Amitié
Le mot grec philia, que nous traduisons par amitié, avait deux sens: l'affection qui unit deux personnes qui se sont choisies l'une l'autre et l'attachement qui unit entre eux les habitants d'une cité. Le premier sentiment est l'amitié privée, le second l'amitié civique.
Voir plus loin les définitions d'Alain et de Montaigne.
Abel Bonnard, soutient dans L’amitié, 1qu’il faut distinguer l’ami de l’allié et du compagnon. «Les compagnons que le hasard a rapprochés sont unis par les molles chaînes de l’habitude, les alliés par les liens étroits de l’intérêt. Seules les vraies amitiés restent aussi libres que nécessaires.» Qu’est-ce à dire? «L’amitié, en effet, consiste dans le choix absolu d’un être que nous avons distingué pour sa nature et préféré une fois pour toutes.»
«L’habitude, dit-il plus loin, fait les faux amis, comme l’occasion fait les faux amants.» À l’instar des anciens grecs, qui distinguaient la philia de l’eros, Abel Bonnard distingue l’amour de l’amitié : «On rêve d’amour et non d’amitié, parce c’est le corps qui rêve.» Et ailleurs : «un amour peut mourir d’une vérité, comme une amitié d’un mensonge.» ou encore : «Il y a entre l’amour et l’amitié la même différence qu’entre l’opéra et la musique de chambre»; et «en amour, on a besoin d’être cru; en amitié d’être deviné.»
Abel Bonnard, ce philosophe de l’amitié, aura été victime de l’inimitié de ses compatriotes. Ayant été ministre de l’éducation en France sous Pétain, a-t-il subi la réprobation dont les collaborateurs sont toujours vicitmes? Mais d’autres, comme Louis-Ferdinand Céline, ont poussé plus loin que lui la collaboration et l’antisémitisme surtout et ils n’ont pas été oubliés en tant qu’écrivains.
Sans doute est-ce par sa morale aristocratique qu’Abel Bonnard a le plus indisposé ses compatriotes. L’ami est à ses yeux un représentant de l’espèce «rare parmi l’espèce commune.» «Est propre à l’amitié celui que l’homme n’a pas dégoûté de l’homme, celui dont la foi n’a pas diminué, à mesure qu’augmentait son expérience, celui qui, sachant et croyant que sont semées dans la foule quelques grandes âmes, quelques esprits souverains, ne se fatigue pas de les chercher et les aime avant même de les avoir rencontrés. Trouver un ami, alors, c’est découvrir un représentant de l’espèce rare parmi l’espèce commune, c’est rencontrer dans la hiérarchie apparente, et peu importe à quel degré, un prince de la hiérarchie réelle, c’est en un mot retrouver l’homme. Non seulement il ne peut rien nous arriver de plus heureux, mais il ne peut rien nous arriver de plus important.»
Alain n’évoque pas l’espèce rare dans sa définition de l’amitié : «C’est une libre et heureuse promesse à soi, qui change une sympathie naturelle en un accord inaltérable, d’avance au-dessus de l’âge, des passions, des intérêts et des hasards.» Mais un engagement si libre, chez un être de qualité, pourrait-il avoir pour objet une personne sans qualité? La chose est impossible, du moins si l’on fait comme Abel Bonnard, la distinction entre la hiérarchie apparente et la hiérarchie réelle. Son prince de la hiérarchie réelle peut en effet se retrouver à n’importe quel degré de la hiérarchie apparente. Il peut être un mendiant.
«Parce que c’était lui, parce que c’était moi». Montaigne aurait-il pu évoquer ainsi le mystère de son amitié pour La Boétie, se ce dernier n’avait pas appartenu à l’espèce rare.
«Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, précise Montaine, ce ne sont qu' accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité , par le moyen de laquelle nos âmes s' entretiennent . En l' amitié de quoi je parle , elles se mêlent et confondent l' une en l' autre , d' un mélange si universel qu' elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes . Si on me presse de dire pourquoi je l' aimais , je sens que cela ne se peut exprimer qu' en répondant : "Parce que c' était lui , parce que c' était moi."
«Il y a au delà de tout mon discours et de ce que j' en puis dire particulièrement , je ne sais quelle force inexplicable et fatale , médiatrice de cette union . Nous nous cherchions avant que de nous être vus , et par des rapports que nous oyions l' un de l' autre , qui faisaient en notre affection plus d' effort que ne porte la raison des rapports ; je crois , par quelque ordonnance du ciel ...
«L' ancien Ménandre disait celui-là heureux , qui avait pu rencontrer seulement l' ombre d' un ami . Il avait certes raison de le dire , même s' il en avait tâté . Car , à la vérité , si je compare tout le reste de ma vie , quoiqu' avec la grâce de Dieu je l' ai passée douce , aisée et , sauf la perte d' un tel ami , exempte d' affliction pesante , pleine de tranquillité d' esprit , ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles sans en rechercher d' autres ; si je la compare , dis-je , toute , aux quatre années qu' il m' a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage , ce n' est que fumée , ce n' est qu' une nuit obscure et ennuyeuse . Depuis le jour que je le perdis , ... je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs mêmes qui s' offrent à moi , au lieu de me consoler , me redoublent le regret de sa perte . Nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part .... J' étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout qu' il me semble n' être plus qu' à demi ». 3
Telle est l’amitié privée. Dans l’amitié civique, le choix n’a pas la même importance. On ne choisit pas ses voisins et ses compatriotes et plutôt que de chercher l’espèce rare, on se fait du souci pour le pauvre, le malade, le solitaire ou le malheureux, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent, mais avec une légère préférence pour l’espèce rare, puisqu'on est humain. Seuls les êtres qui ont atteint le sommet de l’agapè, de la charité, peuvent aimer avec chaleur sans l’ombre d’une préférence pour l’espèce rare.
Notes
1. L’amitié, Librairie Hachette, Paris 1928.
2. Alain, Définitions, Gallimard, Paris 153, p. 24.
3. Les Essais, Livre I, Chapitre 27.