Pétrarque
Après avoir suivi ses parents à Avignon, il fit ses études tour à tour à Carpentras où il apprit la grammaire et la rhétorique sous le Toscan Convennole, à Montpellier, à Bologne où il passa sept ans à l’école de jurisconsultes qu’il traite lui-même de divins (1). Au lieu de se livrer à l’étude du droit qui promettait à la sollicitude paternelle une profession lucrative, il lisait en secret Cicéron, Virgile, tous les classiques alors connus, malgré son père qui brûlait ses livres à l’occasion. « J’ai perdu ces sept années plus que je ne les ai vécues, disait-il plus tard. Ce n’est pas que la majesté des lois ne me plût pas; elle est grande sans aucun doute, et pleine de cette antiquité romaine qui me charme; mais l’usage en a été corrompu par la perversité humaine. Aussi avais-je de la répugnance à apprendre une science dont je ne voulais pas me servir malhonnêtement, dont je pouvais à peine me servir honnêtement, et avec laquelle, si j’avais voulu être honnête, on eût attribué ma probité à l’ignorance (2). » Après la mort de ses parents il prit l’habit clérical, sans avoir l’intention de s’engager au delà. Cet usage fort suivi depuis de se rendre apte à recueillir tous les bénéfices dont disposaient l’Église, les princes, les seigneurs, était plutôt un engagement littéraire, un mariage avec la science ou avec l’art, qui non seulement excluait l’autre, mais qui multipliait les chances de s’enrichir. Pétrarque en donnait un exemple éclatant qui devait trouver, surtout en Italie, des milliers d’imitateurs. De plus, son école de poésie amoureuse si religieusement suivie durant des siècles permettait aux adeptes de célébrer cette passion très humaine, sans blesser les convenances, de cacher parfois des feux très réels et des aiguillons médiocrement purs sous un voile de platonisme et de mysticité. On ne calomnie pas Pétrarque en disant qu’il a fait lui-même l’aveu de ses faiblesses, en ajoutant qu’il ouvrait à la poésie comme aux écrivains une ample carrière à laquelle Dante n’avait pas songé, et que les imperfection de l’humanité comme les circonstances du temps rendaient fructueuses.
Pétrarque à l’âge de vingt-trois ans ne pensait sans doute pas de la ville d’Avignon comme plus tard lorsqu’il l’appelait « l’enfer des vivants, la sentine la plus profonde des vices, un grand opprobre, la plus grande puanteur de l’univers (3) ». Il recherchait alors le monde élégant de cette ville des papes. Nous savons par une lettre de lui à son frère Gérard qu’ils avaient le soin le plus minutieux de leur parure, que leur toilette du matin et du soir était un travail assidu, que leur coiffure n’était pas moins recherchée. Il ne fallait pas qu’un souffle de vent pût déranger les boucles de leurs cheveux, que leur robe parfumée et brillante reçut des éclaboussures ou vint à être froissée dans la rue. Il parle aussi de ses souliers et de la guerre qu’ils livraient à ses pieds au lieu de les protéger, du fer à friser qui le soir raccourcissait les heures de son sommeil et le matin était repris pour réparer le désordre que les bandeaux serrés autour de la tête n’avaient pu empêcher (4). Cette page est sans doute le portrait de Pétrarque au moment où il a jeté de côté les Pandectes et où il va commencer de célébrer la belle épouse de Hugues de Sade.
Pétrarque vit Laure, pour la première fois, dans l’église de Sainte-Claire d’Avignon, le 6 avril 1327. Il l’aima vingt ans, jusqu’au jour où il apprit qu’elle avait succombé à la peste, et ne cessa de la regretter durant vingt-six ans qu’il lui survécut. Ce sont les poésies qu’il fit sur elle, avant et après sa mort, qui composent le célèbre Canzoniere.
L’amour qu’il lui portait le contraignit peut-être ou du moins ne l’empêcha pas de voyager beaucoup. Obéissant à une sorte de fatalité de l’exil, Pétrarque changeait sans cesse de séjour, au point d’étonner ses amis. La retraite de Vaucluse, soit pour la proximité d’Avignon soit à cause du charme qu’elle avait pour lui depuis son enfance, trouva seule grâce à ses yeux : elle était son Tibur et son Tusculum. Il vit Toulouse, demeura en Gascogne, visita Paris et sa fameuse université qu’il compare à un panier où sont ramassés les fruits les plus rares de tous les pays. Rome et Naples le connurent : à Rome, il fut couronné au Capitole à cause de la grande réputation qu’il devait à ses vers latins et surtout à la renommée de son poëme de l’Africa, consacré à la gloire de Scipion, et qui ne fut publié qu’après sa mort. L’erreur de croire à la résurrection de la poésie latine, erreur qu’il partageait avec les contemporains, convenait à un siècle qui devait voir Cola Rienzo et la résurrection de la République romaine durant quelques mois. À Naples, il passa un examen devant le docte roi Robert pour se rendre digne de la couronne : cette épreuve qu’il avait demandé de subir était une flatterie adroite au prince le plus lettré de son temps. Sa réputation était alors universelle. On sait par lui-même, qu’étant dans Vaucluse il avait reçut le même jour des lettres du sénateur de Rome et du chancelier de l’Université de Paris pour lui offrir à l’envi le laurier poétique. Il était obligé de choisir entre les apothéoses.
Naples le revit comme chargé d’une légation par le pape Clément VI qui voulait le faire son secrétaire apostolique. Les princes et les seigneurs se le disputaient : les Colonna dans Rome et dans Avignon, les Carrare à Padoue, les Visconti à Milan, les Scaligeri à Vérone, les d’Este à Ferrare, recevaient tour à tour ce poëte, ce savant, qui venait avec lui (sic) tout un cortège de serviteurs et de nombreux chevaux transportant à sa suite ses chers livres et ses manuscrits de l’antiquité plus chers encore, qu’il tirait de la poussière des abbayes. Avec lui les seigneurs paraissaient recevoir la science même et l’antiquité qu’il rendait au jour. Pétrarque a devancé de cent ans la renaissance, ou plutôt l’Italie, grâce à lui, eut la renaissance un siècle avant le reste de l’Europe. Les républiques de Venise et de Gênes faisaient fête à cet écrivain, dont les lettres exerçaient sur l’Italie une sorte d’influence bien nouvelle pour le siècle. Florence elle-même le demanda quoique banni à perpétuité, et lui fit des offres qu’il ne crut pas devoir accepter. Son dernier séjour ou plutôt sa dernière retraite fut à Arquà, dans les monts Euganéens, près de Padoue. C’est là qu’un jour il fut trouvé mort dans sa bibliothèque, la tête appuyée dans un livre ouvert : véritable mort de poëte et de savant. Comme poëte il rendait peut-être le dernier soupir, ainsi que le dit notre Lamartine, le front posé sur une de ses harmonieuses canzoni et le nom de Laure errant encore sur ses lèvres; comme savant il passait du calme de l’étude au calme de la mort.
Pétrarque et Laure
À Pétrarque considéré comme érudit et philosophe la courte biographie qui précède pourrait suffire. Mais dans la vie de l’écrivain italien, de l’auteur des Canzoniere, qui des droits presque exclusifs à notre intérêt, l’illustre Laure occupe une place importance. Qui fut cette femme célèbre? Quel est cet amour qui remplit toute l’œuvre d’un grand poëte?
Depuis les recherches de l’abbé de Sade, il n’est guère possible de douter que Laure fût la fille d’Audebert de Noves, de la ville d’Avignon, qu’elle ait épousé à l’âge de dix-huit ans Hugues de Sade, et que Pétrarque l’ait vue la seconde année après son mariage. L’auteur lui-même confirme le témoignage de son historien lorsque ayant dit que tout dans la nature lui représente celle qu’il aime, il ajoute que le printemps, cette jeunesse de l’année, lui fait entrevoir la jeune fille qui est femme aujourd’hui.
- La bella giovenetta, ch’ora è donna (5).
De quelle nature fut cet amour, telle est la question qui s’impose ici à notre étude; fut-il vrai? Fut-il pur?
L’amour de Pétrarque pour Laure était pur. Quiconque a lu ses œuvres latines comme ses poésies ne peut guère conserver de doutes sur ce point. Tel vers du poëte a donné lieu à des suppositions très heureusement corrigées par les déclarations du philosophe. Des paroles que Pétrarque se fait adresser par sa Laure dans sa première canzone ont donné à penser au sévère Muratori qui, il faut le dire, n’aime pas à voir tant de vers sur cet éternel sujet de l’amour. « Je ne suis pas peut-être celle que tu crois », dit-elle. Qu’avait-il dit? Qu’avait-il demandé? La vivacité de la passion de Pétrarque éclate en plus d’un passage du Canzoniere. Mais écoutez le témoignage qu’il se rend dans ses dialogues avec saint Augustin, qui sont ses confessions.
« Je t’appelle à témoin, ô Vérité, quand je dis que rien de honteux, rien de grossier, rien de blâmable sinon l’excès, ne fut mêlé à mon amour. S’il était possible de faire voir avec les yeux ma passion, comme on peut voir le visage de Laure, on verrait que l’une est pure et immaculée à l’égal de l’autre. Je dirai plus : je dois à Laure tout ce que je suis. Je ne serais point arrivé à un certain degré de renommée, si elle n’avait, par de nobles sentiments, fait germer ces semences de vertus que la nature avait jetées dans mon coeur. Elle tira ma jeune pensée de toute bassesse, et me donna des ailes pour prendre mon vol et contempler en sa hauteur la Cause première, puisque c’est un effet de l’amour de transformer les amants et de les rendre semblables à l’objet aimé. Nul ne fut si mordant à la calomnie qu’il ait osé atteindre d’une dent furieuse la réputation de cette dame, qu’il ait trouvé quoi que ce fût de reprochable, je ne dis pas dans ses actions, mais même dans ses paroles, sa tenue, ses gestes (7). »
On reconnaît ici des traces de l’esprit de Platon; mais Pétrarque a plutôt connu la théorie des idées que celle de l’amour, et cette connaissance la lecture de Cicéron a pu suffire pour la lui donner. On en peut juger par le sonnet suivant :
« Dans quelle partie du ciel, dans quelle Idée était le modèle d’où Nature tira ce beau visage gracieux, où elle voulut montrer ici-bas ce que là-haut elle était capable de faire?
Quelle Nymphe dans les fontaines, quelle déesse dans les forêts déploya jamais à la brise une chevelure d’un or si fin? Quel cœur réunit tant de vertus, bien que la plus grande de toutes soit la cause de ma mort?
Il cherche en vain une beauté divine, celui qui ne vit jamais ses yeux lorsque gracieusement elle les tourne.
Il ne sait pas comment Amour guérit, ni comment il tue, celui qui ne sait pas ses doux soupirs, son doux parler, son doux sourire. »
Après avoir commencé avec le disciple de Socrate il finit avec l’amant de Lalagé, mais il reste lui-même, c’est-à-dire sensible et profond.
Cet amour pur tient plus de la mysticité que de la philosophie, et quoiqu’il soit d’usage de le qualifier de platonique, la source n’en est pas réellement dans Platon; en littérature comme en philosophie, les différences sont plus instructives que les ressemblances. Socrate dans Le Banquet de Platon rapporte la poétique et ingénieuse conversation qu’il eut sur l’amour avec Diotime de Mantinée. Suivant cette femme dont il se prétend le disciple, l’amour pur est celui qui ne s’arrête pas à l’idée d’une belle personne, mais s’étendant à toutes les personnes belles, se fixe seulement sur l’idée de la beauté, et de là prenant un essor nouveau s’élève jusqu’à la beauté, non des corps, mais des mœurs et de pensées. Montant d’un degré encore il devient l’amour de la science, et cessant d’être un chaîne et un esclavage qui asservit à la beauté d’une figure et d’une personne, il ne s’arrête plus à la beauté physique ni individuelle, mais il se repose au sein de l’universelle beauté, dont la possession est la sagesse. Ces pensées développées par Plotin et les néo-platoniciens se firent jour au XVe siècle en Italie, quand la décadence de la poésie lyrique était manifeste. Ceux qui entendaient ainsi la poésie amoureuse lui ôtaient ce qui fait son âme et sa vie, la personnalité. Pétrarque est à la fois plus humain et plus mystique. Il reprend et développe la théorie de saint Augustin sur la créature qui ne doit être que le moyen pour s’élever jusqu’au Créateur. S’il se rapproche de la doctrine platonique, c’est par l’intermédiaire des Pères de l’Église, par exemple de saint Clément d’Alexandrie qui veut que l’âme s’élève de la vue du beau à la vue de Dieu.
L’amour pur de Pétrarque le livra naturellement aux disputes des sectes. Au XVe siècle les commentateurs en font un disciple de Platon; au XVIe, on s’efforce de trouver chez lui ce qui dominait alors dans les écoles, la conciliation de Platon et d’Aristote. C’est ainsi qu’un critique prétendait montrer les deux doctrines dans les deux sonnets sur le portrait de Laure. Quand Pétrarque écrivait le premier : Per mirar Policlito… il donnait l’avantage à l’Académie; quand il écrivait le second : Quando guinso a Simon… il se rangeait du côté du Lycée (8). Au XVIIIe siècle, Platon reprenait-il le dessus? Voilà le chantre de Laure redevenu platonicien. Plus tard sans doute on lui découvrit des affinités avec Condillac. La vérité est que Pétrarque se montre mystique plutôt que philosophe : il l’est à ce point qu’il fait des mélanges profanes de la poésie et de la religion. Son idéal d’ailleurs n’est pas aussi élevé que celui de Dante. Certes Béatrice et Laure sont toutes deux des créations admirablement pures; mais la première pouvait seule inspirer à Fra Angelico ses figures célestes, surhumaines; Léonard et Raphaël doivent à la seconde les grâces virginales dont ils ont revêtu leurs têtes de femme.
L’amour de Pétrarque fut vrai, et ce point n’a pas moins d’importance que celui de sa pureté. Un des sonnets du Canzoniere sert de texte à ceux qui soupçonnent le poëte d’avoir eu plus de style que d’amour (9), de célébrer, comme le dit Voltaire, une Iris en l’air, mais, en temps que l’objection, ce sonnet fournit la réponse.
« Si j’avais pensé qu’on eût attaché tant de prix à l’accent de mes soupirs en rimes, j’aurais fait celles-ci, dès l’origine même de mes soupirs, plus considérables par le nombre, plus rares par le style.
Maintenant qu’Elle est morte, celle qui me faisait parler, celle qui de mes pensées occupait la cime, je n’ai plus la force, je n’ai plus cette lime si douce, pour rendre suaves et brillantes des rimes âpres et sombres.
Certes toute mon étude dans ce temps était de soulager en quelque façon mon cœur douloureux, non d’acquérir de la renommée.
Je ne voulais que pleurer, non me faire honneur de mes pleurs. Aujourd’hui je voudrais bien plaire, mais silencieux, fatigué, cette dame altière m’invite à la suivre. »
Voilà donc un homme vraiment épris qui avoue la part qu’il a faite au style en confessant qu’il aurait pu la faire plus grande! Voilà un amant qui s’armait d’une lime pour polir ses expressions! Remarquez pourtant qu’il ne cherchait pas la gloire; sa poésie était un soulagement de sa douleur et chacun de ses vers une larme. Comment s’expliquent deux dispositions si contraires? Il y a das les poëtes comme deux âmes, celle qui souffre réellement et celle qui juge, qui analyse, qui exprime cette souffrance. Les émotions de l’une sont trop pleines de trouble pour devenir de la poésie; il faut qu’elles soient épurées par l’autre qui choisit et transfigure. Le poëte dans Pétrarque se nourrissait de la substance la plus pure des sentiments qui étaient dans l’homme : à distance, le travail du premier transformait la passion du second. Voici des notes latines que Pétrarque traçait en tête d’un de ses sonnets :
« Je commençai par ordre de mon seigneur, le 10 septembre, à l’aube du jour, après mes prières du matin. – Il faut refaire ces deux vers en les chantant, et les changer de place, 19 octobre, trois heures avant midi. – Ceci me plaît : 30 octobre, dix heures du matin. – Non, ceci ne me plaît pas, 20 décembre, au soir; il faudra y revenir, on m’appelle à souper. – 18 février, vers midi; c’est bien maintenant; il faut cependant y regarder encore. »
Voilà ce souci du style, ce travail de la lime, pris sur le fait. Ne verrons-nous pourtant dans l’amant de Laure qu’un versificateur qui se lève avant l’aube pour retoucher un sonnet, qui garde sur le chantier durant des mois, pour les sculpter à loisir, quatorze vers sur une pensée d’amour, sur un sourire, sur une simple image? Cette ardeur qui le soutient dans vingt-sept canzoni et trois cent dix-sept sonnets sur le même sujet, cette constance d’une pensée qui n’a pas changé durant près de cinquante ans, garantirait au besoin Pétrarque contre le soupçon d’avoir inventé ses amours et celle qui en fut l’objet. Mais pour nous convaincre de la sincérité de cette passion, nous avons encore ici le témoignage de l’auteur dans son livre latin Du mépris du monde, qu’il a appelé son Secret et qui contient ses confessions. Suivant l’observation de Ginguené, ni saint Augustin, ni Montaigne, ni J.- J. Rousseau n’ont surpassé la franchise de Pétrarque dans les dialogues que ce dernier suppose entre lui et le premier de ses devanciers. C’est dans le troisième dialogue qu’il défend contre ce maître le sentiment délicat qui a pour objet une femme digne de l’inspirer; c’est là aussi qu’il avoue toute la puissance de ce sentiment sur son âme, l’impossibilité de remplacer cet amour par un autre, de l’effacer par l’absence et les voyages, d’espérer du temps le bénéfice de l’oubli. Sur tous les points de sa confession générale, Pétrarque est battu par saint Augustin; sur celui de l’amour, il tient bon contre ce directeur qu’il s’est choisi, et tous deux finissent par reconnaître que contre cette passion qui ne veut pas s’éteindre, le poëte pénitent n’a d’autre remède que la prière.
Que faut-il conclure de cette discussion sur l’amour déclaré d’un poëte qui était en même temps un philosophe, pour une femme mariée, pour la mère de nombreux enfants? C’est que les mœurs du XIVe siècle ne ressemblaient pas aux nôtres, et qu’un amour à la fois réel et poétique, s’exprimant par des hommages publics, mais désintéressé et littéraire, n’avait rien que de conforme avec les idées du temps. Nous ne voyons pas que personne ait songé à railler Laure ni Pétrarque; on ne doutait pas, et ce n’est que bien plus tard qu’on a douté, que ces beaux sentiments platoniques s’accordassent aisément avec d’autres relations plus matérielles. Ces nœuds plus terrestres, que le poëte ne se soucia pas de rendre légitimes, et desquels il recueillit une postérité, n’occupent aucune place dans sa vie; Pétrarque fut et resta pour l’Italie l’amant et le chantre de Laure.
Œuvres de Pétrarque – le Canzoniere
Notre cadre exclut les œuvres latines de Pétrarque : ce qu’il estimait moins fructueux pour sa gloire, ses chants amoureux, ont rendu son nom populaire et attaché sa destinée à la destinée même de la langue italienne; ce qu’il a écrit pour s’immortaliser est resté dans le patrimoine de l’érudition, et la littérature n’en secoue le plus souvent la poussière que pour y chercher un commentaire à ses vers italiens. Les poésies amoureuses de Pétrarque étant toutes pleines de doctrine et de philosophie, reçoivent des lumières utiles de ses livres philosophiques, surtout de ses Remèdes de l’une et de l’autre fortune, du Mépris du monde et de la Vie solitaire. Comme il a des compositions poétiques étrangères à l’amour, ses lettres, correspondance aussi intéressante que bien remplie, fournissent également des ressources pour bien entendre le poëte. Quant à ses poésies latines, formées d’un poëme épique, l’Africa, d’églogues allégoriques et d’épîtres, on ne peut que regretter qu’elles n’aient pas été destinées à enrichir la littérature italienne, surtout les églogues, qui confiées à la langue vulgaire auraient conquis peut-être la popularité, et ne nous seraient pas parvenues à l’état d’énigmes que les contemporains seuls pouvaient comprendre. Le pire des genres est l’idylle qui a besoin d’une clef. On s’est fondé sur le sonnet cité plus haut pour représenter Pétrarque regrettant vers la fin de sa carrière de s’être livré à la composition en latin. Ni Pétrarque, ni ses contemporains, n’ont jamais renoncé au préjugé qui faisait traiter en latin les matières sérieuses, et borner la langue vulgaire à l’usage des femmes, des jeunes gens, de ce qu’on appelle le monde et de ses passe-temps. Dans son Épître à la postérité, il ne dit mot de ses vers italiens. Dans ses lettres à ses amis, il rougit d’avoir consacré son talent au divertissement des femmes et des amoureux. Jusqu’à la fin, il fonde l’espoir de son nom sur ses œuvres latines, et c’est en lui un sentiment si ardent que partout, sur sa table à manger comme près de son lit, il a toujours sous sa main ce qu’il faut pour écrire, pour ajouter à sa gloire d’érudit. Il écrit la nuit quand il s’éveille; il écrit quand ses yeux sont fatigués, quand sa main lui refuse presque son service. La gloire est son autre passion, non moins puissante que la première; c’est pour elle qu’il pratique la langue de Cicéron, qu’il se traîne sur ses traces, et il ne se doute pas que cette gloire même il la devra à son amour et aux vers que l’amour lui a inspirés.
On s’est beaucoup occupé des ressemblances qui rapprochent Pétrarque de ses devanciers et des troubadours qui ont précédé ceux-ci. Il est peut-être plus utile d’observer les différences qui constituent son originalité. C’est de la chevalerie que naquit la poésie des Provençaux; aussi la plupart de leurs images sont-elles empreintes de cette origine. Avec eux l’amour mythologique est devenu un seigneur suzerain recevant l’hommage, tenant une cour, fesant (sic) justice. Les dialogues, les allégories, les personnifications avec lesquelles on met de la variété dans le sujet, avaient un caractère chevaleresque ou féodal. Les impressions de l’amour, les soupirs, les larmes, le dédain, sont des personnages montant la garde autour du maître. Les yeux sont ses messagers; il a une lance. Dans l’Italie, pays savant et clérical, les poëtes adoptèrent des formes philosophiques; ils voulaient plaire à un monde de clercs et de savants. Leur amour enthousiaste et mystique s’éloigna des images chevaleresques. Béatrice et Laure, au lieu d’être des dames suzeraines, les princesses des pays d’amour, furent des créatures d’élite à égale distance des femmes et des anges. On les rencontre à l’église, non dans un château ou dans un tournoi. Si le poëte trouve en elles l’amour humain, c’est un acheminement au souverain bien et un élan vers le ciel.
« Quand parfois, au milieu des autres femmes, Amour se pose sur le beau visage de celle-ci, plus chacune d’elles lui est inférieure en beauté, plus je sens s’accroître en moi le désir qui me passionne.
Je bénis le lieu, le temps et l’heure où mes yeux aspirèrent si haut, et je dis : Mon âme, tu dois être bien reconnaissante, pour avoir été jugée digne d’un si grand honneur.
C’est d’elle que te vient l’amoureux penser que tu suis et qui te conduit au souverain bien, faisant peu d’estime de ce que les hommes désirent.
C’est d’elle que te vient ce noble courage qui guide tes pas vers le ciel par le droit sentier, si bien que je marche déjà plein de sublimes espérances. » (10)
Les images présentées par l’auteur, si elles ne sont pas féodales, sont doctorales jusqu’à un certain point. Pétrarque se fait décerner le laurier par Laure, et, en vrai docteur, joue sur ces deux mots. Comme Béatrice est le nom de celle qui mène son amant à la béatitude, Laure symbolise le laurier du savant et du poëte.
Marquons ici la différence qui sépare Pétrarque de Dante et de ses devanciers italiens. Les subtilités trop fréquentes sur ces mots de Laura, lauro, l’aura, sont des mignardises où se plaît son amour. C’est à cause de Laure que le laurier lui est sacré; à cause d’elle il en planta un au bord du ruisseau de Lumergue, près de Cabrières; à cause d’elle il en cueillit les feuilles sur le Pausilippe; à cause d’elle enfin il voulut en être couronné à Rome, et saint Augustin le lui reproche. Lui faire le procès pour ces jeux de mots serait le faire en même temps aux raffinements de l’amour (11). Pétrarque, avons-nous dit, est plus humain que les poëtes amoureux qui l’ont précédé. Guido Cavalcanti, le plus métaphysicien d’entre eux, voulait sans doute être admiré plutôt que compris, quand il écrivait cette canzone qui fut commentée par Pic de la Mirandole et par d’autres encore, sans être mieux entendue. Mais Pétrarque était de l’avis du poëte moderne qui a dit :
« Etre admiré n’est rien; l’affaire est d’être aimé. »
Certes il a aussi ses énigmes, ses subtilités, ses affectations beaucoup trop fréquentes. Mais il a bien connu et raconté les faiblesses du cœur. Les circonstances de la passion, peines, plaisirs, espérances, craintes, sont décrites dans le Canzoniere. Il émeut le cœur en racontant les émotions du sien, et il semble impossible après lui de peindre de nouveau les détails de la psychologie amoureuse. Ainsi fait-il dans le sonnet à Sennuccio del Bene, un écrivain de son temps, un autre disciple d’Amour.
« Sennuccio, je veux que tu saches en quelle manière je suis traité, quelle est ma vie. Je brûle et me consume comme par le passé. Laure me gouverne à son plaisir et je suis toujours l’homme que j’étais.
Ici je la vis tout humble, et ici tout altière, âpre ou facile, implacable ou douce, revêtue de dignité ou de grâce, clémente ou dédaigneuse et farouche.
Ici elle chanta d’une voix douce et là elle s’assit; ici elle se retourna et là elle retint ses pas; ici avec ses beaux yeux elle me traversa le cœur.
Ici elle dit une parole et là elle sourit; ici elle changea de visage. Voilà les pensées, hélas! où nuit et jour m’entretient notre seigneur Amour. »
La pâleur, l’amaigrissement, les contradictions du cœur, les inquiétudes perpétuelles, les silences éloquents, presque toutes la physiologie des amants est dans Pétrarque. Le Canzoniere contient l’art d’aimer sans les satisfactions matérielles, sans les vues intéressées, sans les calculs, sans les peintures corruptrices de séduction dont le poëte latin a déshonoré son ouvrage. Si le témoignage que se rend à lui-même Ovide prouve qu’il fut aimé de la jeunesse romaine, faut-il s’étonner que Pétrarque si pur, si passionné, si riche de poésie et d’harmonie, ait inspiré aux Italiens plus d’amour encore que d’admiration? Un témoignage curieux et qui fait honneur à l’auteur du Canzoniere est celui de Milton, le poëte de l’Angleterre puritaine. Après avoir parlé des élégiaques et autres érotiques, il s’exprime ainsi : « J’applaudissais à leur art, mais j’en condamnais les auteurs, et je leur préférais de beaucoup les fameux chantres de Béatrice et de Laura, qui n’écrivirent jamais rien qui ne fût glorieux à celle qui avait le tribut de leurs vers, développant de pures et sublimes pensées sans mériter jamais de reproche. » (12)
Le Canzoniere se divise en deux parties : les poésies sur Laure vivante, Rime in vita di Laura, et celles d’après sa mort, in morte di Laura. La seconde partie, qui est préférée, est plus courte et se ramène mieux à un ensemble. La douleur et la plainte dominent au commencement; le poëte accuse la mort; son amertume est sans cesse augmentée par l’image de la beauté de Laure que tout lui rappelle. Puis sa pensée s’élève, il cherche dans les cieux cette figure évanouie, qui lui apparaît plus belle encore et moins altière. Une véritable apothéose consacre l’objet de ses fidèles amours, et cette partie de l’œuvre est un traité de la consolation, un monument poétique et funèbre élevé à une chère mémoire, in memoriam. Lemene, poëte italien du dernier siècle, trouvait tant de philosophie dans cette lecture, qu’il la recommençait chaque année à de certaines époques, comme s’il eût fait une retraite religieuse. Pour clore cette partie et tout son Canzoniere, Pétrarque a écrit une canzone à la Vierge, qui par sa beauté non moins que par une sorte de convenance mystique couronne dignement tant de poésie, d’amour et de pureté.
Comme les Italiens ont presque toujours chanté l’amour dans leurs canzoni et dans leurs sonnets, ils ont longtemps confondu la poésie lyrique avec la poésie amoureuse. Malgré l’abondance infinie des canzonieri, Foscolo confesse que toutes les pièces vraiment lyriques de l’Italie depuis Dante jusqu’à Alfieri composeraient à peine un volume. Sans doute Pétrarque a mêlé à son amour bien d’autres éléments. Ici c’est le sentiment de la nature et de la campagne (13); là c’est le langage mystérieux de l’eau et de la feuillée (14). Ailleurs c’est la philosophie la plus haute qui remplit et soutient cette élégie si longtemps continuée. Mais ces idées sont subordonnées à une idée constante, et Laure n’est jamais loin. Cependant il y a dans le Canzoniere des pièces étrangères à l’amour et qui montrent, si les événements l’avaient permis, ce qu’aurait pu être la lyre italienne. Une gravité majestueuse est l’ornement commun des six canzoni que renferme cette catégorie (15). On connaît surtout celle de Spirto gentil, que l’on croit généralement adressée à Cola Rienzo. Celle qui mérite le plus d’attention est celle d’Italia mia, que l’auteur écrivit pour les princes et seigneurs italiens à l’occasion de l’arrivée de Louis de Bavière. Nous en donnons quelques fragments.
« Mon Italie, bien que les paroles soient vaines devant les mortelles plaies que sur ton beau corps je vois si nombreuses, il me plaît du moins que mes soupirs soient tels que les peuvent attendre et le Tibre et l’Arno et le Pô où, triste et grave, je m’assieds aujourd’hui. Maître du ciel, je demande que la pitié qui te fit descendre en terre, ramène tes yeux vers la contrée de tes prédilections. Vois, doux Seigneur, quelle guerre cruelle! Et de quelles causes légères! Ces cœurs qu’endurcit et ferme le cruel Mars farouche, ouvre-les, ô Père, attendris-les, desserre-les! Dans ces cœurs fais que la vérité que tu aimes, tout faible que je suis, par ma parole soit entendue!
Vous dans les mains de qui la fortune a mis l’empire de ces belles contrées pour lesquelles il semble qu’aucune pitié ne vous touche, que font ici tant d’épées étrangères? Dans quel dessein cette verte terre serait-elle teinte du sang barbare? Une grande erreur vous aveugle. Vous voyez peu et croyez voir bien loin, vous qui dans un cœur vénal cherchez amour et fidélité! Tel qui possède le plus de soldats est celui qu’entourent le plus d’ennemis. O déluge, de quels déserts sauvages venez-vous pour inonder nos douces campagnes? Si c’est de nos propres mains que nous vient notre ruine, d’où pouvons-nous espérer notre salut?…
(…) Il semble par je ne sais quel malignité des astres que le ciel nous ait pris en haine. C’est grâce à vous, à qui pourtant fut confiée une si haute mission. Vos volontés divisées ruinent du monde la plus belle partie. Quels crimes, quels jugements divins, quelle fatalité, vous font tourmenter le citoyen appauvri, persécuter l’adversité, chercher au dehors des soldats, vouloir qu’ils versent leur sang et vendent leur vie à prix d’or? Je parle pour la vérité, non par haine ni par mépris. »
Et vous ne vous apercevez pas après tant de preuves de la fourberie bavaroise qui provoque du doigt la mort et se joue avec elle (16). Leur jeu est pire à mon sens que le mal qu’ils nous font. Mais votre sang coule plus largement; une tout autre colère vous aiguillonne. Rentrez en vous-même seulement de matine à tierce, et vous verrez quel prix peut faire de vous celui qui fait si peu d’état de lui-même. O noble sang latin, secoue ces funestes fardeaux : d’un mot vain et sans réalité ne te fais pas une idole! Si la barbarie d’outre-mont, si une nation sauvage nous surpasse en intelligence, c’est notre faute et non la loi de nature…
Chanson, je t’avertis de parler doucement : c’est parmi des gens altiers que tu dois aller; leurs esprits sont nourris de la coutume ancienne et mauvaise, toujours ennemie de la vérité. Tu essayeras ta fortune parmi un petit nombre de magnanimes qui aiment le bien. Dis-leur : Qui de vous prendra ma cause? Je vais criant : La paix, la paix, la paix! »
Ajoutez à ces vers robustes et pleins de sens le commentaire de l’histoire, les mercenaires qui désolent le pays, les tyranneaux qui se sont élevés de toutes parts en Italie et qui déchirent ce pays, un vain nom d’empire romain auquel Pétrarque lui-même exilé de Florence ne croit plus, puissant encore pour le mal, impuissant pour le bien, que de regrets naissent dans l’esprit pour tant de trésors que l’âme des grands poëtes renferme et que la destinée invicible des nations étouffe dans leur germe! Ni le caractère de l’écrivain, ni le concours des circonstances ne favorisaient le développement d’un poésie vraiment nationale. Au commencement comme à la fin de la canzone dont on vient de lire les extraits, on sent que Pétrarque n’a qu’une foi médiocre dans la vitalité politique de sa patrie. Hélas! tandis qu’il écrivait ces beaux vers, il courtisait ces seigneurs même qu’il réprimande et qu’il exhorte; il adressait des prières éloquentes à ces empereurs allemands desquels il espérait si peu! Une ville venait-elle à secouer le joug de son tyran, comme Pavie, il écrivait à son libérateur pour l’engager à la soumission, et pendant que la vengeance inondait de sang la malheureuse cité, il jouissait tranquillement de l’hospitalité des Visconti. Il ne faut pas rendre Pétrarque et ses successeurs responsables de l’abaissement de leur pays; ils en souffrirent, ils ne le causèrent pas. Mais malgré l’influence et l’autorité dont jouit Pétrarque, comment ne pas dater de lui le commencement de la déchéance pour les écrivains?
Les Triomphes; goût, style, école de Pétrarque
Un peintre dont parle Giraldi Cintio représentait Dante et Pétrarque dans un pré fleuri de l’Hélicon, le premier, la robe retroussée jusqu’au genou, tenant une faux en main et tranchant à tour de bras autour de lui herbes et fleurs, le second venant derrière lui, vêtu d’une robe sénatoriale et choisissant dans les unes et les autres ce qu’il y avait de plus noble et de plus gracieux (17). Cette peinture marquait assez bien la différence du goût, du style et de la langue des deux grands poëtes de l’Italie. Pétrarque, moins puissant et moins riche, a plus de couleur, de noblesse et de choix. Sous sa plume, d’ailleurs, la poésie italienne n’a rien perdu de sa gravité. La canzone, où sa pensée domine, a conservé son caractère magistral; presque toujours elle peut être ramenée à une thèse dont les larges strophes sont les propositions successives, Dico, s’en quelle etate… (« Je dis : si dans ces âges… »). C’est ainsi que le poëte rattache la chaîne interrompue de ses raisonnements (18). Le sonnet, genre plus tempéré, dont Pétrarque n’a jamais dépassé les limites naturelles, contient aussi son raisonnement; ce n’est souvent qu’un syllogisme sous forme poétique (19). Rien de plus travaillé que le cadre de ces compositions auxquelles on ne peut jamais faire le reproche de manquer d’un sujet bien déterminé. Elles sont plutôt exposées au reproche contraire : la période s’y étale avec complaisance et Pétrarque est cicéronien en vers. C’est un des griefs de la critique, lorsque vers le commencement du XVIIe siècle la réaction commença contre lui (20).
Nous n’insistons pas sur les subtilités, sur les affectations, sur les antithèses de Pétrarque, dont Sismondi a beaucoup parlé : il ne faut pas que le sentiment vrai de la poésie de Pétrarque en soit altéré. Ces ornements qui sont les modes de l’amour n’en entament ni la sincérité, ni la fraîcheur, et il n’y a pas d’émotions de l’âme qui s’accordent plus volontiers avec ces petites recherches. Elles nous choquent surtout quand elles viennent du dehors et de loin. Les jeux de mots, l’abus des métaphores, déplaisent souverainement à l’esprit français : en est-il de même des jeux d’esprit et des antithèses? Pour comprendre notre pensée, qu’on veuille bien comparer le commencement de la canzone Chiare, fresche e dolci acque avec la gracieuse imitation qu’en a donnée Voltaire (21). Si l’on met en balance la fraîcheur incomparable du texte italien avec l’élégance et les oppositions de mots et d’idées de son traducteur, on verra de quel côté est l’apprêt et l’étude des effets de détail.
Sans réduire la langue à une sorte d’indigence comme on le fit plus tard, Pétrarque fut le plus musical des poëtes. La poésie lyrique italienne de la première époque doit ses différents genres à la musique, non à l’arrangement capricieux des rimes et de la mesure. Il est permis de croire que la canzone fut le cadre le plus savant formé sous les doigts de ces artistes populaires autour desquels la foule s’assemblait dans les rues. Dans ses strophes, qui sont quelquefois de vingt vers, des repos habiles sont ménagés. Le plus souvent elle croise entre elles un certain nombre de rimes qui, forçant l’oreille d’attendre plusieurs vers avant d’être satisfaite, communiquent au rhythme (sic) la lenteur et la majesté. Quelquefois sept rimes différentes composant la strophe, et ne retrouvant que dans la strophe suivante leur écho, tiennent l’oreille si longtemps en suspens qu’il est impossible d’imaginer comment ces rhythmes auraient pu s’imposer au goût des auditeurs sans le secours de la musique. La sextine, sestina, répète non seulement la rime, mais le mot lui-même, à la distance d’une strophe. Voilà pour les genres les plus élevées. Après le sonnet qui tient le milieu et dont les règles sont inflexibles, viennent la ballata et le madrigale, bien différents de ce que nous désignons par ces noms. La première, dansée et chantée tout à la fois, au moins dans le principe; le second, court, léger et facile, nous représentent ce que les poëtes ont conservé des chants populaires, de ces canti, de ces maggiolate ou matinées de mai, par lesquelles il était d’usage de célébrer les belles Florentines quand, à la saison du renouveau, on venait planter devant leur porte un arbre fleuri. Plus tard, en perdant le souvenir de leur origine musicale, ces divers genres étaient condamnés à vieillir. Mais au quatorzième siècle tout poëte était musicien. Dante reçut peut-être des leçons de musique de ce Casella qu’il place au pied du mont du purgatoire : habile, suivant Boccace, dans l’art de l’accompagnement comme du chant, il fréquentait sans doute la boutique du luthier Belacqua, qu’il nomme au Ve chant de cette même cantica. Pétrarque avait aussi son luth, qu’il laissa en héritage à un ami; à l’Italie il laissait les vers qu’il avait mesurés et chantés sur les cordes harmonieuses, et l’historien Philippe Villani nous apprend que les airs et les paroles du chantre de Laure étaient sur les lèvres de tous les Florentins (22).
Un moment Pétrarque sembla vouloir lutter avec la gloire de Dante : c’est dans les Triomphes, sorte de vision philosophique et morale dans le goût du Roman de la Rose qu’il a connu et dédaigné; conception froide où il a cru que son style brillant suffirait à lui donner la victoire sur son illustre devancier. En s’essayant ainsi dans le cadre d’une épopée allégorique et dans la forme du tercet dantesque, il a quitté son véritable terrain. Vaincu par le sommeil, le poëte, comme son illustre devancier toscan, comme la plupart des écrivains de son siècle, est spectateur d’une vision qu’il raconte. Les tableaux qui la composent sont les triomphes successifs de l’amour sur la faiblesse humaine, de la chasteté sur l’amour, de la mort sur la chasteté.; et ainsi de suite il raconte les victoires de la renommée, du temps, de l’éternité. De cette description qui ne porte sur rien de réel et de vivant, la seule partie intéressante est celle où il interroge Laure déjà morte sur les sentiments secrets qu’elle avait pour son poëte. Elle contient l’unique aveu qu’il ait plu à Pétrarque de mettre sur les lèvres de Laure. On la trouvera au deuxième chapitre; car ce nom, capitolo, était donné dans l’usage à une série de tercets. Il est permis de penser que l’auteur ne croyant pas lui-même être parvenu au succès qu’il s’était promis, ne voulut pas achever cet ouvrage.
L’école de Pétrarque fut la plus durable et la plus stérile de toutes celles qui régnèrent dans la poésie italienne. Elle commença du vivant du poëte et donna de bonne heure aux femmes, encouragées sans doute par le caractère de cette poésie, le signal de grossier les rangs. Bien que Tiraboschi doute que celles du XIVe siècle « aient assuré sur leur tête le laurier poétique », on en trouve trois qui connurent et suivirent l’exemple du maître. Une surtout, d’une noble famille de la province d’Urbin, Giustina Lievi Perotti, lui adressa un sonnet curieux :
« Je voudrais, ô maître, élever mes ailes vers le but où le désir m’invite, et après la mort demeurer vivante avec un lustre de célébrité et de vertu.
Mais le lâche vulgaire qui, cédant aux bas instincts, marche dans la voie de l’erreur, comme digne de blâme me montre au doigt, parce que je m’efforce de parvenir aux eaux sacrées d’Hélicon.
À l’aiguille, au fuseau, comme à ma véritable gloire, non au laurier, ni au myrte, il veut que j’aie l’âme toujours occupée.
Dis-moi donc, toi qui par un plus droit chemin vas au Parnasse, noble esprit, devrais-je donc laisser une si digne entreprise? »
On dit que ces vers provoquèrent de la part de Pétrarque une réponse contenue dans le sonnet VIIe qui commence par ces mots : La gola, il sonno… (23).
La poésie, grâce à l’auteur du Canzoniere, se confond tellement avec l’amour, que longtemps ces deux choses qui souvent s’excluent n’en firent qu’une, et peut-être au détriment de l’une et de l’autre. Les académies où l’étude de Pétrarque, les commentaires sur Pétrarque, les vers à l’imitation de Pétrarque, devinrent comme l’unique occupation, furent des sociétés où l’on ne parlait que d’amour, et qui se croyaient consacrées à la glorification de ce sentiment. De là la plupart des noms bizarres qu’elles se donnaient. « Comme beaucoup estiment que la fin des académies est l’exposition des poésies amoureuses, et, ajoutant foi à tout ce qui se dit en l’honneur de l’amour et des sujets amoureux, ont conçu des opinions bien fausses, j’ai trouvé utile de parler du vrai but des académies, et je dirai ce que je crois vrai de l’amour… » (24). Ainsi parlait, à la fin du XVIe siècle ou au commencement du XVIIe, Lorenzo Giacomini, le même qui avait le courage de prononcer dans Florence l’éloge funèbre de Tasse. C’était une seconde preuve de vaillance non moindre que la première. Durant le XVe et le XVIe siècle on fut plus pétrarquiste que Pétrarque, puisqu’il serait aisé de recueillir dans celui-ci de nombreux passages où il confesse que l’amour de Laure ne lui a pas tout à fait servi d’échelon pour s’élever à l’amour de Dieu. Tout le monde en Italie et souvent à l’étranger affecta d’aimer Laure. La liste de ses admirateurs s’enrichit du nom d’un roi de France, un nom bien inattendu, celui de François 1er. François 1er pétrarquiste! Il est vrai que cette épithète ne désignait pas au XVIe siècle ce qu’on entend aujourd’hui, et qu’elle s’appliquait à ceux qui n’employaient que des mots trouvés dans Pétrarque. Quoique cette condition ne fût pas aisée à remplir, elle tirait moins à conséquence. C’est Tassoni, appelé Petrarchomastix, qui commença au XVIIe siècle la réaction contre le chantre de Laure. Mais il ne réussit pas à détruire tous ses autels, et ce qu’il put démolir de cette gloire, ne tourna qu’au profit de nouvelles idoles beaucoup moins dignes. Pétrarque régna sur le goût et sur l’intelligence italienne jusqu’au temps où Dante devait reprendre son premier empire. La nécessité de suivre un modèle et l’impossibilité de le choisir ailleurs que dans le centre de la pure langue italienne, fit toujours des deux grands Florentins comme les deux tyrans de la poésie.
Notes
(1) Seniles, X, 1.
(2) Epistol. Ad Poster. – Nous empruntons ce texte et plus d’un autre à l’ouvrage intéressant de M. Mézières, Pétrarque, étude d’après de nouveaux documents, Paris, 1868. Ces documents se trouvent surtout dans le recueil complet des lettres de Pétrarque par M. Fracassetti, publié à Florence, 1859-1863.
(3) Seniles, X, 1.
(4) Famil., X, 3.
(5) Première partie, canz. XII, strophe 2.
(6) Elle était à la bibliothèque du Louvre incendiée en 1871.
(7) De Contemptu mundi, dial. III.
(8) Prose florentine, Lezioni, t. III, p. 10 et suiv.. Firenze, 1728.
(9) « Amasse Lauram au lauream te dixerim? » (Paul Jove, Elogia doct. miror.)
(10) Quando fro l’altro donne ad ora ad ora. Sonnet X.
Nous suivons l’ordre traditionnel, non celui qui a été introduit par le professeur Marsand, et emprunté dans la traduction de m. le comte de Gramont, Paris, Charpentier, 1842.
(11) Lucchesini, Antologia de Florence, novembre 1822.
(12) Œuvres complètes de Milton,