Jalousie

« […] La jalousie est partout. Elle nous semble et, souvent, elle est naturelle. Celui qui n’a pas encore aimé aimera demain, disait le poète latin. Qui n’a pas encore éprouvé la jalousie, la ressentira quelque jour. La jalousie est liée à l’amour. On ne peut pas aimer sans aimer jalousement. Il faut même dire que la jalousie est la condition de l’honnêteté de l’amour, car un amour honnête ne supporte ni le partage, ni l’idée même du partage. Mais si l’amour est le terrain favori de la jalousie, toutes les passions, tous les sentiments un peu vifs peuvent la voir naître. Il y a des amitiés fort jalouses. Le sentiment maternel, le sentiment filial ne vont pas sans jalousie. On donne quelquefois au mot jalousie le sens d’envie. La jalousie dont je parle est celle qui accompagne l’amour, la tendresse, l’affection, le goût. Elle participe de l’instinct de possession. Elle contient beaucoup d’égoïsme, beaucoup d’amour-propre. Mais ce qui la caractérise d’une manière plus générale, c’est la crainte de perdre un bien que l’on possède, à condition que ce bien soit d’ordre sentimental. Il y a des jalousies obscures qu’on ne réussit pas à analyser très bien. L’esclave est jaloux de son maître. Ici nous touchons à l’animalité et nous y voici avec le chien. On voit des chiens éprouver de véritables crises de jalousie. Parfois, il est prudent de leur céder, car ils peuvent, tout comme les hommes, se laisser emporter par la fureur et mordre. D’autres chiens, toujours comme certains hommes, quand ils se croient dédaignés se retirent dans un coin, et on lit la tristesse dans leurs yeux et dans leur attitude. Nul doute que tous les animaux domestiques ou privés, habitués à un maître, ne soient susceptibles de jalousie. Je crois bien me rappeler en avoir vu un exemple dans une chèvre, qui ne pouvait souffrir que l’on carressât un enfant en sa présence. Les chèvres, cependant, même comblées de soins, restent assez farouches et fort dédaigneuses. On peut dire que la jalousie est partout, dans le monde animal, comme dans le genre humain, qu’on la trouve à la base de toute émotion sentimentale. Mais il y a une sorte de jalousie dont l’homme seul est capable : la jalousie sans cause ou sans cause avérée, celle qui n’est une torture que parce qu’elle est un doute. C’est un appareil merveilleux à rendre la vie insupportable. « Le jaloux amoureux, dit très bien M. Mairet, souffrira dans son amour, dans sa quiétude, dans son amour-propre et son orgueil, dans son instinct de possession et de domination; et ces souffrances morales produiront généralement chez lui une réaction avec colère et besoin de faire souffrir à son tour qui le fait souffrir. » Voilà ce qu’il y a de plus fâcheux dans la jalousie, c’est que le dénouement de la crise est assez souvent tragique. Et cela arrive même quand la jalousie est sans cause, car dans ce cas on a affaire à un sensitif exagéré qui peut très bien tourner à la monomanie et de là verser dans la folie sanguinaire. On a vu la jalousie détraquer les hommes les plus sains et les plus solides, qui y laissent à la fois la santé et la raison. Alfred de Musset, dans la Confession d’un enfant du siècle, a fait des affres de la jalousie une description dont, bien qu’elle soit lyrique à l’excès, M. Mairet loue l’exactitude scientifique. On y voit un homme qui perd tout bonheur au milieu même des satisfactions de l’amour. Une autre étude bien curieuse de la jalousie est le roman d’Ernest Feydeau, Fanny, roman jadis célèbre et qui mériterait encore de l’être. Dans ce livre, où il faut chercher la vérité sous d’épaisses broussailles romantiques, le jaloux, amant d’une femme mariée, passe sa vie à se représenter maladivement les relations intimes de sa maîtresse avec son mari. Ce n’est pas tout à fait un exemple de jalousie sans cause. Mais Fanny, type parfait de la femme à l’aise, que rien ne trouble jamais, réplique avec beaucoup de raison à son amant : « Vous saviez bien que j’étais mariée, quand vous m’avez aimée. » La jalousie, dans ce cas, est-elle normale? C’est un point que les romanciers et les dramaturges ont souvent débattu. Les hommes ne peuvent blâmer un amant délicat d’être jaloux du mari de sa maîtresse; mais les femmes sont généralement d’un autre avis. Elles font entre le devoir et l’amour des distinctions très précises, et presque toutes, pareilles à la raisonnable Fanny, s’étonnent toujours que l’amour puisse être jaloux du devoir. Cette casuistique permet à la courtisane amoureuse de ne pas considérer comme des infidélités les liaisons fugitives où elle n’a rien mis de son cœur. C’est le sujet de Manon Lescaut, roman que des milliers de jeunes gens, ignorants de la vie, ont vécu en toute innocence. Après tout, au strict point de vue de la jalousie, il n’y a guère de différence entre Fanny et Manon; on ne sait vraiment dire lequel est le plus, lequel est le moins délicat, ni lequel a le droit d’être jaloux.

Érasme a prétendu que la jalousie, ainsi que les autres passions d’ailleurs, n’est qu’une maladie. Il faut distinguer, et c’est ce que fait scientifiquement M. Mairet, entre la jalousie, sans cause et la jalousie dont la cause est plus ou moins justifiée. C’est la première qui est une maladie et une maladie mentale, puisqu’elle représente, comme toute folie, une bataille dans le vide. Mais la seconde est une affection parfaitement normale. « Il me paraît difficile, dit M. Mairet, que tout homme amoureux, menacé ou croyant être menacé dans ce bien amoureux, ne ressente pas plus ou moins les affres de la jalousie. Tout homme amoureux porte en lui l’étoffe d’un jaloux. » Cette distinction est d’autant plus juste que la jalousie pathologique ne repose pas toujours sur un amour bien violent. On voit des malades jaloux de leur femme et qui oublient de leur témoigner la moindre tendresse. Ils sont jaloux, non seulement sans cause extérieure, mais aussi sans cause intérieure. Leur jalousie se traduit par toutes sortes de précautions risibles, qui sont des signes évidents de folie présente ou future. Ils voient en tout homme qui approche leur femme un rival ou un séducteur. Ils font des scènes publiques. Ils barricadent leur maison, le soir, regardent dans les coins et dans les armoires, voient partout des amants, comme Harpagon voit partout des voleurs. Ce jaloux est un vrai type de comédie. En voici un qui, couchant avec sa femme, n’est pas encore rassuré. S’il s’endort, que va-t-il se passer? Il lutte contre le sommeil, mais il est vaincu. À son réveil, qui ne tarde pas, il cherche sa femme, il l’interroge, il lui tâte les pieds. S’ils sont froids, c’est que, pendant qu’il dormait, elle s’est levée pour aller rejoindre son amant! En voici un autre qui ficelait sa femme sur son lit avec une courroie et qui, malgré cela, ne s’endormait pas sans souci. Les femmes sont si rusées! Sans doute, mais elles ne doivent pas être fort heureuses quand elles tombent sur des maris de cette sorte. La femme est flattée d’une certaine jalousie. Encore y a-t-il des limites; il est pénible d’être considéré comme un objet trop précieux. Cela arrive aux hommes, car les femmes jalouses avec excès ne sont pas rares. C’est un type vraiment détestable. Comme elles manquent d’autorité et de force, elles se répandent en confidences, en allusions publiques. Elles poursuivent leurs maris jusqu’au milieu de ses affaires, de son travail, et en même temps qu’elles le rendent malheureux, le rendent ridicule. L’une de ces jalouses, qui accusait follement son mari d’amours ancillaires, avait appris, à son fils âgé de quatre ans, à répéter cette phrase : « Papa est un polisson. Il n’aime que les cuisinières. » Charmante femme, charmante éducation! Avec ces derniers exemples nous sommes aux frontières de la folie. Je n’irai pas plus loin. Il est inutile de troubler les imaginations. La pathologie de l’amour est un enfer dont il ne faut même pas entr’ouvrir la porte. On n’en saurait tirer aucun enseignement valable. Retournons-nous vers les formes ordinaires de la jalousie, vers celles qui, si elles sont de l’amour malade, n’en sont pas moins de l’amour vrai. Cela nous permettra de méditer, sans trop d’amertume, sur les mouvements singuliers des passions humaines. »

source: Remy de Gourmont, «La jalousie», Promenades philosophiques. Deuxième série. Reproduit à partir de la dixième édition, Paris, Mercure de France, 1925, p. 176-182

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