopée humaine à un chemin de la Croix »[54].

 


[1] Daniel Laguitton, Pierre Teilhard de Chardin : l’enfant, l’homme et le visionnaire, Encyclopédie de l’Agora, 2024, http://agora.qc.ca/documents/pierre-teilhard-de-chardin-lenfant-lhomme-et-le-visionnaire

[2] Pierre Teilhard de Chardin, L’hominisation, dans La vision du passé, Paris : du Seuil, 1957, p. 92

[3] Pierre Teilhard de Chardin, Les singularités de l’espèce humaine, dans L’Apparition de l’Homme, Paris : du Seuil, p. 365

[4] Pierre Teilhard de Chardin, Chronologie générale des œuvres, dans Le Cœur de la Matière, Paris : du Seuil, p. 237

[5] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris : Éditions du Seuil, 1955, p. 37

[6] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, op. cit., p. 44

[7] Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie, Paris : Éditions du Seuil, 1963, p. 41

[8] Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie, op. cit., p. 106

[9] Pierre Teilhard de Chardin, Le Cœur de la Matière, op. cit., p. 34-35

[10] Pierre Teilhard de Chardin, Le Cœur de la Matière, op. cit., p. 416

[11] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris : Éditions du Seuil, 1955, p. 62

[12] Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie, Paris : Éditions du Seuil, 1963, p. 37-38

[13] Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie, op. cit., p. 58

[14] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris : Éditions du Seuil, 1955, p. 61

[15] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, op. cit., p. 61

[16] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, op. cit., p. 57

[17] Pierre Teilhard de Chardin, Le Cœur de la Matière, op. cit., p. 60

[18] Pierre Teilhard de Chardin, L’Activation de l’Énergie, op. cit., p. 376

[19] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, op. cit., p. 234

[20] Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’Avenir, Paris : Éditions du Seuil, 1973, p. 139

[21] Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’Avenir, op. cit., p. 170

[22] Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie, Paris : Éditions du Seuil, 1963, p. 39-40

[23] Pierre Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’Homme, Paris : Éditions du Seuil, 1959, p. 241-242

[24] Le revers de cette médaille est reproduit sur la figure 1 au-dessus de la matière hominisée.

[25] Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie, Paris : Éditions du Seuil, 1963, p. 265

[26] Pierre Teilhard de Chardin, Comment je crois, Paris : Éditions du Seuil, 1969, p. 117

[27] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, Paris : Éditions du Seuil, 1956, p. 293-374

[28] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 339-340

[29] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 340

[30] Mon univers est aussi le titre d’un autre essai daté de 1918 publié dans Écrits du temps de la guerre et que Teilhard reprendra en 1950 dans Le cœur de la matière

[31] Pierre Teilhard de Chardin, Science et Christ, Paris : Éditions du Seuil, 1965, p. 82

[32] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 53

[33] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 341

[34] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 343

[35] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 345-346

[36] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 350-351

[37] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 351-352

[38] Pierre Teilhard de Chardin, La place de l’Homme dans la Nature, Paris : Albin Michel, 1956 ; Paris : Seuil, 1965, p. 169

[39] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 352-353

[40] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 353

[41] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 354-355

[42] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 355

[43] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 355-356

[44] Thomas Berry, Le rêve de la Terre, trad. Daniel Laguitton, Montréal et Paris : Novalis et Salvator, 2021, 288 pp.

[45] Thomas Berry, La noble Tâche, trad. Daniel Laguitton, à paraître, 2024

[46] Thomas Berry, Teilhard de Chardin in the Age of Ecology, from the library of Lou Niznik, interviewer: Jane Blewett, https://www.youtube.com/watch?v=tKEBQe4c7n0 consulté le 16 février 2024

[47] Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, op. cit., p. 357

[48] Pierre Teilhard de Chardin, Genèse d’une pensée, lettres (1914-1919), Paris : Grasset, 1961, p. 64

[49] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 50

[50] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 53

[51] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 54-55

[52] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 59

[53] Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, op. cit., p. 60

[54] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, op. cit., p. 348

Autres articles associés à ce dossier

Pierre Teilhard de Chardin : l’enfant, l’homme et le visionnaire

Daniel Laguitton

La vie et la personnalité de Pierre Teilhard de Chardin, ainsi que ses écrits, publiés pour la plupart à titre posthume, o

À lire également du même auteur

Pierre Teilhard de Chardin : l’enfant, l’homme et le visionnaire
La vie et la personnalité de Pierre Teilhard de Chardin, ainsi que ses écrits, publi&e

Le blé de Léonie
Lecteur, le blé de Léonie est désormais dans tes sillons. Nourris-le et, quand

Le canari a mauvaise mine
 Le canari de la langue française a mauvaise mine. De bonnes dictées pourraient l

Le rêve de la Terre
En septembre 2021, les maisons d’édition Novalis au Canada et Salvator
Au commencement était le Rêve
« Pour la plupart des peuples, la principale source de sens et de valeurs communes est la mani

Paroles d'arbres
Paroles interprétées par H.Hesse, H.Bergson, A.Malraux et J.Brel

Le début d’un temps nouveau
Indignez-vous! s’est vendu à 4,5 millions d’exemplaires dans 35 pays et a é




Articles récents